PARTIE III : l’Asile des derniers jours PEPI, regarde moi (7)

laura-lanthrax

roman


L'assiette déborde. Elle n'a rien mangé. Des empreintes de doigts signalent un jeu éphémère. Le regard vide interroge encore la réalité. Si par chance, la pluie frappe les vitres, il y aura encore une chance d'échapper au silence. J'avoue mon entière incapacité à dialoguer avec elle. Elle reste des heures dans son lit, sans regarder nulle part, je suis payé pour la surveiller d'au plus près, c'est-à-dire pour ne lui laisser aucune chance de s'évader ou de mettre fin à ses jours. Ils veulent la garder vivante mais je me demande qu'elle sorte de vie elle a ici, et quelle possibilité elle a d'envisager d'en finir à jamais. Depuis son entrée à l'asile, les assistant se succèdent, je ne suis encore que le cinquième, mais je pressens moi aussi la lente et terrible répulsion qui un jour mettra un terme à ma volonté de poursuivre cette surveillance forcée, pourtant payée au prix fort.

On raconte qu'elle a été violée, qu'elle a avortée, qu'elle a fuie en Angleterre, qu'elle s'est liée à une certaine Monica, qu'elle a gâchée sa vie, sa carrière, sa réputation, qu'elle mérite d'être ici, qu'il ne faut pas lui en vouloir, qu'il faut apaiser les dernières années qu'il lui reste. Mais elle est encore très jeune, et je me demande si on ne compte pas abréger son existence sur Terre, pour faire de Pépi un souvenir lointain et éphémère, une gentille image des fêtes au château.

Le magnat débarque sans crier gare et me demande de sortir, il ne reste que quelques minutes, le temps de bien comprendre la situation, la même que la dernière fois, Pépi allongée et pratiquement muette, méconnaissable dans un pyjama trop grand pour elle, de couleur bleue, yeux baissés, paupières lourdes et bleutées elles-aussi, le bleu est ma couleur dit-elle chaque jour, je suis le ciel dans la bergerie, ce genre de choses, incorrectes ou mystérieuses, codées peut-être, mais personne ici ne s'intéresse à déchiffrer la parole des internés, on les laisse à leurs cauchemars, à leurs visions prophétiques, on ne s'imagine pas qu'il y ait un secret ou une piste au trésor derrière chaque parole proférée, excepté lui, le magnat, le richissime homme d'affaire, si il vient presque chaque jour c'est pour comprendre, à la lueur d'indices débités avec parcimonie, il veut sa rédemption, il vieillit et pour la première fois, il y a en lui comme quelque chose de la culpabilité, du désaveu ou du désamour comme on veut, il reste quelques minutes pour l'entendre prononcer parfois une syllabe ou un mot, et cela nourrit maintenant sa journée, il rentre avec ça dans sa poche et va rejoindre une de nos anciennes gloires, Marion l'alcoolique, à qui il rapporte le rébus du jour, mais elle est incapable d'y voir clair, noyée comme toujours dans un parfum de vapeurs qui rend sa logique chaque jour plus incertaine, au point qu'il se demande comment il va s'en sortir avec elle aussi, et puis si après tout il ne va pas l'associer à Pépi, il préfère dire associer plutôt qu'interner, il apprend lui aussi les codes du langage, il en a maintenant si bien intégré les rouages que sa conversation peut parfois paraitre déroutante, il me dit chaque jour une phrase prétentieuse, à laquelle je ne dois pas répondre, je dois seulement être là et attendre la parole divine, je note des phrases comme : le souvenir obstrue la saison des archers, la marque des grands c'est la pâleur cadavérique des vautours, la raison c'est le gouffre des lendemains apatrides, …Je ne lui en tiens pas rigueur, j'écoute et je note, cela peut m'être utile après tout, un jour, une nuit, où j'aurai décidé moi aussi d'apposer sur le papier mes fragiles pensées, mes conseils pour les générations futures, mes histoires insolites, mes secrets les plus profonds, j'aurai l'affront de faire siennes ces phrases incompréhensibles et d'oublier cette chère Pépi, pour me concentrer sur mon succès et ma notoriété, j'aurai l'apparence du génie dans les souliers du faussaire, je relèverais le défi de l'arrogance et du mensonge pour mieux me fondre dans mes habits de petite bête fragile mais si intelligente, si respectable, si…

