Petits papillons jaunes.

shark

Pauvre enfant, en proie au désespoir et à la fureur, condamné à ressentir plus de rage et d'affliction à seize ans qu'en mille années d'existence.

Il avait ce particulier don de blesser qui, lui étant divinement conféré, se manifestait en tout temps et en tout lieu en d'infortunes infamies. Il avait l'air de se jouer des autres, ses actions semblaient motivées par une amertume qui était maintenant devenue familière aux yeux de tous, et qui lui collait constamment à la peau... Mais ce soir là, contrairement aux autres soirs, il fut heureux. Heureux et secoué de tant de vagues sans gravité, s'écrasant contre ses murs intérieurs, et dont l'écume éthérée le rendait tout cotonneux, tremblant de l'extérieur. Il avait l'impression de toucher le salut du bout des doigts. Jamais Malik, vingt ans, ne s'était montré aussi gai, énergétique, et aussi vertigineusement hors de lui qu'en cette fameuse soirée, lorsqu'il déboula sur la place du village, chapelet strictement enroulé autour de ses phalanges stigmates, criant à qui voulait bien l'entendre que, les petits papillons jaunes étaient partis.


— Ils ont disparu, indiqua-t-il, affolé, les bestioles ont enfin disparu ! 


Devant l'indifférence générale, il acheta une bouteille de champagne doré qui lui coûta la peau des fesses et parti chez lui, hilare, les yeux humides, un sourire béat placardé sur la figure, laissant entrevoir ses petites dents luisantes, et qui aurait arraché une larme ou deux à sa vielle mère si elle le voyait. Sa petite grand-mère, en revanche, meurtrie et marteau dans un vieux fauteuil à bascule et pour laquelle il éprouvait autant de dégoût que de fascination parce que, il en avait bien le droit, puisqu'il était le seul à s'occuper d'elle, elle ne lui lança qu'un regard confus et un sourire abêti. Malik s'enferma dans sa chambre. Il se versa une coupe de son champagne doré, assis sur son vieux lit de chaîne, et pensa à sa nouvelle existence bénie. Dépourvue des malheurs qui s'étaient agglutinés à lui avec l'arrivée des papillons, et qui ne s'étaient pas décollés une seule fois depuis. Jusqu'à ce soir. Content, et bien qu'il soit tristement seul, entre ses quatre murs bleus et en silence, il fêta la faveur de Dieu, et le remercia généreusement même si plutôt maladroitement, lui qui n'avait jamais été religieux, pour lui avoir accordé sa Miséricorde. Quand il fut fatigué de penser à un avenir lumineux, il alla au lit. Il continuera d'être heureux dans le monde des songes.


*


Lorsqu'il rouvrit les yeux au petit matin, après avoir rêvé tant et si bien des filles, de l'or, de la terre brune, des cendres de la malédiction, et de la nouvelle vie qui se tenait debout à la porte de sa chambre, Malik se sentit nauséeux, bourdonnant, déséquilibré par le sol qui grondait en dessous de lui. Et bien qu'il s'appliqua à se frotter maintes fois les yeux, dans la lumière chaude du petit matin, les petites ombres rondes qui flottaient devant ses orbes bleus ne disparurent point. Il aperçu alors, en levant le regard, les papillons jaunes qui virevoltaient paisiblement au-dessus de sa tête. Malik enterra son visage déconfit dans ses mains tremblantes, et le temps d'avant, celui dans lequel il vivait triste et maudit, reprit tranquillement son cours. Le chapelet en bois vernis qu'il avait tenu si fermement la veille au soir, figurerait désormais oublié de tous sous la table de chevet. Sa veine ne dura que douze heures.


*


Un peu plus tard, on comprit que la guigne était contagieuse. Depuis qu'il avait quitté la maison, à l'aube, les villageois ne cessèrent de le dévisager. Il crût tout d'abord que ses yeux le trahissaient, puis que c'était son apparence extérieure, la coupable, qu'il portait peut être sur le front le symbole en cendres de l'antéchrist. La vérité en fut toute autre, des papillons bleus, de la même couleur que les yeux de Malik, voltigeaient au-dessus de sa tête. Le monde prit ses distances. 


