PEPI, la vie toujours (9)

laura-lanthrax

roman suite

C'est arrivé oui le lendemain matin, mais je ne crois pas que cela est le moindre rapport avec ce qui avait eu lieu la veille, je veux dire, notre sortie dans le parc, comme chaque jour, le lézard attrapé et rendu à la vie, le tour du propriétaire et mes paroles pour la rassurer. Je voudrais garder le souvenir d'une journée cruciale pour elle et moi, mais je dois me rendre à l'évidence, ce fut une journée comme les autres, à peine un bruissement dans les arbres, à peine une buée sur la vitre comme au passage de son souffle délicat, rien ne bouge encore et pourtant c'est perceptible dans l'atmosphère ouatée du matin, rien ne nous fera changer d'avis, aucune parole, aucun bouleversement, aucune sympathie, aujourd'hui sera comme hier et nous n'y penserons plus, avant même qu'une fois encore, un nouveau matin nous réveille et nous surprenne en petite tenue, frêle et méchant, prêt à affronter le poids des ordres sur nos épaules.

Je devais tout avouer. Je devais la retrouver. Je devais bien plus encore. J'ai pris mon temps ce matin-là, je suis resté bien calé dans le canapé, incapable de partir, enchainé à mes démons, à ce méprisable quotidien qui était devenu le mien, c'était pourtant mon jour de congé. La moindre rumeur pouvait bien tenter de m'intriguer ou d'éradiquer ma torpeur animale, j'ai fermé mes paupières, j'ai attendu toute la journée sans bouger, j'ai appris à me taire. Seul après leur départ, comme à mon habitude, parce que j'étais en congé, j'ai fait le mort, incapable de rêver, les paupières closes et concentrées, le bruit si délicat du vent sifflant par les interstices, infiltrant comme un songe mes pensées les plus profondes, m'empêchant même d'étendre ne serait-ce qu'une articulation reliquat, comme fondu dans la pierre, homme sculpture, abandonné et nu.

Attendre qu'ils reviennent à la nuit tombée ne m'a demandé aucun effort tant mon épuisement supposait un état de concentration maximal, j'étais recroquevillé et désemparé, dodelinant de la tête, j‘approchais l'extrême du trépas, le téléphone pouvait sonner toute la journée, j'étais perdu pour elle, au bord d'un gouffre uniforme, d'une indécision cruciale, une vie à expier ne suffirait pas, apprendre à tricher à quoi bon, recracher ma salive et trembler tant et plus, le soufre sur mon visage, la chamade comme boussole, l'expérience sévère et inachevée d'une logique détournée, au final rien pour me changer, j'étais faible et démuni, un traitre à sa nation, cadavre de la défaite, oublié et puni, perdu pour l'histoire.

La barbe pousse, les ongles s'incurvent longs et sales, la bouche se tord tant et plus, j'avance seul autour de la maison, je marche pour elle, je sifflote, et me voilà à nouveau rejoins par Hearst plus concentré que jamais, lui : cela me fais du bien de vous voir, moi : je n'ai rien à vous dire, le soir même vous savez, j'ai mis mes pied sous la table, et j'ai attendu sagement, la soupe mangée à la petite cuiller, la purée de légumes non salée à même l'assiette, le verre d'eau du robinet renversé lui aussi précipitamment, puis se lever pour monter les marches, se déshabiller, un dernier brin de toilette et les couvertures bien rabattues sur le front, ne plus voir au dehors, ne plus respirer cette absence si précise, ne plus vous voir, ne plus vous voir jamais.

La dilatation de l'espace est symptomatique d'une vision précocement adoptée par le plus grand nombre,  j'avoue ne plus reconnaitre que de loin et sans clarté la parenthèse enchantée de notre rencontre à l'asile, la succession des jours et des nuits, la surveillance blanche de l'apatride, la vivacité des regards sous caméra, un destin funeste au final, cela nous éclaire-t-il vous et moi ?, suivez-moi, reprenons là où nous en étions, refaisons le chemin ensemble, là le lézard, ici le banc, après quelques pas, et là encore la vue sur l'océan, mais ne vous y trompez pas, elle n'a rien vu, elle a juste bifurqué en cet endroit précis, comme un réflexe maintenant bien intégré, aucune dérive, aucun écart, suivre son chemin, pas à pas, dans ses propres pas, ceux d'hier et ceux qui seront pour demain les mêmes, ne pas dévier, oui avancer dans ses propres pas, c'est pourquoi nous asseoir sur le banc fut une surprise je vous l'avoue, un prémisse de l'enfer, une indication des heures à venir, pour elle et moi, je regrette tant et plus mon insistance à faire une pause, mais j'avais tout organisé, c'était pour demain, la fuite, la vie retrouvée, l'élan salvateur, l'esprit tranché net, la pensée précise si vous voulez, le miracle de nous deux.

