Petit traité des queues de musée

Aitor Alfonso

La faune des visiteurs de musée et de salons littéraires est composée dans une écrasante majorité par l’espèce des retraités. De loin, on les reconnaitra aisément à leur propension à porter du beige près du marron, à leur goût pour les montures de lunettes massives, à leur amour des chaussures orthopédiques. Force est de constater que les spécimens femelles de cette forme particulière d’organisme social dominent le ratio sexuel de la meute émérite, dans un rapport que nous estimons de 1 pour 5. Les membres féminins de cette famille curieuse possèdent des attributs propres. Ainsi, leur extension verticale, exprimée communément en centimètres, est souvent identique d’un être sur l’autre, ne dépassant jamais les 3 coudées. En outre, leurs cheveux, aussi beiges que leurs bas, aiment à se contracter sous un capuchon modeste voire une calotte plastique waterproof les jours de grandes eaux tombantes. Tentons d’observer ces petits fauves de plus près.

En se rapprochant, non sans précaution, on pourra découvrir leur étonnant comportement de groupe. L’un des phénomènes de concentration bien connu des quêteurs de culture est celui de l’amas humain linéostatique à tendance pseudo-dynamique, ou file d’attente. Le retraité est toujours déjà là dans la queue, attendant, minutieux, scrutateur, le début des réjouissances. Sa capacité de patience est grande, contrairement à ses facultés de coexistence, en milieu agglutiné : s’il peut se présenter aux portes du hangar muséal ou de l’entrepôt à conférences plus de 8 tonnes de minutes avant l’ouverture et stationner là avec une imperturbabilité minérale, le surgissement impromptu d’un quêteur nouvellement agrégé à la foule ravive ses pires inquiétudes. Si le neo-patient est un congénère de la meute des pensionnaires, son regard sera la plupart du temps bienveillant, accompagné d’un vague sourire d’intelligence, peut-être prolongé par un acte de locution maugréante. Le processus de reconnaissance réciproque par la retraitée récipiendaire dudit sourire est alors immédiat et, à son tour, cette dernière adoptera les signes extérieurs d’appartenance à la tribu. Nous avons retenu l’exemple suivant qui nous semble paradigmatique de la teneur de leur acte d’interlocution en pareille circonstance :

-       Bonjour. Vous avez un superbe chapeau. Ça commence à 17h. Il y a du monde, hein. Il paraît que l’intervieweur est américain. Il est américain.

-       Il est américain ?

-       Ah oui il est américain.

-       [Aux suivantes dans la queue] Il est américain… !

Si, en revanche, le voisin de file d’attente est de ces rares jeunes qui viennent perturber la douce homogénéité du mètre 40, la réaction sera toute autre. En effet, le programme du jour roulé dans le poing, l’œil torve et fatigué, la prise d’information par la retraitée de l’arrivée d’un tel spécimen hétérogénère se trahira par un mouvement de recul, sonorisé en un soupir revêche. Le regard fuira ensuite l’objet du grognement aussi vite qu’il l’avait dévisagé, pour se perdre en direction opposée à celle de l’individu jeune à sweatshirt non beige. S’ensuivra un travail de sape psychologique et physique presque imperceptible tout au long du trajet : œillades marquant farouchement le territoire ; mouvements de lèvres perdus suggérant une priorité hautement légitime dans le choix du placement une fois dans la salle ; tension des mains à l’idée de l’irrespect scandaleusement potentiel d’une telle primauté ; petites poussettes du coude au moment de franchir le portillon signifiant la défense d’un tel privilège face à l’ennemi présumé… Or la retraitée voit dans le jeune quêteur de culture un être déplacé, hors de sa sphère naturelle : ne lui avait-on pas dit que les jeunes ne lisent plus, ne s’intéressent plus à l’art ? Que prétend ce jeune homme, se donner un air cultivé ? Mais voyons, il n’a rien connu, il a tout à apprendre.

Ce sentiment d’orgueil si grand tapi dans un être si court aime à se manifester en marques réitérées, selon deux modalités (qui recouvrent deux temporalités), nommées par nous comme suit : a priori et a posteriori.

A priori, la retraitée exprimera bruyamment sa non-ignorance de la chose exposée, son goût sincère pour la plus haute beauté de l’Art au sein même de la file d’attente, id est avant réalisation de l’acte de réception spectaculaire. La file d’attente s’inscrivant universellement dans une extension temporelle longue, les membres de la tribu se projettent volontiers entre eux dans une expérience muséale passée durant les moments d’attente. Ces discussions ont deux finalités principales :

1. Préparer le terrain de l’audition ou de la contemplation par la remémoration partagée d’émois artistiques antérieurs, envisagée comme un révélateur de l’expérience de quêteuse de l’autre.

