Personne ne sortira d'ici vivant

themistoclea

Gaïa est patiente.

Pendant des milliards d'années, Elle peaufina son œuvre. En partant de presque rien, avec persévérance, Elle créa le terreau nécessaire à sa réalisation colossale. Avec ardeur, Elle s'évertua à façonner la terre, l'air et les eaux et les manipula pour qu'ils entrent en interaction. Il lui fallut longtemps, très longtemps avant de trouver les bons dosages. Il s'agissait surtout de réguler la chaleur et d'agir sur la chimie moléculaire, et l'exercice fut d'une extrême précision. Mais finalement, à force d'acharnement, Gaïa réussit à créer un environnement stable pour l'éclosion de la vie. Elle éprouva une telle exaltation lorsqu'enfin la trame de son ouvrage fut prête ! Elle allait pouvoir enfanter. Chaque pierre, chaque montagne, chaque volcan, chaque océan de sa surface frémissait devant son excitation primaire et sauvage à l'idée de s'atteler à la tâche tant attendue.

Gaïa est passionnée.

Elle commença ses semailles sous la mer. Elle adorait l'eau, qui glissait sur sa peau, si vivante, si pure, si douce. Les flots lui susurraient des mélodies suaves et sensuelles. Graçe à ses toutes premières créations, l'atmosphère s'adoucit, et Elle put donner libre court à son imagination. Gaïa se prit d'amour pour les végétaux. Elle en inventa de toute sorte, ses fantasmes n'ayant pas de limites. Qu'il fut doux de goûter le bruissement des forêts primitives, la vibrante caresse des racines s'enfonçant dans son corps pour y puiser de quoi vivre et croître, encore et encore. Quel plaisir de sentir l'air s'emplir du pollen de milliards de fleurs, de respirer les parfums entêtants inondant toute sa surface, dans une félicité divine et totale.
Puis Elle s'amusa comme une petite folle en concevant les animaux. Ils étaient moins fiers et majestueux que ses arbres pour la plupart, mais ils étaient aussi bien plus drôles à observer et à voir grandir. Gaïa se sentait mère et protectrice. Elle aimait ses enfants, les faisait évoluer ensemble en cherchant inlassablement la combinaison ultime vers un complet équilibre. Elle ne cessait de créer encore et encore, recherchant sans cesse les interactions idéales. Bien sur, il y eut des essais infructueux, et Gaïa dut se débarrasser de certaines espèces mal adaptées ou  trop envahissantes. Mais enfin un jour, Elle fut satisfaite. C'était absolument parfait. L'harmonie était magnifique, tous ses enfants étaient reliés entre eux, et à Elle, à jamais. Gaïa tira une force brute et jouissive de cette équation sublime, de l'intense plénitude que dégageait ce monde si homogène et accompli.

Gaïa est généreuse.

Les millénaires passaient, et Gaïa remarqua qu'une espèce semblait prendre une direction différente de ses autres rejetons. Elle décida de lui donner un coup de pouce, discrètement, sans la brusquer, par amusement. L'humanité semblait prometteuse et Gaïa était curieuse de voir ce qu'elle pouvait devenir. Les hommes avaient de l'imagination, et les moyens physiques d'en user de manière originale. Elle les couvait, les protégeait, leur insufflait certaines idées pour les aider à s'adapter et à progresser. Elle les aimait tant. Elle les regardait grandir avec tendresse, apprendre de leur environnement, et évoluer à une vitesse folle. Gaïa écoutait leurs poèmes, était émue par les arts qu'ils faisaient naître. Elle les chérissait, et se repaissait de tous les sentiments qui émanaient d'eux. Elle se passionnait pour la complexité de leurs épopées, pour leurs traditions, leurs religions, leurs amours. Gaia était fière d'avoir engendré une race si puissante et intelligente. Mais les hommes étaient si orgueilleux... Ils avaient si vite oublié d'où ils venaient...

