Pas Chiante

huguesc

Un type dont le père décède, et qui gère comme il peut cette perte, accompagné de près ou de loin par celle qui l'accompagne...

-          I am sorry for your loss.

Elle avait prononcé ces mots en se tenant derrière moi, elle debout et moi assis, posant la main sur mon épaule. Elle n'avait rien dit d'autre et immédiatement, ça m'avait énervé. Elle arrivait là, avec une expression bateau exempte de chaleur, et sa maîtrise du français maintenant presque parfaite, après ces quelques années de vie partagée avec moi en pointillés. Bien sûr, il y avait sa main, mais le compte n'y était pas.

Je tenais encore le combiné, avec, au bout du fil, la compagne de mon père qui, digne et robuste, venait de m'apprendre son décès. Je m'attendais à cet appel. Cela aurait pu être hier ou la semaine prochaine. C'était aujourd'hui par ce joli matin de mai, et elle n'avait rien d'autre à me dire que « I am sorry for your loss ».

On s'était rencontré au cinéma, elle prof d'anglais au collège et moi menuisier. On s'était plu et on baisait comme des dieux. J'aimais sa taille et sa pulpe, ses seins parfaits et son appétit pour le sexe. J'avais un penchant affirmé pour sa fente qui coulait comme une source, cachée dans le soyeux de sa toison. On vivait chacun de notre côté, mais on finissait immanquablement par se manquer et on se retrouvait alors, ou chez elle ou chez moi, pour une baise royale, toute une nuit ou bien un weekend entier. Elle avait presque gommé son accent mais je l'avais encouragé à le garder. Elle était drôle et savait se moquer d'elle-même et de son utilisation souvent hasardeuse des faux-amis propres à la langue française. Je garde en mémoire, après l'amour, son « tu peux me passer ton pull, s'il te plait, tu sais que je suis frigide », alors qu'elle était en feu dès que je m'approchais d'elle. On avait beaucoup ri. C'était là qu'on avait commencé à disserter sur le langage, la précision des mots, les onomatopées d'un continent à l'autre, et tous ces petits détails qui nous amusaient beaucoup.

Elle n'était pas étrangère à mon rapprochement avec mon père. Il y a quatre ans, je lui avais présenté lors des obsèques de maman.  Cette épreuve m'était trop douloureuse pour que je l'affronte seul : la distance froide de mon père, sa compagne semblant plus affectée que lui, et le simple fait de savoir ma mère disparue, avaient fini de me convaincre que sa présence s'imposait. Il m'avait dit, alors qu'elle était à mon bras :

-          Elle est cool, ta copine, elle n'a pas l'air chiante.

Ne pas être chiante, c'était de la part de mon père, qui s'y connaissait en femmes, le plus beau compliment qu'on puisse recevoir. Elle m'avait regardé et m'avait dit :

-          Chiante, c'est “pain in the ass”, n'est-ce pas ?

Mon père et elle, avec d'ailleurs de grands rires déplacés pour l'événement, avaient échangé ensuite sur le fait, assez drôle il est vrai, que « Big red », c'était une marque américaine de chewing-gums à la cannelle, et que, chez nous, c'était un vin de mauvaise qualité. J'ai cru un moment que mon père allait essayer de me la piquer, mais finalement, elle lui avait expliqué qu'au lit, un gars comme moi n'avait pas son pareil. Les relations étaient devenues cordiales depuis, et même bien plus. La sagesse de l'âge sans doute, et la clairvoyance de sa compagne aussi, avaient fait de mon père et moi des complices pressés de rattraper le retard. Se dire tout ce qu'on n'avait pas su se dire depuis vingt ans était devenu urgent.

Elle avait plu à mes potes immédiatement. Yann, un soir m'avait pris sur le côté et m'avait dit :

-          Putain, un grand cheval comme ça, ça doit tirer à mort !

C'était vulgaire, et il le savait, mais c'était vrai. Sans tout vouloir ramener au sexe, elle et moi c'était l'entente parfaite et c'était le ciment de notre relation. On prenait la vie comme elle venait et on ne faisait aucun plan à long terme. Se retrouver, s'adonner à un « royal fuck » comme elle disait, continuer d'explorer les possibles des corps, apprendre, elle le français et moi l'anglais, c'était tout ce qui importait.

Puis il y eu ce coup de fil il y a deux mois :

-          C'est le pancréas, m'avait dit la compagne de mon père.

Il n'y avait pas besoin d'en dire plus. Avec le pancréas, ça avait le mérite d'être assez clair : il fallait finir de rattraper le temps perdu, se résigner, pardonner et se préparer, lui, et nous autour de lui. S'assurer que la douleur serait supportable. Feuilleter l'album souvenir et se raconter encore ces histoires qu'on s'était déjà racontées mille fois. Ça allait aller vite. C'était inutile de tenter l'acharnement thérapeutique.

Ma prof d'anglais m'énervait donc aujourd'hui parce qu'elle n'avait rien à m'offrir d'approprié comme réconfort. C'était saugrenu dans le contexte de lui en vouloir. J'aurais dû avoir l'esprit accaparé par tout ce qui m'attendait de formalités : les coups de fil à donner à ma sœur et mon frère (- tu es l'ainé, c'est sur toi que ça va tomber, tu sais, m'avait-dit mon père juste après la nouvelle de sa maladie connue), l'organisation, le choix de son costume et la fermeture temporaire de mon atelier le temps que tout cela se gère, ou plus simplement, et avant tout,  cette douleur si singulière. Mais étrangement, la seule chose qui me venait à l'esprit, à cet instant de l'annonce de sa mort, c'était l'excès de ses « I am sorry ». Toujours désolée. « I am sorry » pour tout. Il y avait au moins chez nous, dans la langue française, cette demande de pardon. Elle était juste désolée pour le faux-pas commis, et ce « I am sorry »-là, celui qu'elle venait sincèrement m'exprimer, sans doute aucun, m'énervait. C'était celui de trop.

