Pas si fort, s'il te plaît
Anouk Mathieu
Ses lèvres sont une promesse. Ses yeux noirs brillent comme deux boutons de bottines cirés par le désir, renfermant un mystérieux message à son attention.
Quand il tire les rideaux, elle est un peu surprise. Il choisit un moment de silence ou l'ordinaire vient d'être dit, ou une pause vient s'installer dans leur tête à tête.
Il vient à elle lentement et cette fois, avec lui, elle ne veut pas fuir. Curieuse, peut-être consentante. Elle tremble de l'attente, elle tremble de ce moment redouté où il posera sa bouche sur la sienne, de cet instant suspendu.
La première fois, si troublante.
Leur rencontre est déjà ancienne. Il lui a déjà très ouvertement signifié qu'elle lui plait. Elle se croyait même à l'abri d'une drague qui lui apparaissait franchement effrontée, compte tenu de son statut de femme mariée et qui plus est, de mère de famille. Il est fiancé à une autre.
Mais sa langue est chaude et lisse. Il ne fouille pas sa bouche, mais fait connaissance avec elle. Ses lèvres entre-ouvertes et veloutées glissent sur les siennes.
Elle apprécie, s'emporte dans l'étreinte douce et se laisse glisser jusqu'à lui sur le tapis du salon.
Elle chasse les culpabilités naissantes qui n'y peuvent rien, elle s'est préparée à cet instant. Il ne la regarde pas, ou peu, son corps est tendu comme une arbalète, ses caresses chastes et lentes. Il lui signifie son désir par un ou deux petits grognements qui l'attendrissent.
Sa peau est tellement douce. Elle sent les muscles de son visage légèrement saillants. Peu ou pas de poils drus sous ses mains « Lisse et douce, chaude et brune » se dit elle et elle sourit, à cette peau, le visage assoupli par les baisers.
Elle se croit déjà adultère, alors elle s'imagine l'instant d'après repentante. Il est aussi, imperméable, distant, aux aguets, curieux mélange de doux et de dur, de tendre et de tendu. Il se rétracte, contrôle mieux qu'elle la situation. Il se protège depuis bien avant ce moment précis même s'il ne se sent pas à l'abri du trouble.
Quand est ce que l'on recommencera ? lui demande-t-elle, joyeuse et dégagée en réajustant la ceinture de son pantalon.
Pas tout à fait conquise, mais fébrile.
Et ils recommencèrent.
Une certaine complicité s'est établie, une sorte de code. Du moins, elle est revenue et il l'attend.
Alors, ils parlent moins, s'embrassent presque tout de suite.
Elle se sent pourtant déjà moins ardente. Elle aurait voulu qu'il continue de lui faire la cour, c'est à ce moment qu'elle a senti monter en elle, une autre promesse.
Et puis, être désirée est plus amusant que répondre au désir de l'autre.
La consommation devient déjà pour elle bien moins érotique et elle la déçoit dans ce qu'elle avait de vaguement répétitif.
A présent, il ne s'intéresse plus à elle, ne cherche plus à ce qu'elle se livre, ne brusque plus ses secrets, ne se rapproche plus d'elle en douce, mais bien trop ouvertement à son goût.
Elle aurait tant voulu qu'il s'attarde à la conquérir, car elle ne l'est pas, même si elle le laisse faire, même si elle se laisse faire.
Elle voudrait tout recommencer depuis le début.
Un film dont le prélude serait le thème principal.
Elle ne revient pas pour reprendre la scène où elle en est restée hier, mais bien pour retrouver la magie du peut être, pour réitérer cet embrasement des sens avant le passage à l'acte qui n'est encore que possible et non probable. Pour se sentir désirable et non désirée.
Désirée elle l'est ailleurs, aussi, bien sûr.
Et elle cherche encore cet avant dans ce présent trop machinal et convenu.
Une seule phrase décapite définitivement son envie de lui.
Elle se sent terriblement frustrée et même trahie. Comment ? Il se prend pour un prince ?
Elle aurait tant voulu qu'il devienne irrésistible, qu'il ne la déçoive pas, qu'il se fasse convainquant. Au lieu de cela, il croit déjà la posséder. Malentendu. Tout ça pour ça ?
Elle s'allonge à nouveau près de lui, un verre d'eau à la main en guise de parade, mais il ne le voit même pas. Il l'attire à nouveau contre son ventre, la dégage de son alibi à ne pas se prêter au jeu et enfouit sa tête dans son cou.
