Pélerinage

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Jean est un homme droit. Il va découvrir à la retraite ce qu'il en coûte parfois de rester fidèle à ses principes.

Parfois, il faut oser dire « non », avouer qu'on s'est trompé, qu'on n'a pas pris le bon chemin. Mais Jean a toujours été très fier. Pas le genre d'homme à faire marche arrière. Il a toujours considéré ce trait de caractère comme une force, Jean.

Tout au long des soixante-huit ans qu'a duré sa vie jusqu'à aujourd'hui, cette fierté l'a conduit à être considéré par les autres comme un homme droit, quelqu'un sur qui on peut compter, dont la parole a une valeur. Quelqu'un de fort. Un homme, un vrai. Et Jean, il a toujours aimé que le monde le perçoive ainsi. Le monde en général et Marie-Arnould en particulier.

Ils se connaissent depuis toujours Marie-Arnould et Jean. Ils ont usé leurs fonds de culotte sur les bancs de la même église, communié pour la première fois le même dimanche.

Quand Jean a commencé à nourrir des pensées impures à l'égard de Marie-Arnould dont le charme grandissait à mesure que sa jupe rallongeait, c'est l'oncle de la jeune fille, prêtre de la paroisse, qui l'a confessé. Peut-être même ce prêtre a t'il un peu oublié le secret de la confession et n'est il pas complètement étranger aux fiançailles que préparèrent les parents de Jean et de Marie-Arnould quelques mois plus tard.

Trois années de fiançailles. Plus de mille délicieuses nuits au fil desquelles Jean eut tout le loisir d'imaginer la douceur que ce serait de se réveiller chaque jour de sa vie aux côtés de celle qui allait devenir sa femme. Nous l'avons déjà dit: Jean est un homme de principes. Pas une fois au cours de ces trois ans il ne songea à une autre femme que Marie-Arnould. Quand son corps se rappelait à lui, il enfilait une paire de tennis et allait courir dans le parc de la maison familiale.

C'est ainsi, doté d'un corps d'athlète et la tête haute, qu'il marcha jusqu'à l'autel en ce beau samedi du mois de juin 1968. Fier de ne pas faire partie de cette jeunesse décadente qui entraînait la France dans la chienlit et terrorisait ses habitants. Fier d'être bientôt chef de famille.

C'est à ça qu'il pensait Jean quand, sur le bateau qui les éloignait de la demeure familiale où s'étaient déroulées les noces, il enlaça Marie-Arnould pour la première fois.

Et toute sa vie se déroula au diapason de cette sublime journée. Une vie délicieuse et sans surprise, bercée par la naissance de ses douze enfants et quelques succès dans l'entreprise familiale. Une belle vie bien remplie.

Malgré tout, l'heure de la retraite ayant sonné, quelques ajustements à cette vie bien réglée furent rendus nécessaires.

Quelques petites choses- oh! de toutes petites choses- lui furent révélées lorsqu'il passa pour la première fois toutes ses journées à la maison.

Parlait-elle autant au début de leur mariage, Marie-Arnould? Fourmillait-elle ainsi d'idées toutes plus absurdes les unes que les autres?

A force de l'entendre ainsi disserter sur des choses qui n'avaient pas le moindre sens pour lui, il prit le sage parti, qu'avait pris son père avant lui, de ne plus prêter l'oreille au flot continu de paroles de sa dulcinée. Pour la bienséance, il ponctuait simplement et à intervalles réguliers sa logorrhée de petits grognements d'approbation.

Et la vie reprit son cours tranquille selon ces nouvelles modalités.

Jusqu'à Noël dernier.

C'est juste avant la messe de minuit, parmi leurs vingt-quatre enfants et beaux-enfants et leurs cinquante-quatre petits-enfants réunis qu'elle professa:

« Ca m'émeut cette dernière messe avant notre grand départ! »

Marie-Arnould avait-elle perdu l'esprit? Pensait-elle connaître la date à laquelle ils seraient rappelés à notre Créateur?

Jean sentit que quelque chose lui échappait. Il décida de faire une entorse à ses nouveaux préceptes de vie et de tendre l'ouïe à ce que dirait Marie-Arnould à ses filles sur le trajet qui les menait à l'église.

Bien lui en prit.

C'est ainsi, en laissant traîner l'oreille, qu'il apprit qu'ils partaient tous deux dès le lendemain pour un pèlerinage de mille huit cents kilomètres vers la Bosnie-Herzégovine.

Marie-Arnould en avait, d'après elle, longuement parlé avec lui. Elle confia tout de même sur le chemin à sa fille aînée que Jean n'avait pas paru des plus enthousiaste mais ne s'était cependant pas opposé à son projet. « Tu connais ton père » avait-elle conclu.

Jean passa toute la messe à essayer de comprendre comment il avait à ce point pu ignorer ce qui se tramait sous ses yeux. Sans y parvenir. Mais peu importait. Il était et avait toujours été un homme de confiance. Impossible d'avouer à sa femme qu'il ne l'avait pas écoutée une seule fois au cours de ces derniers mois et qu'il n'avait aucune envie de partir en Bosnie en plein hiver. Jean était un homme droit. Il assumerait.

Jean accusa tout de même le coup et fut à deux doigts de mettre fin à toute une vie de droiture et de principes quand, au fil du déballage des cadeaux au pied du sapin, il comprit, découvrant gourde, sac à dos, bâton et grosses chaussures, que ces mille huit cents kilomètres, ils allaient les parcourir à pieds.

Combien de journées cela représentait-il mille huit cents kilomètres à écouter son moulin à paroles d'épouse, sans livre, sans journal, sans aucun échappatoire?

Cette nuit de Noël, pour la première fois, Jean éprouva combien il est difficile d'être un homme droit, un homme qui ne trahit pas sa parole.


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