Pèlerinage

jean-baptistelp

Un homme marchait de Conques à Rocamadour.

Un homme s'en allait, de Conques à Rocamadour. C'est le chemin de Compostelle, le chemin de Charlemagne, li grant emperor, comme dit la Chanson de Roland. Notre homme pourtant ne s'en allait pas sus le Sarrasin. Quoique ? Il en est des ennemis intérieurs comme des ennemis extérieurs : qui n'affronte pas les premiers sera confronté, tôt ou tard, aux seconds. Arrivé la veille à l'abbaye Sainte Foy de Conques, il avait vénéré pieusement les reliques de la pucelle, dans sa statue mystérieuse, couverte de cabochons et sertie de mille pierres précieuses d'une eau que ne surpassait que celle des petits torrents qu'il avait franchi depuis son départ du Puy en Velay. Là aussi, il avait fait ses dévotions à la Vierge noire, s'était allongé sur la pierre magique que les Celtes déjà respectaient, avant que la foi chrétienne ne lui donne son vrai sens : c'est en mourant que l'on renait. Au reste, il était sorti, ensuite, au petit matin, par le grand escalier qui isseoit de la Basilique. Il eût dit du ventre d'une mère parturiente qui lui donnait naissance ! Il avait traversé d'une traite l'Aubrac et la Margeride. Notre homme n'était pas sujet à la superstition. Pourtant, avant d'arriver au gîte de l'Homme, il n'avait pu retenir quelques frémissements d'effroi, à la nuit tombante, sous une pluie entêtée qui n'avait cessé depuis le matin : les arbres craquaient dans la pénombre, depuis que le vent s'était levé. La Margeride n'est certes pas le Gévaudan, mais qui savait si quelque homme bourru, retranché du monde, n'avait pas réintroduit le loup dans cette contrée ? L'époque est fameuse en doux écologistes qui s'avèrent, eux-mêmes, des loups pour l'homme. Ce qui n'était pas le cas de notre héros. Car, pour lui, il était doux comme un agneau. Fragile. Enfant, il avait été retiré à ses parents, livré à des bourreaux qui l'avaient prémuni de grandir comme les autres hommes : durs, fiers, orgueilleux, vantards, narcissiques - j'en passe, chères lectrices et chers lecteurs, et pas des meilleurs. Il fallait que ça cesse ! Et c'est ainsi qu'il s'était retrouvé sur le chemin de Rocamadour ! Où nous venons de le rejoindre ! Il gravissait la falaise rude qui permet de quitter la cuvette de Conques. Nul doute que le nom de Conques venait de la Coquille. Au moment de sonner la cloche de la chapelle à flanc de côte, il eût comme une vision : une femme venait à lui, blonde, les cheveux aux vents, elle dévalait la pente dans l'autre sens. Il fut instantanément séduit. Ses yeux bleus ravissants dégageaient une expression de tendresse et de douceur, celle-là même dont il avait toujours manqué. Il s'arrêta, figé par la vision. Ce visage ! Il eût comme l'impression de l'avoir toujours connu. La jeune femme lui attrapa la main, avant qu'il ait eu le temps de saisir la corde de la cloche. Ensemble, ils étaient rentrés dans la chapelle ! - Ne sonnes pas, lui dit-elle, se faisant soudain caline. Elle se rapprocha de lui jusqu'à se lover contre son corps fatigué. Il eût un mouvement de recul, mais elle était féline comme une panthère et s'accrocha à ses épaules. D'une main, elle lui caressa le dos : - Restons un instant en silence. Comme il est doux d'être à deux. Tu vas à Compostelle ? Moi, j'en reviens ! - Je ne sais pas si j'irai jusqu'à Compostelle. Rocamadour, c'est déjà bien, non ? - La vérité est au bout du chemin, répondit-elle. Puis, après un soupir : - Il faut toujours tout faire jusqu'au bout ! Si tu ne vas pas jusqu'au bout, c'est comme si tu n'avais même pas commencé. Tes bourreaux te reprendront. Tu redeviendras leur esclave. Est-ce cela que tu veux ? Comment cette sylphide qu'il ne connaissait pas quelques minutes encore avant s'était-elle immiscée dans sa vie au point de sembler en connaître jusqu'aux détails les plus douloureux ? D'où venait-elle ? De Dieu ? Ou du diable ? Pourquoi allait-elle en sens inverse ? Était-il vrai qu'elle revenait de Compostelle ? Il regarda : elle était fraîche comme le matin, propre, sans bagage ! Il eût un nouveau mouvement de recul. Elle s'agrippa ! Un froid le saisit. Qui était-elle ? Il eût envie de crier. Mais comme d'habitude chez lui, le son mourut avant que d'être né au fond de lui. Il s'affaissa. Mais, comme il tentait de se retenir à la corde qu'il saisit de sa main, la cloche sonna brutalement. - Qu'as-tu fait ?, s'effraya la jeune femme, et elle se mit à trembler, desserrant l'étreinte qu'elle lui imposait ! Il en profita pour se redresser. Sonna la cloche à toute volée. La jeune femme s'enfuit, comme elle avait apparu, prestement ! Le jeune homme remit de l'ordre dans ses vêtements qu'elle avait désordonnés. Il tenta de reprendre ses esprits. Mais il était profondément