Elle devient définitivement cynique. Elle l'observe frotter son corps lourd contre le sien et comprend que ce n'est pas elle qui échauffe ses sens mais le désir qu'il a d'elle… Elle aurait aussi bien pu ne pas être là. Elle se sent incolore, transparente, extérieure et tellement déçue. Il éjacule. L'humidité et la brutalité du jet ne l'ont pas surprise, mais elle pense alors que c'est typiquement masculin cette capacité à s'auto- suffire. Elle se trompe.
Elle, tout ce qui est l'autre la fascine. Les hommes sont fascinants. Elle cherche à les comprendre.
Là, vraiment commence le vieux couple, pense-t-elle en riant sous cape. Cet épisode représente la porte de sortie idéale à son humiliation.
Elle voudrait tant se sauver, chausser ses souliers, ne pas basculer, mais son désir encore en attente ne satisfait pas d'une partie perdue.
Elle se fait chatte, tendre.
- Ton mari, lui ne te donne pas de tendresse ? Il est contenté et dans sa vanité masculine il la croit également repue et en train aussi sûrement de s'attacher à lui.
Ce n'est pas un besoin de tendresse, mais le besoin impérieux et même fondamental refoulé au plus profond de son âme, du côté de la petite fille qui est restée debout en elle, qui réclame sa part.
Elle veut un amant pas un confident. « Je veux que cet homme m'emporte…. »
Son désir à lui est passée comme un envie, il ne la comprend pas, il devient distant, presque gêné.
Ils se retrouvent trois jours plus tard, dans l'après-midi, juste avant qu'elle ne se rende chercher sa fille à l'école.
Il cajole, il presse son ventre contre le sien, ses mains n'hésitent pas une seconde. Elle a juste passé la porte qu'il la couche sur le canapé.
Il s'enivre, en connaisseur, il prend la route différente des bavardages, il se prépare, il guette, il attaque puis marque une pause pour reprendre de plus belle. Il est prêt. Elle est prête.
Elle se coule dans ses mains, elle s'attendrit pour ne pas s'affoler et quémander son souffle sur sa bouche.
Elle détourne, elle retient, elle a peur et envie.
Elle le souhaite, l'attire à elle et le repousse pour observer la braise de ses yeux.
Elle veut de cet homme de tous ses rires et de toutes ses larmes, de toute sa force d'enfant crédule de tout son corps de jeune femme nouée. Il soulève ses hanches et l'attire entre ses cuisses. Elle a peur de se perdre, peut-on se donner sans se perdre ? Elle reconnaît la brûlure.
Après, elle se sauve, elle est en retard elle est fourbue de plaisir et il lui semble que c'est écrit sur son front.
Dans le bus les gens la regardent, les autres mères la regardent.
A la sortie de l'école, en se jetant dans ses bras, son fils lui dit qu'elle sent bon.
Il est toujours là, rusé, terriblement amical et dangereux.
Elle découvre au hasard d'autres rendez-vous et quand sa colère retombe qu'elle a de cet homme le goût du plaisir.
Le goût de l'autre qui fait partie de soi. L'évidence.
Il est toujours là quand elle l'appelle au téléphone. Disposé, disponible, menteur et gentil, terriblement attirant.
Elle le sait dangereux précisément à cause de cette légèreté dont il semble disposer au cours de ces conversations.
Jamais il n'a évoqué le premier la possibilité d'un autre rendez-vous. Il ne fait jamais d'allusion, ne lui demande jamais rien. Elle a maintes fois raccroché en se jurant qu'elle attendrait que ce soit lui qui demande à la voir.
Elle s'était même promis d'attendre que ce soit lui qui la rappelle. Mais en vain. Car alors, elle le croise à l'angle d'une rue et ses résolutions ne tiennent plus debout.
Son sourire est tendre, ses paupières se plissent, sa voix chuchote à son oreille alors que la ville vrombit autour d'eux. Ils se ne parlent pas pour s'entendre mais pour s'inviter. Moi je te prends, lui dit-il, moi je te veux, lui répond-elle. Elle retrouve l'équilibre.
Et la même piqûre au ventre la guide dans le labyrinthe de ses désirs. Elle rêve de se donner jusqu'à l'âme, enfin.
Il est mâle dans l'étreinte, entreprenant, souvent tendre, pénétrant sans brutalité, prometteur dans la passivité lascive qu'il affiche parfois. Tout entier dans ses gestes, concentré dans l'instant.
Elle se protège en se répétant qu'avec lui, l'intrus, le passager, l'intemporel, elle peut désirer avec ardeur et convoitise. Elle ne sait plus très bien où elle en est.