-          C'est bon, j'ai besoin d'être seul ! Et arrête d'être désolée pour tout et pour rien !

A sa réaction, je vis son désarroi. Assez vite, ses yeux se remplirent de larmes. Elle s'était reculée, avait joint les mains autour de son nez comme pour endiguer ce barrage lacrymal. Les femmes sont vachement sensibles.

Elle s'éclipsa sans plus rien dire, sans claquer la porte. C'était, sur le moment, ce qu'il me fallait.

Elle me manqua assez vite les jours suivants et je me surpris à vouloir qu'elle soit plus près de moi, peut-être pas à mes côtés, mais derrière moi plutôt qu'au fond du funérarium, très classe en noir, le jour de la crémation.

Quand la cérémonie fut terminée et les invités repartis, je pris quelques instants pour rester là et parcourir le livre d'or. Il y avait beaucoup de gentillesse, beaucoup de regrets aussi, consignés là. Mon père, ce conquérant,  devenait ensuite et presque à chaque fois un fugitif… Je ne lui ai jamais ressemblé sur ce point. Je fermai le livre. J'esquissai un sourire et je décidai de l'appeler.

-          Tu sais de quelle couleur est le livre d'or ?

-          …

-          Gros et rouge…

-          Je suis meilleure au lit que dans les moments difficiles, tu sais, et j'ai moi aussi fait l'expérience de la mort de mes parents. J'ai souvent pensé à ces instants ces derniers jours. On se sent tellement seul. Seul avec sa colère, sa rage, sa peine, sa détresse…

-          N'en parlons plus. Je vais être maladroit et excuse-moi par avance : j'ai juste trouvé que « sorry for your loss », c'était un peu limite… J'aurais aimé que tu trouves autre chose, plus personnel, moins banal.

-          Je sais. Mais contrairement aux autres circonstances, c'était exactement ce que je voulais dire. Je suis désolée pour ta perte. La tienne. Ta mère est partie. Puis ton père maintenant, mais ça, tu t'y étais préparé, et nous aussi d'ailleurs. Ce que je voulais dire, c'est qu'avec la perte de ton père, tu n'es plus l'enfant de quiconque. Tu es le « next in line ». Et la perte dont je te parlais dans cette expression toute faite qui te déplaît tant, c'est que tu viens de perdre pour de bon ton enfance.

 

Il y eut un long silence. Elle prononça mon prénom comme on pose une question, mais j'avais déjà raccroché.

Un peu sonné, je me suis retrouvé seul assis au fond du funérarium. Un des gars, celui des deux qui avait le moins la tête de l'emploi, me remis une urne. Avec cette urne sur les genoux, le silence dans la pièce et la lumière douce de fin d'après-midi qui passait à travers un vitrail avec lequel tout le monde était d'accord, je mesurais la fin de ce chapitre - la disparition de mon père, l'absence de mon grand cheval, et la suite, qui restait à écrire. C'était abrupt. Moi qui était assez adepte des transitions douces, je me sentais seul et assez désemparé sans trop savoir quelle suite à donner à tout cela.

Il y avait ce qui était et ce qui n'était plus : il avait fallu attendre que mon père soit dans cette urne pour que je le tienne dans mes bras. Un peu trop tard. On n'avait jamais été très démonstratifs, lui et moi.  Il y avait surtout qu'il était parti. Pour de bon. Et là, la démonstration était indiscutable.

Tout le monde attendait dans le jardin au soleil. Il y avait des copains à mon père qui chantaient : un des leurs avait sorti une guitare et jouait des morceaux de Brassens appropriés. Ça lui aurait plus. C'était sans doute un peu tard aussi…La tristesse n'était pas encore là pour certains ou bien était déjà partie pour d'autres. Dans mon cas précis, je n'aurais su dire. Je m'imaginais assez bien vivre prochainement des montagnes russes émotionnelles. Ce qui m'était évident, c'était qu'elle me manquait.

« I am sorry for your loss »…Il y avait plus de perte dans cette phrase que ce que j'avais imaginé.

Ce n'était pas sa fougue ou son accent qui me manquaient, ni sa mappemonde tatouée sur l'arrondi de son épaule. C'était juste ses grands yeux qui lui mangeaient le visage, ses yeux qui savaient tout dire et qui nous dispensaient de mots. Dans ces circonstances, il m'aurait suffi de les croiser pour être protégé de ce sentiment de solitude qui avait déjà commencé à me ronger.

J'arrivais à cet âge où l'on réalise quand on a merdé, celui-là précisément où l'orgueil n'étouffe pas tout, pas encore, comme un lierre recouvrirait son mur. L'âge où l'on ne fait pas encore des circonstances de la vie des harpons impossible à retirer.

Il n'y avait pas de temps à perdre. J'appelai son numéro. Répondeur. Sa voix, reconnaissable entre mille. Bip sonore.

« Je suis plus désolé que toi, si tu savais. Je te demande pardon. Reviens-moi s'il te plait». Maintenant, attendre. Si possible pas trop longtemps.

Au loin dans mon dos, la bande de copains à mon père chantait  « Le testament », fort à propos : « Encore une fois dire je t'aime…encore une fois perdre le Nord ».

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