2. Conséquence de 1. : Ne pas être en reste par rapport aux autres quêteurs experts. En effet, la connivence retraitante peut se muer par instants en émulation énergique entre individus de la même espèce.

Il convient de restituer la matière sonore d’une telle interaction afin d’apporter un surcroît d’empirisme à notre démonstration :

-       Vous avez vu l’exposition des flamands de la Renaissance qui se tient en ce moment ? C’est formidable ! Rambrande est un peintre remarquable. Son autoportrait de vieillesse est un chef d’œuvre ; c’est beau, ah oui c’est beau. Ce bleu, ce jaune… Et puis, il savait peindre les châles des femmes. Il me rappelle ceux de ma mère, vous savez ceux que l’on portait jadis, en point de croix couleur chair. Et l’exposition sur les parures de Louis XVI ?

-       Ah oui, c’est stupéfiant. Peindre comme ça, c’est du pain béni. Il n’y a plus d’artistes de cette trempe, c’est tellement dommage. L’époque est à la médiocrité, à la télévision, aux ordinateurs, aux SMS. Cela devait être lourd à porter, vous ne croyez pas ?

-       Ouiiiii, une horreur ! Cela pèse plusieurs kilos. Je le vois bien moi-même quand je reviens des courses avec trois pauvres sacs, la charge est déjà éreintante. Alors, imaginez-vous, porter ces colliers toute la journée, non, non ! C’est élégant tout de même.

-       C’est sublime ! Mais lourd en effet. L’intervieweur est américain dites-vous ?

L’ouverture des portes par un être d’extraction communément extra-tribale, le plastron frappé du sceau de l’institution visitée et proférant des injonctions pacifiques invitant à garder son calme, marque le début de la lutte. Un calcul balistique des trajectoires adéquates à l’immixtion jusqu’à la salle commence alors parmi la cohorte alignée. Les coups d’œil, d’avant-bras se font plus pressants. L’agitation gagne les expectants coincés entre des dos et des ventres. Il arrive même qu’un bref frisson parcoure les quelques individus cherchant, terrorisés, le ticket d’entrée perdu en un instant si crucial (« Je ne sais plus où je l’ai mis, ce n’est pas possible ! Ne poussez pas ! »). Il sera finalement retrouvé au fond d’une poche et exhibé aux congénères compatissants (« Ah voilà, c’est tout de même agaçant. Leurs tickets sont trop petits ! »). Parallèlement, les avancées trop rapides d’un voisin seront réprimées aux cris de : « Arrêtez de doubler ! ». L’ouvreuse, dite « mignonne » car ressemblant toujours à leur petite-fille de l’avis des retraitées, tentera alors de canaliser les flux, d’organiser la vérification des tickets par groupes.

L’entrée imminente que semble promettre la fluidité initiale du conglomérat en mouvement, pourra être soudainement déçue par la fermeture inopinée de la bande drainante devant l’individu médusé. L’ouvreuse demandera d’attendre. Une injustice si criante ne manquera pas de transformer la « mignonne » en « fille antipathique » selon les dires de l’individu barré. On assistera à d’inopérants pourparlers fleuris de formules d’une politesse agacée :

-       S’il vous plaît, excusez-moi mademoiselle. Mademoiselle, je vous prie. Ça fait plus d’une demi-heure que l’on attend. Nous étions là les premières, ces personnes sont arrivées après. Y a-t-il de la place pour tout le monde à l’intérieur ? C’est très mal organisé.

-       Madame, je vous demande simplement de patienter un instant que les gens s’installent.

On notera que le stoïcisme des retraités tend à s’émousser avec l’impatience.

Lorsque enfin les portes du terrier culturel s’ouvrent, c’est un monde hospitalier qui s’ouvre à tous ces êtres : silence, portraits « anciens (dixit)» de dames de la cour ou Bernard Pivot derrière des micros. La partie n’est pourtant pas gagnée. Il s’agit de trouver une place à la visibilité idoine, pour voir et être vue, ainsi qu’à l’acoustique suffisamment bonne pour entendre et être entendue des Mireille, des Jacqueline et autres Marie-Pierre pendant la conférence. Nous constatons que les patronymes retraitomorphes sont éminemment reconnaissables à l’oreille nue.

C’est là que se fait jour la modalité expressive la plus caractéristique de ces drôles de mammifères : l’acquiescement tonitruant ou « exhibition de connaissance a posteriori ». Cette modalité d’expression fonctionne de la manière suivante : lorsque le conférencier évoque un auteur, unanimement célèbre ou inconnu depuis des millénaires, il s’agit de produire une onomatopée gutturale semi-articulée du type de « Mmmmmh, ô oui », « Biensûûûûr ! » ou encore « Jeuleussé-jeuleussé ». La vocalisation d’un tel acte élocutoire doit être suffisamment puissante pour être perçue par ledit conférencier et accompagnée d’un large geste de la tête, de haut en bas, à la manière des flamands roses pendant la nutrition. Suivant les mêmes lois, qu’un nom soit cité ou qu’une question fuse de l’estrade vers l’assemblée, il convient d’y répondre d’un air assuré, dans un rapport de reconnaissance immédiate :

-       Le joli terme barguigner n’est plus guère usité de nos jours me semble-t-il. Le connaissez-vous ?

