Pavel

jonas

Nouvelle extraite d'un roman mêlant l'univers du cirque et celui du monde Gitan.

On ne devient pas circassien. On l'est à sa naissance. C'est ce que mon père répétait à l'envi, à qui voulait l'entendre, le tenant de son père, lui aussi le tenant du sien. Et moi-même je m'aperçois que j'use de plus en plus volontiers de cette maxime familiale, avec le temps. Mais je le fais avec une pointe de nostalgie et de désenchantement que ne connaissaient pas mes illustres prédécesseurs. Je dis illustres, car l'histoire du cirque dans ma famille remonte à la nuit des temps et se confond avec sa propre histoire. Le cirque de père en fils et filles de bonnes mères, tous issus des grandes peuplades des plaines du Caucase, grandes familles tziganes, russes, gitanes, italiennes et françaises. Toute la noblesse des arts du cirque est inscrite dans mon sang, celui de mes ancêtres, dans le feu sombre des yeux de mes enfants.

De combien de clowns célèbres, de dresseurs de fauves, de magnifiques jongleurs et d'intrépides acrobates, ma famille est-elle née ? D'une quantité innombrable. Pour ne citer que les plus grands, sachez que le célèbre Crayon Karandach, est de mes aïeux,  ainsi que Vitaly Lazarenko et qu'une branche de ma famille descend en droite ligne de Joseph Grimaldi, l'ancêtre de tous les clowns. Nous sommes affiliés au grand Bouglione en personne et Achille Zavatta, cousin de mon grand-père, me faisait l'honneur de son amitié, malgré notre grande différence d'âge. Ma famille est née du cirque. Née par lui, née pour lui. Maîtresse et servante des arts du jonglage, du mime et de la comédie, de l'illusion et de l'acrobatie aérienne. A défaut du dressage. Oui, car c'est bien ici que figure la pointe d'amertume, la Némésis d'un glorieux passé, passé que j'essaie avec peine d'incarner encore aujourd'hui.

Il me serait facile de vous en vouloir, d'en vouloir au public dont le désamour ces dernières années s'est cruellement fait ressentir. Ce serait oublier un peu vite tous ces instants de bonheur apportés en échange de notre travail. Peut-être n'avons-nous pas su saisir le bon moment, ou la bonne orientation. Peut-être ai-je fait des choix hasardeux, cru à votre retour, que notre brouille ne serait que temporaire, notre travail reconnu à la hauteur de notre engagement. Manifestement, je me trompais.

Mon père disait : « sans ménagerie, le cirque ne vaut rien et mieux vaut se trouver un autre travail ». Ô combien ce jour, cette phrase prémonitoire résonne cruellement à mon oreille. Longtemps j'ai cru pouvoir maintenir à flot la barque de notre petite communauté, mais il faut bien se rendre à l'évidence : notre temps est passé. Le cirque traditionnel est mort. Le public s'est détourné de nous, préférant un ensemble, une harmonie de tons que le cirque traditionnel peine à lui offrir. Je ne peux lui jeter la pierre. N'ai-je pas moi-même rêvé comme un enfant, les yeux brillants devant les spectacles du théâtre Zingaro ? De l'émotion brute, brutale, complexe et raffinée. N'ai-je pas quitté cette troupe le cœur en cendres et les larmes au bord des cils ? Notre temps est passé. Mon temps est passé.

 

         Comment le dire à ma femme ? Comment affronter le regard de mes enfants ?Et Nino, mon grand et cher Nino, comment lui annoncer ?

Vadoma, mon amour. La couleur de mes jours, le feu ardent de mes nuits. Vadoma qui apprit le trapèze par amour, mon illusionniste, la lumière de mes yeux. Vadoma. Jamais je ne pourrai. Jamais je ne saurai. Palko, Vedel, Andronika. Mon cœur, mon ventre, mon âme et tous les océans du monde, toutes les terres blanchies de mes aïeux. A vous, je laisserai le vide en héritage, j'arracherai de vos cœurs débordants de certitude, la flamme dévorante de la passion ? Je ne le peux. Je ne le puis.

J'erre à la nuit tombée dans les tourments de mon triste destin, effleurant la toile défraîchie de notre chapiteau, les cordages usés de trop de temps perdu. Auguste grotesque, je trace du bout de ma ballerine un trait à l'entrechat de mon désarroi, cherchant à saisir la magie de l'instant, du silence précédant l'écho des bravos, des vivats élancés, éclaboussant de leur lumière les projecteurs éteints, se mourant dans le sable blond de la piste aux étoiles moribondes. Je vois les gradins de jadis, ployant sous la foule, les cris et les rires, les yeux grands ouverts sur la vie, la peur, la joie. Les images sépia d'un temps qui fut, bien trop fugace, à l'impalpable chair.

