Partir - Tahar Ben jelloun

ridwaned

Ceci est un compte rendu de lecture écrit pour mon blog.

J'ai fini de le lire il y a une semaine. Je l'ai lu lentement. Ce roman contient tellement d'éléments, de personnages, de vies entrelacées les unes dans les autres que le lire trop rapidement serait une erreur. C'est un roman à apprécier doucement, en faisant des pauses plus ou moins longues pour y réfléchir. Réfléchir, parce qu'il s'agit véritablement d'un miroir que l'auteur nous tend.  Sous couvert du thème de l'immigration de jeunes marocains en Espagne, c'est de la quête d'identité dont il s'agit vraiment. Nous pouvons tous nous y voir dans ce miroir. Tahar Ben Jelloun écrit sur la jeunesse, sur son irrésistible besoin de s'éloigner du connu, du familier pour entrer dans l'inconnu et se construire à travers des idéaux et des rêves. Il écrit sur le désenchantement de la jeunesse, comment il est facile de s'oublier, de perdre son identité, comment, après être parti, il faut enfin revenir. Ce roman donne la parole à ces jeunes qui partent sans regarder en arrière. C'est un roman à plusieurs voix qui sonne comme un cri de désespoir.

Cette irrésistible envie de partir

Azel, le personnage principal du roman, est un jeune diplômé de Droit qui se retrouve au chômage. Il vit à Tanger et passe ses journées à déambuler dans les rues, à s'asseoir dans des cafés et à se distraire dans les bordels. Il vit une routine épuisante. Il lui est impossible de trouver du travail sans tomber entre les mains des islamistes toujours enclins à lui faire des propositions ou sans rejoindre le réseau de trafiquants de kif de la ville.  Azel n'a qu'une idée en tête: partir. Partir loin de ce Maroc qui ne lui donne aucune chance de s'en sortir sans se salir les mains avec de l'argent facile. Quand on lui demande de définir son pays, voilà ce qu'il répond:

”[…] au Maroc, il faut faire comme tout le monde, égorger de ses propres mains le mouton de l'Aïd-el-Kébir, épouser une vierge, passer des heures au café à dire du mal des gens, ou dans le meilleur des cas comparer les prix des dernières voitures allemandes, parler de la télé, arrêter de boire trois jours avant et après le ramadan, cracher par terre, essayer de passer avant les autres, intervenir sur tout, dire oui quand on pense non, et ne pas oublier de ponctuer ses phrases par un “y a pas de problème”, makayene mouchkil, et puis rentrer le soir après avoir bu quelques bières avec les copains, s'installer devant la table et s'empiffrer comme un cochon. Pour bien finir la journée, ce cochon se mettra au lit et attendra que sa femme termine de ranger pour la pénétrer, mais elle tardera un peu, il finira par s'endormir en ronflant.”

En voulant partir, Azel cherche à s'éloigner de cette règle de l'uniformité et de l'hypocrisie qui le poussent à la médiocrité. Chaque jour, il entend passer les bateaux qui viennent de l'Espagne. Cela semble si facile de partir. A peine une vingtaine de kilomètre à franchir et il sera libre. 

Une prostitution de l'identité

Azel réussit à obtenir un visa, cette chose si convoitée! Mais à quel prix? Il arrive en Europe et découvre que la réalité est très différente de ce qu'il avait imaginé. Il entreprend alors d'écrire une lettre à son pays dans laquelle il exprime ses doutes et ses peurs:

"Aujourd'hui est un grand jour pour moi, j'ai enfin la possibilité, la chance de m'en aller, de te quitter, de ne plus respirer ton air, de ne plus subir les vexations de ta police, je pars, […] je suis prêt à changer, prêt à vivre libre, à être utile, à entreprendre des choses qui feront de moi un homme debout, un homme qui n'a plus peur, qui n'attend pas que sa soeur lui file quelques billets pour sortir, acheter des cigarettes, un homme qui n'aura plus affaire à Al Afia, le truand, le salaud qui trafique et corrompt, qui ne sera plus le rabatteur d'El Haj, ce vieillard sénile qui tripote les filles sans coucher avec elles, […] qui n'aura plus besoin de montrer son diplôme pour dire qu'il ne sert à rien, […], je me dirige vers d'autres lieux muni d'un contrat de travail […]"

"Cher pays ,

Me voici loin de toi et déjà quelques chose de toi me manque; dans ma solitude, je pense à toi, à ceux que j'ai laissé là-bas, à ma mère surtout. […] Je veux arrêter de penser à toi, à ton air et à ta lumière. Tu sais, du Maroc on voit l'Espagne, mais la réciproque n'est pas vraie. Les Espagnols ne nous voient pas, ils s'en foutent, ils n'ont que faire de notre pays.”