troublé. Il était évident que cette femme ne venait pas de la part du Bon Dieu, pour ce qu'il en connaissait. Elle ne l'eût pas empêché de sonner la cloche. Elle ne se fut pas agrippé à lui de cette manière insistante. Pourtant, elle était jolie. Il y avait en elle, au-delà du mal qu'elle avait incarné pour lui à l'instant, une détresse indissimulable. Il n'avait pas pu ne pas le voir. Brrr, frissonna-t-il, en décidant de se remettre en marche. Comme il est compliqué de discerner dans les évènements qui nous arrive ce qui vient de Dieu et ce qui vient du diable, se disait, tout à trac, notre puceau. Il leva les yeux vers le ciel, dégagé, bleu bordé de quelques nuages blancs et rapides. Le vent soufflait un peu sur le plateau. Il était heureux. Il arriva à un croisement. Le chemin semblait devoir quitter la route, mais des inconnus avaient ajouté une flèche qui suggérait de poursuivre, en vantant un accueil présumé chaleureux. Il flaira sans peine l'arnaque : on en voulait à son portefeuille. Il suivit le droit chemin. C'est là qu'il réalisa soudain, comme une évidence, que la jeune femme qu'il avait rencontrée – ou la vision – mentait. D'abord, elle était toute propre : pour une pèlerine, c'était extravagant ! Puis, il réalisa aussi qu'elle n'avait pas de bagage : c'était incongru. Enfin, elle était très jeune, et son comportement lascif, agrippant, n'allait pas avec la sagesse qu'elle professait. Tout cela le fit rentrer en lui-même : il s'était relevé dans la chapelle comme un dormeur se réveille, après le dernier songe de la nuit ! Or, il savait d'expérience que non seulement ces songes matutinaux sont les plus forts, mais aussi qu'ils sont les plus significatifs ! Il résolut de tirer au clair ce qu'il venait de vivre ! Il se rappela, alors, qu'il était entré dans la chapelle dédiée à Sainte Marie Madeleine pour s'y reposer quelques instants avant de repartir. C'était encore le matin – il était parti à l'aube -, et il s'était mis à prier. Mais le sommeil l'avait gagné, repris, en plus du froid qui l'avait engourdi. La sylphide n'était donc qu'une vision. Une illusion. Une apparence trompeuse et mensongère. Elle singeait la sagesse. Elle ne l'était pas. Elle était, au demeurant, bien trop jeune. Ragaillardi d'avoir ainsi dévoilé les mensonges et les illusions de ce rêve matinal, il releva la tête, regarda en avant, et, allègre, poursuivit son chemin, l'esprit paisible. Mais, on ne se débarrasse pas si facilement du démon, qui n'a de cesse de vouloir nous prendre dans ses rêts. Il était l'heure de déjeuner. Une chapelle, à nouveau, au bord de la route, offrait ses marches au pique-niqueur : il accepta leur proposition quoique un peu austère. A peine était-il assis qu'une femme en sortit. Celle-là était âgée, environ la cinquantaine. Elle avait l'air pieuse, de cette piété qui fait fuir. Toujours fourrée dans les églises, récitant force prières. Mais pour la charité, rusée comme le diable là aussi. Prompte à donner, mais non sans espoir de retour. Elle l'invita à déjeuner : - Pèlerin de Compostelle ? Venez à la maison ! Je vous invite. Comme il n'avait pas beaucoup à manger, il céda. À peine entré chez son hôtesse, un effroi le saisit. Il y avait des images pieuses partout. C'était trop ! Pour lui, du moins ! Il s'excusa, dit que, finalement, il avait assez à manger, qu'il voulait avancer pour arriver à la prochaine grande ville avant la nuit. Et il s'arracha à ce temple privé ! Ouf, souffla-t-il, une fois dehors. Mais qu'est-ce que ce chemin ? Je croyais profiter de la campagne, mais pour les rencontres, désormais je me méfierai ! Il voulut rentrer dans la chapelle : elle était ouverte. Au milieu du chœur, une statue de la Sainte Vierge : il cria vers elle intérieurement. À l'instant même, la Vierge ferma et rouvrit les yeux, d'un air de compréhension. Ouh la, se dit-il. Qu'est-ce que ce chemin où il faut se méfier des hommes, de soi, et pas des statues ? Voilà qui est bien étrange ! Quel monde est le réel ? Il reprit sa marche. À nouveau, le soleil brillait. Les oiseaux chantaient la tiédeur de cette belle après-midi d'automne. Comme il était heureux de s'avancer ainsi à travers le grand champ de la vie nouvelle. Mais voici que s'amorçait la descente sur la grande ville où il avait prévu de passer la nuit. Quelle aventure allait lui arriver, ici ? Il résolut de se tenir sur ses gardes. On ne l'attraperait pas là ! Pas plus que depuis ce matin ! Non mais ! Sa résolution n'était pourtant pas si assurée. Il se savait désormais un peu naïf. Comment s'y prendre dans cette grande aventure qu'est la vie ? Car c'est bien elle qu'il désirait de toute son âme. Cette vie qui lui avait tant manqué jusqu'ici.

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