Dans la nuit des origines, je déambule, scrutant le ciel, à la recherche d'une étoile clignotante d'espoir... vainement espérée, la pointe de notre chapiteau ne désignant qu'un ciel d'encre où nulle lueur ne point.

 

         Un air d'accordéon. Nino joue pour lui. Nino joue pour la lune, pour les lucioles et les hiboux, pour apaiser son âme et peut-être la mienne. Il fut un temps où une foule de gens massés écoutait religieusement ses envolées nocturnes. Mais les foules se sont dissipées et son accordéon n'est plus qu'une plainte, une supplique qu'il adresse aux cieux ou aux chats maigres errants, aux vivants en partance, aux morts en devenir. Nino joue pour la lune.

Je referme la porte de la caravane. Vadoma mon amour, tu souris des yeux, pose un doigt sur tes lèvres. Notre trésor immortel repose d'un sommeil divin : anges blonds et bruns couchés dans notre lit, qui bientôt gagneront ensommeillés leurs couches et je me loverai dans leur chaleur, leur odeur tendre et douce m'enveloppant comme un manteau : une étreinte d'amour. Et tu viendras à moi Vadoma : mon espoir, ma source, mon souffle de vie. Tu viendras m'enlacer de tes bras de cordes et de fleurs, murmurant dans mes cheveux les noms oubliés des anciens Dieux, les mots égarés des éternels voyageurs, des amants antiques, allongés dans le jardin fécond des premiers jours. Vadoma, je viendrai à toi. Vadoma, mon amour.

Mais ce soir il faut que je pense. Ce soir n'est pas un soir d'amour. C'est un soir de décision, d'espoir déçu et d'amertume sale. C'est un soir de labeur. Dans la roulotte de la caisse, je déploie les livres de comptes.  Avais-je besoin de ces idéogrammes comptables ? D'effleurer du doigt le glyphe désespérant de ma lente décadence ? De sentir encore l'inflexible rigueur de leur impitoyable graphie, soulignant l'indigence de notre état et toute l'immensité de mon désarroi ? J'eus pu m'en passer pour le repos de mon esprit. Mais l'honneur de mon âme, le sang bouillonnant de mes ancêtres le réclamaient. Demain sera la dernière. La plus merveilleuse, la plus grande, la plus belle des représentations. Demain, le cirque Tsakhur aura vécu.

         J'allume une cigarette. Sale habitude pour un trapéziste. Mais je fume en cachette. Une seule cigarette par jour. Le soir à la nuit noire. Assis sur le bord de la piste. Je fume. Par désœuvrement. Par désespoir. Et lorsque je rentrerai, Vadoma mon amour, tu feras comme si de rien n'était. Tu me prendras la main et la poser sur ton cœur. Vadoma. Mon amour.

Nino. Mon brave Nino. Mon ami de toujours. Tu t'assieds à côté de moi. Allume aussi une cigarette. Tu fumes. Avec ton teint gitan, ton grand anneau à l'oreille et tes yeux de chat. Tu fumes par mimétisme plutôt que par goût. Toi et moi. Nino. A la vie, à la mort. Nino, mon ami Nino. Quand je ne serai plus, veille sur mes enfants. Veille sur ma femme. Nino. Et veille aussi sur toi, mon ami. Mon double. Mon autre moi-même.

Je le connais cet œil. Tu as pris ton accordéon. Tu as raison. Joue Nino. Joue ! Joue pour moi, joue pour eux. Joue pour tous, joue pour ces gens qui ne viendront plus, joue-le ce chant d'amour pour celle qui n'est plus. Joue Nino. Joue ! Joue le ciel, joue pour les pierres, le vent et les marées. Joue pour le sourire et les festins. Joue pour la guigne et le destin. Pour le feu qui craque les soirs d'été. Joue pour le vin et pour l'amour. Joue pour les vieux et les putains. Joue. Joue pour la mort et pour les chiens. Joue Nino. Joue. Je ne serai plus rien demain.

 