Noh, seize ans, se retrouva accablé par la malédiction des papillons. Lui qui était si pur, lui qui était si innocent, avec force et intensité, il tâcha les premiers jours de rester lui même et d'entretenir ingénieusement le train-train habituel. Il faisait ses corvées, nourrissait les poules et les vaches, ainsi que les oisillons, chats et chiens errants, bricolait la plomberie, nettoyait les écuries, arrachait les mauvaises herbes, distribuait le pain, entretenait les tombes. En silence et en sourire, avec une détermination à toute épreuve, il s'occupait des enfants, des vielles personnes, prenait soin de tout le village, tandis qu'on le lorgnait de regards impudents et qu'on le fuyait comme la peste, comme un malpropre, comme on fuyait Malik. De quel droit, comment daignaient-ils et surtout comment pouvaient-ils, alors qu'il avait été celui qui avait rendu ses couleurs à ce désert de village, celui qui avait enlevé la guerre des esprits et ramené la mansuétude dans les cœurs des criminels et des malfrats. Et alors qu'il persistait à éviter de se laisser apaiser par la turpitude de la maladie, il en devenait de plus en plus difficile pour lui de contenir son humanité dans ses petites mains blessées. Lorsque le simple fait de rire commença à lui écorcher la gorge, il s'enferma dans un mutisme saturé et en perdit son sourire. Et puis, quand il sut que le dernier abcès s'était crevé en lui,  il devint taciturne, misérable, et, déboussolé, il se mit à étouffer de sanglots à la nuit tombée, et on le surprenait à s'acharner sauvagement sur les pauvres insectes, à les chasser sans merci et à leur arracher leurs scintillantes ailes bleues dans l'espoir de les voir un jour disparaître avec la démence qu'ils avaient introduite dans sa vie. Mais les papillons ne le quittèrent jamais.


*


Devant le spectacle funeste de Noh, Malik se sentit triste. Plus triste, plus navré, plus fugitif et plus damné qu'il ne l'avait jamais été. Un matin, il le trouva dans son arrière-cour, entrain de ratatiner de la manière la plus brute et la plus vulgaire, et avec une hache qui épouvanta Malik, une carcasse osseuse déjà pourrie. Sachant qu'il avait déjà démoli la table d'extérieur, détruit le nid aux rouges-gorges oublié, et défoncé la vielle niche du chien de Malik, que ce dernier avait laissé mourir de faim quand la malédiction, encore fraîche, l'eut frappé quelques années auparavant. Lorsque Noh le vit ainsi en robe de chambre, se tenant debout sous le porche du jardin, le regard vitreux, lorgnant Noh de ses yeux globuleux vifs, il eut envie de lui fendre le crâne avec sa hache et de le saigner à blanc lui et ses papillons jaunes de malheur. Il pâlit alors, nauséeux, affaibli, et ses jambes se dérobèrent sous lui. Malik eut l'impression de sortir d'un marécage rouge conglutinant. Il se surprit à ressentir l'empathie. Pauvre enfant, en proie au désespoir et à la fureur, condamné à ressentir plus de rage et d'affliction à seize ans qu'en mille années d'existence.


*


- Qu'est-ce que c'est ? Demanda Noh, qu'est-ce que c'est ? répéta-t-il.

Malik n'osa pas regarder, assis les jambes croisées, endolories, et le regard fumant. Noh reposait étendu raide, claquemuré dans le creux froid des herbes déchaînées du jardin, de telle manière que Malik se demanda, à un moment donné, s'il n'en serait pas plus bénéfique pour le garçon de se faire enterrer sur le champ. L'enfant cligna, et c'était un clignement si triste, si lourd, qu'on avait l'impression d'entendre le bruit humide que faisaient ses paupières lorsqu'elles voilaient et dévoilaient ses grands yeux ébahis.


-Qu'est-ce c'est ? insista-t-il, en ramassant les débris ratatinés couchés tout autour de lui.

- Ce sont des ossements, Malik répondit.

- Des ossements ?


Seigneur, comment il parle ? pensa Malik. Ce n'était pas bon. Au tout début, quand la malédiction le frappa, semblablement à une langue transformée en vielle larve, sa bouche s'était endolorie et, pendant plusieurs mois, il avait perdu la capacité de communiquer par la parole. Il réapprit néanmoins, à mouvoir ses lèvres avec le temps, mais ce fut avec un grand malheur qu'il observa que les atrocités qui s'en échappaient auraient forcé un diable à se couper les oreilles. Ébaubi était-il donc, d'entendre Noh déblatérer de telle façon, avec le calme souverain d'un grand Machaon Papilionidae, et la curiosité tremblante d'un jeune enfant qui découvrait l'éclat de ses grandes ailes bleues. Et puis Malik le voyait mystifier le bout d'articulation, et il en était terrifié. Si jamais, il était encore temps de l'ensevelir une bonne fois pour toutes.


- Tu l'aimais ? interrogea Malik, prit dans son observation de l'os. 

- Oui, je l'aimais. Mais je ne l'aime plus maintenant. Elle est pourrie. 

- Qui est-ce ? 

- C'est maman. N'essaye pas de t'excuser, je sais que tu n'en a pas envie. De toute façon, ta maladie te ferait mal. Il y a quelques temps, je pensais être guéri, mais ce n'était pas le cas.

- On s'y habitue, hein ?

- Non. On ne s'y habitue jamais. 


Dans le froid mortuaire, ils contemplèrent le gris ciel, baignant dans l'odeur de la terre humide, et leurs papillons bleus et jaunes qui s'entremêlaient, dansaient, colorés, entretenant le gouffre sans fin de leurs incertitudes.

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