Refaisons le chemin voulez-vous me redemande sans cesse Hearst, pas à pas, montrez-moi, n'oubliez rien, je vous en conjure, n'oubliez aucun détail, ce qu'il me faut, c'est des souvenirs, je suis coupable comme vous le savez, cette histoire de viol, cette croisière en Europe, cette séparation d'avec l'homme Pépi, elle vous a forcément raconté, elle n'a rien laissé au hasard elle aussi, elle vous a tiré des larmes et maintenant vous haissez ce que je suis, ce renard sans coeur, ce faiseur de saltimbanque sur demande, ce renégat à sa patrie, délivrez moi une bonne fois pour toute. La libération c'est précisément ce que je ne peux ni ne veux lui offrir, car au gouffre de moi-même, j'ai déjà sauté le pas, je ne puis revenir en arrière, j'avance dans des cauchemars sans fin, cercles imparfaits et stériles. Ma capacité à reprendre le fil d'une conversation bien ordonnée dérape simultanément au contact de la présence de Hearst. Cet homme me fait l'effet d'un fantôme lui aussi, accusateur et triomphant. Cette provocation quotidienne de Hearst entraine une déflagration corporelle, la mienne, la sienne et celle de Pépi, morte. Bizarrement, nous voilà tous les trois, comme nous ne l'avons jamais été, reprenant la marche à nouveau, décidés à atteindre notre point d'arrivée, c'est-à-dire notre point de départ, le monde tourne rond tout à coup, nous sommes dans de bonnes mains. Elle parle alors qu'elle n'a jamais parlé, elle chante alors qu'elle n'a jamais regardé face à la mer, elle crie alors qu'elle n'a jamais croisé le visage du mal. Nous sommes les suiveurs, le miel sur la peau, la nudité éclatante.

Ma joie est pourtant de courte durée, je palabre c'est vrai à leurs côtés mais voilà qu'il me chuchote à l'oreille, son langage reste peu compréhensible, il s'agit de refaire le chemin à l'envers, d'arrêter le temps à son apogée, de vêtir la parure moire des saltimbanques, de rejouer un spectacle inachevé, celui du château des ténèbres, quand Pépi flottait sur les tables.

Je le regarde sans vraiment écouter, elle n'est plus là, c'est la panique maintenant qui s'empare de moi, je cherche tout autour les traces de sa disparition, c'est un enlèvement, ou bien elle s'est joué de moi, de Hearst également, elle est partie, elle nous a quitté pour de bon, elle a tout manigancé, le lézard, le banc, le pas de côté. Comment y croire, il le faut pourtant me dit Hearst, cette petite trainée s'est échappée, et sans toi encore, tu ne t'es aperçu de rien, c'est toi le responsable, tu mérites l'enfer, tu mérites que je te tue, là maintenant, à la main, au couteau, à la hache, tu restes là à regarder mais il est trop tard, que n'as-tu fait pour m'éviter pareille humiliation, elle est libre de toi et de moi, sa bravoure m'anéantit pour de bon, le prix à payer: reste là, devient ma Pépi, tu es ma Pépi, mon amour, ma mémoire, mon univers entier.

Comme ce sentiment d'imposture glace mes os. Je rentre encore chez moi ce soir, la chambre est propre et blanche, mes affaires sont sur mon lit, je ne prends pas le temps de me changer, j'ouvre les draps, et j'ai la ferme impression qu'il est toujours là à m'espionner, qu'il va surgir à tout moment, m'interdire de croire au miracle, me demander encore de sortir et de refaire avec lui le tour du propriétaire, pas moyen de m'évader, je respire à peine, je perçois son souffle derrière la porte, entre et tue moi, pour de bon, ne laisse pas mon esprit divagué, j'avouerais tout ce soir, je la retrouverai, je ferais plus encore, les forces décuplées, la vie toujours, plus que tout, je me couche, je rabats les draps une dernière fois, les voilà, ils viennent border le lit et m'embrasser sur la joue, ils me souhaitent une bonne nuit, que n'ai-je attendu toute la journée ?, tu verras tu n'auras pas froid, cherche bien le sommeil, tu en as besoin, ne regarde pas en arrière, pourquoi ?, ne le cherche pas non plus, il n'est pas là, nous te protégeons, le sais-tu ?, au moins jusqu'à demain, jusqu'à son retour, quelle sérénité au fond de moi désormais dans cette pièce blanche puisque j'ai compris, certaine de ma destinée, je la connais cette chambre qui fut la sienne autrefois, ce lit celui du refuge des tempêtes annoncées, son absence au fond n'a plus lieu d'être, puisqu'elle est revenue, puisqu'elle est là parmi nous, car oui je l'avoue, haut et fort et pour toujours, désormais c'est bien moi la nouvelle Pépi.

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