         La première chose à faire le matin, c'est de vérifier les équipements de sécurité. C'est ce que tout bon directeur de cirque et acrobate de surcroît vous dirait. Je m'astreins à cette règle quotidiennement, retapant les ancrages du filet de sécurité, contrôlant les fixations des agrès. Et seulement après cette inspection et un échauffement rigoureux, je m'élance dans les airs. Nino, mon fidèle Nino surveille le tempo du balancement du second trapèze pendant que j'exécute les figures de base : ballant deux temps, demi-tour en passe simple, demi-tour piqué, passe-simple, passe-singe, avant d'attaquer les saltos et sauts périlleux. Le saut en double salto arrière, le plus risqué et le plus impressionnant est ma marque de fabrique, celui qui déclenche les murmures d'admiration. Vadoma, mon cœur et mes yeux, me rejoint après s'être occupée de nos amours, et nous enchaînons ensemble les figures. L'après-midi, les enfants travaillent à leur tour leurs numéros. Palko-le-clown répète ses passes de jonglage avec des quilles, des bâtons et des assiettes. Il devient chaque jour plus fort. Vetel en gymnaste accompli a intégré à son numéro des figures empruntées au cirque asiatique. Il excelle à cet art. Et toi, Andronika, ma ravissante, je ne connais pas de spectacle plus émouvant que celui de tes petits chiens dressés sur leurs pattes arrière, suivant le mouvement de tes jolies mains. Mon âme, ma chair, mon essence, Vadoma. Mon amoureuse. Tu fais naître des oiseaux de tes mains. Tu apparais et disparais à ton gré, révèle du néant des multitudes de foulards et de mouchoirs multicolores, des paillettes d'or empruntées aux prunelles de tes yeux. Et toi, Nino, le poète et vagabond éternel. Clown triste. Arlequin merveilleux de grâce et de profondeur. De ton accordéon s'envolent les rêves bleus des hommes, la couleur rouge des espoirs des femmes, l'innocente pureté des enfants dans le rêve. Ton regard a l'insondable humanité des sages de jadis. Il survole les gradins, s'échappant vers les immensités herbeuses des steppes de nos ancêtres, volant sur des chevaux de vent. Tu es pareil à l'aigle et le ciel est bien trop étroit pour tes ailes gitanes.

Il fut un temps où le cirque Tsakhur abritait des jongleurs de Perse et de Babylone, des funambules du Caucase, des magiciens d'Orient. Le soir résonnait du feulement des fauves, des barrissements des éléphants d'Afrique. Les perroquets de mille couleurs sifflaient et cancanaient, éblouissant le soir de leur jaseries sans fin. Dans ces soirs, Achille s'en venait, démarche de vieux lion à l'aura d'or et de poussière d'étoiles. Il s'asseyait dans le cercle, épaules contre épaules et la guitare chantait la folie et le meurtre, le feu et la beauté des femmes. Vieux clown sage d'un millénaire, il goûtait un instant fugace qui ne reviendrait plus, baignant dans la beauté d'une nuit suspendue. J'étais trop jeune alors, ou trop fou ou bien trop ambitieux. Je ne devinais pas le lent déclin, l'ombre des jours de lassitude qui se jouait des flammes. Il n'y a plus d'Orient et plus de Babylone, plus d'éléphant d'Afrique. Reste le bruit des chiens hurlant les nuits de lune. Les perroquets se sont tus. Achille s'en est allé.

 

         Nino l'a remarqué. Nino l'a vu. Le filet de sécurité. Usé jusqu'à la corde. Élimé, effiloché. L'angle droit ne résistera pas longtemps. Il cède à la pression de ma main. J'ai camouflé la rupture des torons à l'aide d'un morceau de ficelle. Nino le sait. Il n'a rien dit. J'ai tellement honte. Mais ce soir, ce soir les lumières s'allumeront, la musique des cuivres retentira, ce soir la magie du cirque opérera.

 – Approchez Mesdames et Messieurs ! Venez frissonner, venez rire et rêver ! Approchez, approchez ! Ce soir, les clowns sont impatients ! Venez ! Venez applaudir les jongleurs et les acrobates ! Mesdames-Messieurs, ce soir le magicien vous éblouira ! Approchez ! Approchez ! Le rêve est à portée de main ! Ce soir votre cœur explosera de vie ! Approchez ! Approchez !

 

         Les lumières blondes éclairent la piste aux étoiles et les artistes au sourire rayonnant, sont concentrés sur leurs numéros, avides de rires et de bravos. Vadoma. Ma magicienne, sublime de beauté. Des milliers de femmes sont nées, ont vécu et sont passées pour n'arriver qu'à toi. Tu es la quintessence de tout un peuple, sa beauté et tout son héritage. Tu es le cœur de toute chose, la raison et la vie. Tu es magnifique ce soir. Tu n'as jamais été plus belle. Je te regarde, tu le sais. Tes mains tremblent. T'ai-je si peu regardée que tu en sois ainsi troublée ?

Andronika. Belle comme ta mère, forte comme tes frères. Le cœur et le feu. Indomptable danseuse au pied d'airain et à la main de plume. Tu seras l'avenir, le désir des hommes et leur destruction. La pierre et la chaux de leur résurrection. Andronika, mon amour. Ne m'oublie pas trop vite. Palko, mon clown. As-tu été plus drôle que ce soir ? Écoute. Écoute comme ils rient. Peu importe leur nombre. Tu es beau Palko. Mon fils. Tes yeux sombres quêtent mon approbation. Palko. Mon fils. Tu l'as eue avant ta naissance. Au premier jour de ta jeune vie, je vivais déjà en toi. Tu seras celui qui rassemble, la mémoire de nos vies et de nos actions. La mélancolie sombre des jours éteints. Palko. Cette guitare qui était mienne sera ta voix dorénavant. Le chant mort de notre monde que tu t'obstineras à prolonger. Le dernier d'entre-nous. Palko. Mon fils.