Gaïa est souffrante.

Lentement, mais sûrement, ils commencèrent à profiter à outrance de ses bienfaits, à puiser impudemment dans les ressources destinées à tous ses enfants, à bafouer sans vergogne l'écosystème qu'elle avait mis si longtemps peaufiner. Au début, Elle ne s'inquiéta guère... Que pouvaient-ils contre Elle, si minuscules, si insignifiants devant sa grandeur, sa perfection, son immensité, sa puissance. Seulement les hommes, tels des bactéries incontrôlables et affamées, se mirent à pulluler, et rien ne pouvait les arrêter. Ils détruisaient leur environnement, massacraient ses forêts, cultivaient et empoisonnaient ses sols à outrance, polluaient ses océans. Ils assassinaient sans vergogne les autres espèces, détruisant sans aucune considération des millions d'années de labeur et de création, dans des buts futiles et incompréhensibles. Et Gaïa souffrait de ses plaies béantes, infligées sans même qu'ils ne s'en rendent compte par ses propres enfants. Ceux là même qu'Elle avait tant protégé et aimé... Elle tenta bien de les avertir, mais ils n'écoutaient plus qu'eux-mêmes, lamentablement avachis sur leurs canapés rembourrés, obnubilés par leur matérialisme, ivres d'alcool et de contentement, aveugles devant la souffrance de leur mère... C'en était trop. Gaïa sentait la colère monter en son sein, comme un incendie monstrueux et irréversible.

Gaia est impitoyable.

Ils ne lui laissaient pas le choix. Elle devait prendre des mesures radicales. Elle devait sauver ce qui pouvait encore l'être, et pour cela, Gaïa allait agir sans concession. Elle déchaînerait toutes ses forces dans la bataille, et annihilerait cette espèce qu'Elle avait tant aimé et qui l'avait tant fait souffrir. Il n'y avait pas de place auprès d'Elle pour ceux qui ne pouvaient partager. Elle avait besoin pour vivre d'harmonie et de complexité, non d'êtres individualistes et vaniteux, et c'était ce que les hommes étaient devenus. De la vermine suçant son sang sans aucune pitié, ne connaissant plus ni le partage ni le bonheur de vivre en accord avec le reste du monde.
Elle se sentait flouée, trahie. Elle allait les réduire en miettes, leurs corps nourriraient sa chair comme Elle avait nourri la leur. Il ne faudrait pas grand chose d'ailleurs pour attiser l'étincelle de la destruction. L'humanité préparait elle-même son cercueil depuis quelques centaines d‘années. Les calottes glaciaires semblaient prêtes à céder, le débit du gulf stream prêt à s'arrêter, les forêts survivantes peinaient à purifier l'air, le trou dans la couche d'ozone était immense... Elle n'avait que quelques pichenettes à donner par-ci par-là pour que tout s'écroule.
Gaïa ferait preuve d'une grande mansuétude, en y réfléchissant bien, envers ceux qui la blessaient. Leur anéantissement serait rapide et sans trop de douleur. Alors que si Elle les laissait faire, la famine, les guerres nucléaires pour la nourriture, les conséquences désastreuses du réchauffement climatique, et les maladies qui en découleraient feraient beaucoup plus souffrir ses enfants. Au moins, en prenant les devants, l'extinction totale et inévitable de la race humaine devrait aller vite. Malgré qu'ils l'aient poussé à bout, qu'ils aient abusé d'Elle, qu'ils l'aient mutilé et torturé, elle serait clémente dans sa sanction. Sa vengeance serait terrible, violente, implacable... mais fulgurante. D'autres espèces seraient anéanties bien sûr, mais ce n'était qu'un léger contretemps : l'humanité aurait disparu, et finalement, bon débarras. Ensuite, Elle recommencerait à semer.

Après tout, Gaïa est patiente.
Et le temps a si peu d'importance pour Elle.

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