Mais je renonce. Il ne suffit pas d'être écrivain pour le devenir. Je reviens vers Pépi, j'émerge d'une nuit ouatée où l'apparence de la grandeur s'apparentait à la barbarie. Je reste debout derrière la porte et j'écoute leur silence commun, jusqu'au moment où elle prononce la phrase délirante, j'ai développé des facultés auditives inattendues, pas besoin de coller mes oreilles à la porte, je suis derrière la porte et j'entends distinctement les mots qui s'enchainent à un rythme languissant, en résumé nous avons tout le temps de noter lui et moi la clameur de vérité, puis il quitte précipitamment la pièce, me bousculant presque, je ne feins même pas d'être là, tout proche derrière la porte, comme si j'écoutais, il ne m'en fait jamais la remarque, il sort brusquement sans un mot, mais je devine aussitôt son impatience d'en finir, il sort prendre l'air quelques minutes puis revient à ma portée, il sait où je suis, je n'ai pas bougé, devant la porte, immobile, perdu dans mes rêves, incapables du moindre geste, j'attends là qu'il revienne, c'est comme cela depuis l'arrivée de Pépi, ou juste un peu après, le temps que les choses se mettent en place, le rituel de la phrase prononcée, il est là devant moi, absolument brûlant, les yeux rivés sur moi, le front ruisselant et froncé, les lèvres tremblantes et remarquables, bleutées dans la chaleur de l'hôpital, comme si il allait s'évanouir, il postillonne, il éructe, et les mots sortent de cette bouche vieillie, j'écoute sans trop entendre, je ne fais pas attention, j'ai déjà la phrase qui me revient en mémoire, c'est plutôt la recherche d'une confirmation, j'essaye de savoir si la phrase qu'il prononce correspond bien à celle que j'ai entendue auparavant, prononcée par Pépi dans sa chambre, chaque jour différente, chaque jour plus incompréhensible.

Je comprends qu'il devienne fou lui aussi, j'ai une prédisposition à saisir la révolte prête à éclore chez les êtres fragiles, je sais par avance à quoi m'en tenir, la réaction en chaine des évènements saccadés m'apparaissent généralement clairement et sans nuances, de sorte qu'à peine le début du spectacle commencé, je suis déjà dans la chute annoncée, inexorablement conscient de l'enchainement des pour et des contre, mais au final, il n'y a qu'une seule solution, l'histoire n'est pas bancale, elle avance d'un pas certain, avec un début et une fin, et j'ai toujours eu la désagréable sensation d'être né pour la conclusion, non pas pour apercevoir les hypothèses ou les conditions de possibilités du monde à venir.

Je lui suggère d'acheter un objet et pourquoi pas un animal en peluche, pour lui tenir compagnie, quelque chose de correcte, à la fois en taille et en couleur, ni trop grand ni trop petit, ni trop coloré ni trop terne, il trouve l'idée intéressante et souhaite en parler à Marion, parce que biensûr, si cela peut aider il faudra s'entendre sur le choix le plus approprié, il n'en a aucune idée, il prétend qu'il reviendra demain avec sa décision, ou plutôt celle de Marion, il se permettra me dit-il encore de me solliciter pour faire l'achat, car de cela aussi, il ne sait comment s'acquitter, il ne peut raisonnablement pas se rendre dans un bazar et demander un jouet, c'est pourquoi après réflexion, il préfère d'ors et déjà me confier la tâche d'acheter l'animal, il abuse de son pouvoir, comme il l'a toujours fait, il abandonne l'idée de demander encore une fois à Marion, il prétend maintenant qu'il veut rendre cette mission plus facile, puis il me fait tenir la promesse de n'en parler à personne, j'imagine que son autorité naturelle, largement déclinante, serait encore une fois discutée si on apprenait pas hasard qu'il délègue des choix qu'il appelle du premier degré, concernant son premier cercle, mais déjà il se dit que justement cette Pépi n'est rien d'autre qu'une lubie qui passera bientôt, et une lubie ne demande pas de décision personnelle, une lubie on l'abandonne pour une autre, pour ainsi dire au premier venu, il regrette déjà d'avoir dit oui, il n'a pas à se compromettre dans pareille situation, il finit par marmonner que si je veux lui acheter une peluche que j'achète une peluche, pourquoi lui avoir demandé, il n'a que faire d'un animal en peluche, comment avez-vous eu l'affront de me demander, maintenant il élève la voix et cherche à m'intimider, vos réflexions gardez les, votre air infaillible effacez le, vos yeux au ciel fermez les, contentez- vous de vous occuper d'elle, finalement vous êtes encore pire que les autres, je ne demande pas mieux que de me débarrassez de vous, il accuse mon minable train de vie, ma respectabilité de façade, il est calme mais au fond il voudrait me frapper, il rentre précipitamment dans la chambre, la regarde quelques instants, puis ressort en me glissant un peu d'argent dans la poche. Nous n'en parlerons plus.

Quand je rentre, ils sont déjà à table, ils ne m'attendent pas, ils sont charmants sans moi, je les embrasse chacun leur tour dans un silence pesant mais ma fatigue m'interdit de clamer ma rancune. Elle se lève et me ramène une assiette réchauffée et qui déborde des restes de la veille. Je trace moi aussi avec mes doigts dans l'assiette un signe inconnu, comme un enfant impoli qui recule d'une manière déraisonnable le moment où il devra, c'est un ordre, engloutir jusqu'à la dernière miette de ce repas improbable. Je n'ai déjà plus faim, j'aperçois alors au milieu du morceau de viande comme une image de pachyderme bleu, s'ébrouant devant moi, et cherchant à me persuader de son authenticité. Je ne cherche pas à me justifier et je repousse l'assiette au milieu de la table. Le silence est plus pesant encore, jusqu'au moment où ils décident de disparaitre dans l'autre pièce, en claquant les portes. Seul, je regarde fixement l'animal et lui promets sa liberté. Le choix est fait, ce sera un éléphant bleu. Elle l'appellera phanphan.

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