Vetel au pas léger, le plus éloigné et le plus farouche de mes enfants. Tu aspires à la vie, au monde et au voyage. Tes cheveux blonds sont ta crinière et le bleu de tes yeux me sonde, soupèse mon âme et mon attachement. Je t'aime mon fils. Tu es la source et la naissance de toute chose. La pierre qui bâtit et qui fonde, le jaillissement d'un autre temps que tu plies à ta guise, la tête haute et le regard de fièvre. Vetel. Mon fils. Garde mon souvenir dans un coin de ton cœur. Quand l'âge à ton tour te saisira, tu auras pour moi l'indulgence d'un père. Mon fils, au cœur de fer et aux silences de bronze.

 

         L'heure est venue. Celle du frisson et des acrobates. Des esprits dansant sur fil, traversant l'abîme du pas léger des anges. Je m'apprête à monter à l'échelle. Tu me regardes, Nino. Ce soir, tu as été plus grand que jamais. Auguste à la noble tristesse, ton chant a touché le cœur de nos anciens Dieux. Ton accordéon pleurait des larmes d'amour et de pitié. J'ai pleuré à mon tour sur le bord de la piste. Mes larmes coulaient sur le sable blond. Nino. Le seul restant. Nino. Pas pour le gîte ou pour l'argent. Nino pour le cœur et les serments. Nino, l'ami trouvé, l'ami gardé. Le frère et l'ombre de mon âme tourmentée. Nino, je ne pouvais rêver de plus grande amitié. De plus grand amour d'homme et de cœur franc à mes côtés.

Oui, tu me regardes Nino. Et ce regard dit tout. Les ans et les espoirs. Nos rêves envolés. Nos cœurs d'hommes lourds de désirs secrets et de peines enterrées. Tu me regardes Nino. Et je monte à l'échelle.

 

         Cinq millions. Le contrat d'assurance. Cinq millions, en cas d'accident. Un nouveau départ. Un nouveau rêve. Je vous vois mes amours. De si haut. La barre du trapèze est si familière sous ma main. J'ai la sensation d'être né avec cette barre à la main. Je mourrai avec. Cela est juste. Je m'élance. Ballant deux temps. Un demi-tour en passe simple, en guise d'échauffement. Puis une passe Tchakev. Le choc dans mes paumes. La magnésie un peu sèche qui accroche. Et un retour demi-pirouette. Respirer. Vider. Inspirer. La barre. Le choc. Vider. Expirer. Expirer. Inspirer. Le souffle. La vie. Passe-planche pirouette, passe-pointe et passe-jarret salto. Je vole. Le temps en suspens et mon corps en suspension. Le choc dans mes bras et mes épaules. La lumière. Amour, joie, beauté. Je vous vois de si haut. Double-salto arrière. Il suffit de si peu, juste un quart de seconde de retard. Un peu plus d'élan, viser le bord droit du filet. Vadoma, mon amour. Tu as crié. Tu sais. Tu sais mieux que personne. Avant que les autres ne voient. Vadoma mon cœur et mon sourire. Je vis et je vole une dernière fois. Je sens l'air filer sur mon visage. Je suis porté par les esprits des morts et rien ne m'est pénible ou insupportable. Vadoma mon amour. Je vis une dernière fois et la lumière de tes yeux dans laquelle je me noie est de la couleur des cieux éternels.

Je ne souffre pas. Tu pleures Vadoma. Vous aussi mes enfants. Approchez-vous. Approchez. Toi aussi Nino. Mon ami. Mon frère. Mon autre moi-même. Le rideau tombe sobrement. Le spectacle est terminé. Il n'y aura pas de parade ce soir. Pas de trompettes éclatantes faisant retentir leur note cuivrée, pas de cymbales et de tambours dans la nuit. Cette nuit sera la nuit du deuil et des sanglots.

Mais demain. Demain le spectacle reviendra...

 

Demain, Mesdames-Messieurs, vous verrez les clowns. Vous verrez leurs nez rouges et leurs petits chapeaux. Demain, vous verrez les jongleurs et les acrobates. Demain. Mesdames, Messieurs. Vous applaudirez les magiciens et les musiciens. Approchez. Approchez. Le spectacle continue.

Approchez. Approchez. Le cirque est revenu.

 

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