-       Mmmmh, ah oui, ah oui ! […]

-       C’est ce que dit Proust à propos de la haie d’aubépines, voyez-vous ?

-       Ô Absolument !

-       Et Tolst…

-       … oï ! Léon !

La mine renseignée de la masse des pensionnaires contrastant avec la moue de détachement ou d’ignorance des quelques non-beiges du public ne fera qu’accroître la satisfaction des premiers.

Le retraité pousse ordinairement son cri ou barbarouffement culturoïdal, au milieu du silence recueilli des visiteurs. Il peut atteindre les 372 décibels Farenheit et davantage quand le sujet s’équipe d’audioguides : le gloussement de contentement du retraité devient alors hurlement, son chuchotement prétendu, vocifération véritable. L’étude de cas illustrera notre propos de manière convaincante :

-       REGARDE THÉRÈSE, LES TOURNESOLS DE VAN GOGH !!!! COMME C’EST BEAU !!!

-       (Le chœur) Chuuut ! […]

-       IL DIT QUE LE PEINTRE A VÉCU À ISSY-LES-MOULINEAUX PENDANT 3 MOIS, COMME MOI !!! […]

-       JE SAIS QUE LE ROUGE DANS LES TABLEAUX DE CETTE ÉPOQUE S’OBTENAIT AVEC DE LA PIERRE SPÉCIALE POUR LE ROUGE QUI VENAIT D’ÉGYPTE, JE L’AI LU… OU DU NIL… NON, D’AFRIQUE… IL FAUDRAIT QUE JE VÉRIFIE… ENFIN BREF. ELLE COÛTAIT TRÈS CHER. LES PINCEAUX ÉTAIENT EN POIL DE CHÈVRE… OU… DE LAMA… NON, DE VEAU…

Le climax d’activité sonnante et dodelinante ne dure jamais plus de 1340 secondes. Il fait place d’ordinaire à une grande fatigue des membres et de la nuque du spécimen tant mâle que femelle (il n’y a pas de distinction sexuelle sur ce point), dont la tête se déporte sur l’arrière ou sur l’avant selon les us et l’inertie. De vaines secousses de résistance redressent le corps furtivement ; les yeux se ferment davantage à mesure qu’ils luttent pour s’ouvrir. Le point de fixation est atteint rapidement. Un cycle de somnie profonde commence alors. Vous reconnaîtrez le retraité assoupi à son inattention tapageuse, à ses talents de néantisation du monde, à sa bouche ouverte. Les sons et les images se fondent au noir.

Le programme gisant sur l’empeigne des chaussures compensées, un vrombissement otorhinolaryngologique sourd, une bavounette en filet, seront les signes de l’entrée dans un plus haut état de narcolepsie. Le retraité est heureux.

Un tumulte, des voix lâchées, des applaudissements éclatent soudain ; le dormeur se relève, le programme roule sous le siège. La mâchoire inférieure ne répond plus. Les yeux clignent asymétriquement. Malgré sa torpeur encore fraîche, le retraité somnolent à l’art de se fondre dans la masse des visages éveillés. Dans un réflexe admirable, il se met à applaudir, souriant, convaincu, hagard. Il n’a entendu qu’une partie de la conférence mais, peu importe, cela lui a beaucoup plu. Il a fait un rêve était curieux pendant son sommeil : le conférencier, dont seule la tête coiffée d’une casquette à ventilateur dépassait d’un tas de bananes plantain, était entouré de centaines de chaises vides. Il y parlait couramment le kadashpour et non ce français mastiqué.

La vision retrouvée, le spectateur-retraité s’adressera à son voisin pour lui glisser un « c’était bien heinnn… ! » au moment de se lever. Son dos a réduit de volume pendant le sommeil, les muscles des jambes sont des os momentanés. La descente des marches des gradins est poussive. Le retraité repart, repu et encapuchonné, carte vermeille à la main, vers le bus qui l’attend à l’arrêt. Il y retrouve ses comparses tirés de beige et commence alors une palabre cordiale sur les horreurs de l’art contemporain et la majesté passée des fileuses hollandaises.

De récentes études sur des cas de quêteurs de culture plus jeunes, voire beaucoup plus jeunes, ont démontré un étrange et très courant phénomène de mimétisme. En effet, il arrive que les non-beiges se comportent comme des beiges, préparant ainsi le terrain à une vieillesse heureuse et contemplative.

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