Azel se rend compte petit à petit que partir n'était pas qu'un rêve, partir n'a pas résolut ses problèmes. Il a trouvé un travail certes, mais ce travail lui coûte son identité et sa santé mentale. Miguel, un riche espagnol, lui a proposé un travail d'assistant personnel et Azel accepte y voyant une échappatoire. Miguel est amoureux d'Azel. Petit à petit, Azel se rend compte que son travail est de se prostituer. Il doit répondre aux désirs de Miguel. Commence alors pour Azel la descente aux Enfers. Cette bisexualité forcée le dégoûte. Il essaye alors d'aller au bordel aussi souvent que possible pour ne pas totalement perdre son hétérosexualité.

"J'ai honte. Je ne me sens pas fier de moi… Ô cher pays, si tu voyais ce que je suis devenu! Je ne cesse de me chercher des excuses, des arrangements pour me justifier. Je ferme les yeux chaque fois que Miguel me touche, je m'absente, je lui laisse mon corps, je pars faire une balade, je simule, je fais semblant, et puis je me réveille, je me lève et j'essaye en vain de me regarder en face dans le miroir. Ma honte est si grande."

Azel se déteste lui-même et déteste Miguel. Il se rapproche peu à peu des immigrés de sa ville. Il s'aperçoit alors qu'il n'a pas vécu une vie normale d'immigré marocain. Il se sent perdu et décide de se détacher des richesses et des fastes de la vie de Miguel. Il s'agit pour lui de se rapprocher de ses compatriotes marocains vivant dans la misère et dans la clandestinité. C'est une manière pour lui de s'éloigner de son rêve d'Europe et de revenir vers les siens. 

La victoire de l'Imaginaire

Si “Partir” est un roman réaliste, son dernier chapitre “Revenir” est écrit comme un conte et laisse place à l'imaginaire. Des personnages, que l'on connaît ou pas, embarque sur un bateau magique dans le but de revenir vers leur pays natal. Il n'y a pas d'indice sur le temps et l'espace, comme le dit le capitaine: "Je n'ai aucune idée du temps et encore moins de l'espace."

Tout ces personnages sont des immigrés. 

"Le vent du retour les porte, ils vont sans se poser de question, sans se demander ce qu'il leur arrive. Ils croient que le destin est là, dans cette marche, les tirant vers la terre des origines, les ramenant vers le pays des racines, […] Ils prennent la route, tête haute, poussés par un vent de liberté, un souffle chaud. Ils sentent que c'est le moment, l'heure. Une saison pour eux, rien que pour eux, pour tous ceux qui ont souffert, pour tous ceux qui n'ont pas trouvé leur place. Ils ont tout laissé derrière eux, sans rien regretter, ont déjà oublié pourquoi ils avaient émigré."

Un personnage en particulier apparaît comme une métaphore de tous ces immigrés. Il s'agit de Moha, l'homme-arbre, arrêté par les agents de la Guardia Civil qui lorsqu'on le secoue:

"Des feuilles tombent de ses branches, ce sont des feuilles encore vertes, des cartes d'identité de plusieurs pays, des cartes de toutes les couleurs, des passeports, des papiers administratifs et quelques pages d'un livre écrit dans une langue inconnue. De ces pages des milliers de syllabes sortent soudain, volent en direction des yeux des agents et finissent par les aveugler. Puis les lettres forment ensemble une banderole sur laquelle on peut lire “La liberté est notre métier.”

Dans ce dernier chapitre, à travers la symbolique des mots et la métaphore des immigrés représenté par l'homme-arbre Moha, Tahar Ben Jelloun tente de nous montrer que les mots et l'écriture seuls n'ont pas de frontière. La liberté est le métier des mots et de leur assemblement. Par l'écriture, l'auteur offre à ces personnages une autre réalité, où l'imaginaire leur permet de revenir au plus près d'eux-même. 

Chose promise, chose due. Que vous ayez déjà lu ce livre ou pas, j'espère vous avoir donné envie de le lire ou de le relire. 

Bonne lecture!

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