Combien pèse-t-il dans ma vie ? Le seul poids de l'interdit, de la découverte, de l'inhabituel ? Comme n'importe lequel de ces hommes qui marchent dans la rue ? Pense-t-il pouvoir me faire souffrir ? Le prétentieux.
Tout ce bruit, ce tintamarre, ce chaos en moi, pour rien ! Car je ne l'aime pas !
Aimer, l'alibi parfait de toutes les dérives humaines.
Mentir, tuer, tromper, trahir, empoisonner, détester, dériver, déborder, déguerpir, dégueuler, par amour !
La chair est-elle la couverture des sentiments ?
Elle est toujours là. Il la siffle et elle arrive quand même, peureuse, paniquée, attachée.
Il est intelligent, il connaît des choses, il vient d'ailleurs, il a une manière de lui parler de philosophie et de religion qui la séduit.
Elle cherche en lui la simplicité qui lui fait tant défaut à elle, les certitudes. Elle se tend pour se regarder dans le miroir qu'elle pourrait être.
Je dois partir, lui dit-elle. Il n'en est pas troublé le moins du monde, il la raccompagne, lui ouvre la porte, ne la regarde pas s'éloigner par la fenêtre.
Alors, elle traverse la rue sans se retourner. Son esprit est en feu. Pourquoi si peu d'amour pour moi ? Elle ne lui téléphonera plus, elle se le promet.
Elle est chez elle, déplace des objets, repense la décoration, agitée et indisponible. Elle fait couler le bain de sa fille, elle l'entoure de jouets pour mieux se consacrer à son amant intérieur sans crainte d'être retenue dans ses pensées.
Ces yeux noirs sont sur sa peau, ses mains sont sur ses épaules. Il lui sourit légèrement goguenard, intéressé. Elle décroche le téléphone appelle son mari. Elle range la chambre de l'enfant. Un enfant de lui ? Elle retourne au salon, évite les miroirs.
Il est absent. Ils travaillent au même endroit.
Quand le téléphone sonne, elle attend que ce soit lui. Un jour, deux jour … une vie.
Sa respiration courre dans sa poitrine, sa gorge est serrée, elle vomit aux toilettes les quinze cafés de la journée qui vont avec les cigarettes et les banalités du bureau…
Elle rentre chez elle, vaque à ses occupations obligatoires, est si fatiguée qu'elle se couche tôt, n'arrive pas à dormir, se repasse le moment où il l'enlace si tendrement avant qu'elle ne s'en aille, dans un geste spontané d'une tendresse d'amant et de d'amoureux doucement conjugués.
Peut-être suis folle ? Mais je ne l'aime pas.
C'est lui. Elle a composé son numéro. « Tu vas bien ? ». Il a l'air de se moquer de sa détresse. Elle lui fait le grand jeu, l'appâte, le love et le vampe. Il marche. Elle est sûre de le voir demain pour un dîner de travail. Il fait partie de l'équipe. On peut venir accompagnés, son mari gardera son fils.
Il est là avant elle. Sa compagne est quelconque. Elle veut se faire remarquer et ne quitte pas son chapeau alors qu'on mange une pizza assis autour de la table basse. Avec elle, il est admirable, lui passe l'eau, le pain, le vin, la serviette en papier, il ne lui coupe pas la parole, il la regarde dans les yeux, si elle est gênée il la rattrape, relance sa conversation, il l'aime ? Elle les observe.
Mais elle ne se laissera pas faire, brille, se fait belle, inaccessible, complice pour tous. Elle use de son charme, baisse la voix, s'indigne quand il faut, suivant le sujet de conversation, parle de son expérience, se montre fine, sensible, baisse la tête de côté, remet négligemment sa chevelure en place en prenant bien soin que cela reste d'un naturel sophistiqué, ou l'inverse.
La séance de travail se termine ils sortent ensemble de la salle, mais l'ascenseur est trop petit pour qu'ils y montent tous. La fiancée reste ave le patron, très intéressé. Ils sont l'un contre l'autre avec les autres. Ses lèvres murmurent « tu es belle » avec un regard qui explique qu'il n'est pas dupe. Elle sent une colère rougeoyante envahir son front, ses oreilles vont se craqueler sous l'effet de la température. Il monte dans un taxi avec l'autre belle. Il se retourne.
Elle planque ses yeux.
Demain, je le quitte. Et le ridicule de ses propos intérieurs finit de la noyer.
