Passage

8vally8

Depuis bientôt deux heures, je l’attends. Assise à cette table à l’autre bout de mon monde. Je l’attends depuis tellement longtemps. Chaque minute me semble être interminable et je scrute l’horizon, je scrute cette plage. Et s’il ne venait pas ?

Je l’attends, comme chaque jour depuis dix jours. Depuis que mon corps et mon cœur se sont enfui loin de ma vie, de mon mari, de mes enfants. Mais qu’elle femme suis-je pour abandonner ce qui m’est le plus cher au monde pour un regard, un seul regard de lui, encore ?

Je suis là, assise à cette table, j’ai froid. Le vent balaye la plage, me pique le visage et brûle mes yeux. Mes mains se réchauffent sur une tasse de café brulant, je regarde autour de moi, je suis là seule en terrasse. J’ai froid, et pourtant je brûle d’impatience. Il viendra je le sais, comme chaque matin. Bientôt je vais l’apercevoir au loin, marchant sur cette plage déserte, lentement, les mains dans les poches, les cheveux au vent. Souvent il passera la main dans ses cheveux et secouera lentement la tête avant de s’emmitoufler de nouveau dans son écharpe écrue, les mains cachées dans sa veste kaki. Doucement, il continuera sa marche au bord de l’eau, les yeux perdus au loin comme s’il cherchait à voir l’invisible.

Des bourrasques ramènent sur mes lèvres l’air iodé des embruns de la mer et je passe gourmande ma langue sur mes lèvres. J’écoute le bruit du silence, les vagues s’écrasent violemment déposant leurs écumes blanches et leurs coquilles vides. Sur la balustrade, un troupeau de mouettes plumage gonflé se déchirent pour quelques miettes de pain, la terrasse de l’hôtel est vide, je suis seule face au grand vide et je l’attends. Une peur panique m’envahit peu à peu et s’il ne venait pas, si d’un coup comme ça il avait fait ses valises, s’il était repartit ? Non c’est impossible, ça n’aurait aucun sens !

-          Un café s’il vous plait !

Immédiatement mon corps se contracte, je reconnais cette voix dans mon dos. C’est lui ! Je sens déjà les effluves de son parfum quand son corps me frôle doucement en s’excusant pour venir s’installer deux tables devant moi. Il est là et je vois en panoramique tout ce qui m’a attiré ici loin de Paris, loin de ma vie. Le serveur dépose sa tasse de café et j’en profite pour d’un signe de la main en commander un troisième.

Mon dieu que cet homme m’attire ! Je le regarde sans pudeur. J’aime tout de lui. Doucement il déchire le sachet de sucre et le verse dans sa tasse, puis le tourne délicatement. Ses mains sont belles, elles semblent si douces, ses ongles sont parfaitement taillés. Des mains faites pour un métier que j’imagine déjà loin des chantiers, des mains faites pour l’amour aussi. Il est là devant moi, contre toute attente. Le vent balaye ses cheveux blonds et lisses, et laisses entrevoir un nez légèrement retroussé et un profil doux et fort à la fois. Il m’impressionne, je me sens si petite et pourtant je ne me suis jamais senti aussi femme.

-          Madame, Madame…

Le serveur me ramène à moi, tandis que l’homme relève la tête et m’observe à son tour. Nos regards s’accrochent et mon ventre se tord de mille sensations. J’ai soudainement chaud et je ne peux me résoudre à fuir son regard. Je voudrais pouvoir le sentir encore, le toucher. Une chose étrange en lui encore, comme il y a dix jours dans la rame de métro m’emprisonne et me consume toute entière. Pas besoin de mots nos corps communiquent et s’attirent comme deux aimants. Il est là, il me sourit et moi je ne peux m’empêcher de pencher doucement la tête sans jamais cesser de le fixer. Je sens ma bouche se dessiner et mes yeux se plisser légèrement, je rougis et instinctivement je pose une main sur ma bouche comme pour lui cacher mon émotion. Je suis pétrifiée, je voudrais pouvoir me reprendre, me donner un minimum de contenance ou me donner toute entière. Plus je veux me sortir de lui, plus je m’enfonce en lui.  Perdu dans son regard, je sens qu’il m’envahit et lorsque doucement il se lève et s’approche de moi je sais alors que je suis perdue ou plutôt non que je me suis trouvée justement. En silence, il me tend la main et je sens ses doigts se refermer sur les miens. Au contact de sa peau, mon cœur explose et s’emballe comme un cheval au galop et plus rien ne compte. Tout le reste est du décor, une histoire qui n’est pas la mienne puisque je viens juste de naître. Les mots sont inutiles, et je le suis dans les couloirs de l’hôtel.

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