Pen - Chapitre Trois

Je me souviendrai toute ma vie de ma rencontre avec Pen. C'était le 30 septembre, nous avions rendez-vous au Dolly's. J'étais anxieux ce matin-là. Les six mille dollars étaient prêts, je l'étais beaucoup moins. J'allais rencontrer un tueur à gages et cela m'inquiétait. Dans le miroir, je me suis longuement observé et j'ai longuement réfléchi. J'ai pensé ne pas y aller. J'ai voulu tout arrêter avant qu'il ne soit trop tard. Puis je me suis rasé.

Il était neuf heures, les rues étaient animées. Il faisait frais mais pas froid. Je marchais les mains dans les poches, vaguement concentré sur mon trajet. Hier, j'avais étudié le chemin pour aller au Dolly's. Ce n'était pas loin de chez moi. Je n'avais même pas de rue à traverser. Je suis passé devant le Starbucks et devant le bijoutier. A ce moment-là, j'ai sorti ma main gauche de ma poche et ai regardé mon alliance. Je n'avais toujours pas réussi à l'enlever.

Dans le Dolly's, je me suis installé sur une banquette. Les serveurs étaient peu nombreux. L'un d'entre eux m'a alors indiqué qu'il allait venir s'occuper de moi. Je me suis calé contre le dossier et ai attendu. J'en ai profité pour observer les clients. Growney m'avait dit que l'agent serait là avant moi. A ma gauche, une jeune fille d'à peine dix-huit ans remplissait une grille de sudoku tout en répondant à ses messages. Un chocolat chaud fumait devant elle. Non loin de moi, un homme de mon âge buvait son café en lisant le journal. Ce pourrait être lui, Pen.

Growney m'avait répété au moins quatre fois que Pen était le meilleur élément de son agence. C'était ce même agent qui s'occupait des missions les plus compliquées. Les meurtres de personnalités politiques ou artistiques, c'était Pen qui s'en chargeait. J'ai regardé l'homme en détails. Il n'avait pas été chez le coiffeur depuis un long moment mais il ne paraissait pas négligé. Un serveur s'est alors présenté à moi. J'ai commandé mon café au lait et mon croissant. L'homme n'a pas réagi. Il a replié son journal et a quitté le Dolly's. Ce n'était pas Pen.

Une femme était installée au comptoir. Elle buvait un thé et discutait avec le barman. Elle était trop élégante pour être tueuse à gages. Ses talons aiguilles et son tailleur blanc me faisaient plus penser à une publicitaire qu'à une criminelle. J'ai alors observé les autres clients un à un, cherchant ce Pen qui devait assurer ma vengeance. Nul ne paraissait taillé pour le job. J'ai soupiré et ai pris une première gorgée du café que le serveur venait d'apporter. C'était imbuvable.

-          Excusez-moi, vous auriez l'heure ?

Je me suis tourné. La jeune fille avait levé les yeux de son sudoku. Je lui ai donné l'heure. Elle a hoché la tête. Sa tasse de chocolat était vide, ma tasse de café était pleine. Elle l'a observée.

-          Le café au lait, j'ai toujours détesté ça.

Je reconnus que moi aussi. Je ne buvais presque pas de lait, du lait d'amandes à la limite. Mais le lait d'amandes coûtait très cher. Alors, je ne buvais pas de lait. La jeune fille s'est ensuite intéressée à mon croissant. Je lui en ai proposé un bout. Elle a refusé. Elle n'était pas très pâtisserie française.

Elle a détourné les yeux. J'ai fait de même. J'ai de nouveau examiné les clients à la recherche de Pen. La jeune fille l'a remarqué.

-          Vous cherchez quelqu'un ?

Je lui ai dit que j'avais un rendez-vous important. Elle a acquiescé.

-          Je sais. Je sais aussi que vous vous appelez Arthur Kingdom et que vous attendez un dénommé Pen.

Elle avait baissé la voix en disant cela. Je l'ai regardée, surpris. Elle s'est légèrement rapprochée de moi. Elle jetait des coups d'œil à droite et à gauche.

-          Je suis Pen.

J'ai haussé un sourcil. Cette gamine avait dix-huit ans tout au plus. Elle ne pouvait être la tueuse d'élite que j'attendais. Il y avait une erreur. Je le lui ai dit. Elle a souri.

-          Que vous a dit Growney ?

-          Qu'il m'envoyait son meilleur élément.

Elle a hoché la tête, satisfaite. Elle aimait qu'on la présente ainsi, comme le meilleur élément. J'ai répété que j'avais peine à croire qu'elle était celle qu'elle prétendait être.

-          Je ne sais pas ce qu'il vous faut pour me croire.

Elle m'a ensuite parlé du sénateur Collins. Il était originaire de Wilkes-Barre. Il y avait grandi. Mon père l'avait connu, ils étaient élèves dans le même lycée. Collins avait été retrouvé mort à l'aube de ses cinquante ans, fauché par une voiture. J'ai répondu que c'était terrible. Elle a de nouveau souri. J'ai compris. Je lui ai demandé si elle l'avait tué.

-          Disons que j'ai ma part de responsabilité. Vous avez l'argent ?

J'ai sorti une enveloppe de mon sac et lui ai donné. Elle l'a soupesée, a acquiescé et l'a rangée.

-          Tu ne recomptes pas ?

-          Je vous fais confiance.

Elle a rangé ses sudokus et s'est tournée vers moi.

-          Johnny Cave, donc ?

Je lui ai simplement dit que je le voulais mort. Comment et où, je m'en fichais. Je voulais juste qu'il soit mort. Elle a opiné du chef tout en m'écoutant. Elle ne me jugeait pas. C'était agréable de pouvoir exprimer librement ce que je ressentais vis-à-vis de cette ordure.

Je me suis arrêté de parler. J'avais dit ce que j'avais à dire. Elle avait les yeux dans le vide mais elle était sur le qui-vive. Elle a quitté sa banquette et s'est levée.

-          Je m'en occupe. Vous saurez quand ce sera fait.

Elle est partie. Je l'ai regardée partir. Dix-huit ans et du sang sur les mains. Quel avenir pour cette gamine ? Elle était jolie, pourtant. Elle paraissait intelligente aussi. Elle aurait pu faire des études. Remarquez, peut-être faisait-elle des études. Je n'en savais rien, après tout. Peut-être était-elle même diplômée. Moi, je n'avais jamais été plus loin que le lycée.

Vingt minutes plus tard, j'ai payé mon café au lait et mon croissant et ai quitté le bar. Encore aujourd'hui, je repense souvent à cette rencontre avec Pen. Je ne savais pas à cette époque combien cette gamine me marquerait.