Il faudrait être : belle, spirituelle, sexy, désirée, désirable, tellement intelligente, disposée et jamais indisposée, disponible, distante, mais aussi légère et court vêtue, bonne cuisinière, déposer un baiser tendre aux enfants, tellement maternelle, libre, affranchie, arrogante, amoureuse, à pied, à cheval, en voiture, amincie, volontaire, à contre-courant, bonne nageuse, bonne à tout faire, bonne au lit, bonne avec son prochain, active, autoritaire mais analysée, à court terme, à court d'arguments, à court d'idées.
Si on s'enlise ma Lise, c'est de n'être plus ces deux tresses blondes qui battent le vent en courant après le chat.
Elle l'évite, les boyaux tordus mais l'air de rien, peut-être un peu plus apprêtée que d'habitude, elle soigne sa mise. On ne peut pas être malheureuse et sans intérêt.
Pas de café chez Perle avant le bureau, pas de temps mort pour lever le nez et tomber sur le sien à l'autre bout du couloir, pas de mensonge à son mari quand elle pleure dans ses bras, pas de dossiers communs, pas d'occasion furtive pour le frôler…..
Il sourit sans arrêt, elle répond à ses sourires.
Il part en mission : « Veux-tu que je te ramène quelque chose d'Alger? Quelque-chose qui te ferait plaisir ? »
Elle détourne la tête en agitant la main. Pourquoi ? Combien de temps ? Avec qui ? Toutes ces questions assaillent sa cervelle. Pourquoi tous ces efforts pour ne rien lui demander, comment faire sans sa voix, ses bras, ses jambes dans les miennes ? Il part et depuis des jours qu'elle fait semblant de s'en foutre.
Pourquoi pas de récompense à son attente ?
Sage, j'ai été sage, rien montré, rien demandé, rien laissé paraître, j'ai été exemplaire.
Son esprit tricote. Un je te laisse à l'endroit, un tu me quittes à l'envers. Il enfile son blouson, ramasse des piles de dossiers sur son bureau, elle baisse la tête, son sang bat dans ses tempes et jusqu'au fond de son ventre, l'attraper au passage, le retenir, pour lui parler, elle se jetterai sur lui comme une sauvage, le supplierai de l'emmener, lui dirait qu'elle ne peut pas se passer de ses yeux, de ses gestes de sa langue de ses silences… qu'elle sera sa chose, son esclave d'amour dévouée et silencieuse, qu'elle saura lui donner envie d'elle, qu'elle lui lavera le corps entier sous une eau brûlante, qu'avec des onguents elle le massera des heures entières, qu'elle éteindra les lumières pour deviner chaque frémissement de son âme, qu'elle surprendra son désir là où il se cache.
Il lève la tête et la surprend le regard fixé dans sa direction. Il s'arrête un instant de s'agiter ; il la voit intensément, il prend le couloir moquetté qui conduit à ses yeux, elle décroche le téléphone, compose n'importe quel numéro, rentre la tête dans les épaules, il arrive, il est debout devant elle, elle fait mine de ne pas le voir puis relève la tête en ayant l'air le plus anodin possible :
- Tu t'en vas ?
- Je prends l'avion demain matin, j'ai encore les plans à retravailler et mon sac à faire. Veux-tu venir prendre un thé à la menthe quand tu auras fini ?
Sa tête tourne, elle a chaud, sa bouche est sèche, elle regarde alentours incapable de soutenir son regard à lui. Son regard noir et luisant, il n'est pas ironique, il a même presque l'air suppliant, elle sent qu'il voudrait qu'elle accepte. Son air est doux.
- Je viendrai à toute à l'heure. Il l'embrasse aux commissures des lèvres, elle le mordrait tellement elle en est heureuse et ferme les yeux. Quand elle les ouvre il est parti.
Elle n'est pas allée au rendez-vous, ne le revit plus et eut un autre enfant.
Il est mort une nuit de février, comme quinze autres villageois égorgés dans un bled du sud de l'Algérie.
L'air est chaud. Elle adore. Son corps retrouve une liberté, une existence et une consistance. L'été, elle a envie de peau, elle se sent, elle est dense et légère, elle se sent belle, le désir prend toute sa maturité dans ces tenues qui dévoilent la chair. La chaleur lui va bien.
Elle a envie d'amour, d'être belle, d'être forte, d'assumer sa féminité, sa douceur, son optimisme. L'été lui rend la vie, elle peut même la trouver formidable certains jours.
Mieux qu'une note, laissez moi votre impression sur un ou plusieurs de mes textes !
· Il y a plus de 8 ans ·Anouk Mathieu