Petit frère

sbeno

Parce qu’on ne commence jamais un film comme ça, car il existe des conventions, ce film sera sûrement le plus bel OVNI jamais réalisé encore. Juste pour la voix, juste pour l’ambiance, juste pour le noir et blanc, il m’est impossible d’imaginer autre chose maintenant. Il m’est impossible de déconstruire le générique début de Mon petit Frère.

J’ai pourtant songé à faire apparaitre le titre et les protagonistes au tout début, sur l’image noire, sans le son, sans rien. Avant même l’existence du film, comme on fait souvent. Mais rien n’y fait, je ne peux m’empêcher de l’écouter réinventer à sa manière Norah Jones. Pire encore, je ne peux m’empêcher de le regarder s’enivrer de ses notes, comme de bonbonnes d’oxygène qu’il pompe en lui à chaque claquement de corde sur le bois…
Chaque croche, c’est une occasion de plus de vibrer, chaque noire de se dire que la note précédente sonnait sans doute mieux, chaque blanche de se prélasser, de se dire qu’ici, on y est bien comme nul par ailleurs. Et pendant la ronde, on prend le temps de se rappeler… On marque en noir et blanc, comme si hier ne sera plus jamais.
Et enfin on bat la mesure, quand les notes nous en laissent le temps, on rythme la vie car il faut bien respirer.

Et comme il n’y a rien de mieux, l’image apparaît d’un coup. Ca en devient presque violent après le noir du vide. On s’attend toujours à quelque chose de souple après le rien. Un « cross fade », voici le langage technique pour décrire la souplesse. Le « cross fade » c’est l’objet banni des professeurs de la fac de cinéma de Marne la Vallée. On leur en veut aux prof, quand arrive le très redouté moment du montage. Quand on se rend compte que les images qu’on a intégrées dans la machine sont plus que laborieuses, qu’elles ne racontent rien. Car, pour se rassurer, on essaye de faire la plus belle image jamais faite au monde. On est jeune, on n’y comprend pas grand chose au cinéma à 20 ans. Mais il est vrai que sur les quelques 8 heures de rush qu’on traine comme un boulet pendant des semaines, on déniche l’IMAGE qui va bien. Le petit garçon qui file et traverse le cadre à la vitesse de la lumière, le rayon de soleil qui vient taper dans l’objectif de la caméra, une très légère brise qui balaye les branches des arbres en bord cadre. Le rire éclatant du petit garçon, ni trop fort, ni trop faible, juste ce qu’il faut. Cross Fade, générique de fin.
Mais voilà, « Cross Fade » bannit par le professeur. Il faut savoir contourner l’obstacle tout en gardant le sentiment qu’on s’était fait de la fin de notre film. Arrêt sur image, générique de fin.
Palme d’or.
J’avais 22 ans lorsque j’ai montré mon premier film sans histoire, la voix off, l’arrêt sur image, le générique de fin. La classe avait voté à bulletin secret pour le meilleur film. A ma grande surprise, le mien était arrivé en 1ère place. Ca m’a bien aidé pour passer en deuxième année de DEUG. Et il a aussi filé un gros coup de main à mes camarades de classe, les sécheurs, mon équipe.

Aujourd’hui, je les chéris, les professeurs de la fac et pourtant je les haïssais, juste pour le « Cross Fade ». Celui que je n’ai pas ajouté au tout début de « Little brother ». Car il n’y a rien que je puisse ajouter de plus au musicien pour le rendre plus impressionnant. Il vit de lui-même sans que personne n’y puisse rien y changer, il transcende mon petit écran, explose le noir et pulvérise la fenêtre de mon Youtube. C’est comme cela qu’il l’a décidé. Je ne fais qu’assembler les images, moi. Tout le boulot, lui revient à lui.
Je n’ai fais que prendre mon appareil, le passer en mode vidéo et filmer la vie. Sans chercher le rayon de soleil en plus, le pixel en moins, le bord du cadre. Sans penser à monter l’image, sans penser à la figer. Mon désir n’a vécu qu’en l’instant présent de mon tournage. Il n’a même vécu que pour lui.
C’est, j’en suis sûre aujourd’hui, ce que mes professeurs de la fac se sont bornés à m’enseigner. Qu’il ne faut tourner la vie que pour ce qu’elle nous raconte.

Et lorsque je tourne la vie, moi, je tourne mes émotions.

Norah Jones, paysage défilant, Sarah Benoliel, Benjamin Benoliel. Générique début. Titre.

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