peur du silence
Jean Jacques Sebille
Depuis les attentats de la 13 novembre dernier on entend la parole de cette génération que les médias ont baptisé en toute hâte génération bataclan. Elle s'exprime et crie haut et fort son refus de la peur, sa volonté de vivre librement comme avant et de ne pas céder à la terreur semée par ces commandos suicides. Ces intentions qui sonnent comme une méthode Coué ont du mal à dissiper le non dit, le chaos intérieur qui dévaste tous les parisiens et par ricochet tous les français dans une déflagration silencieuse et inaudible. Les silences font peur quand la parole libérée ne parvient plus à nous rassurer. Certes, on a lu de nombreux témoignages poignants de victimes ou de leurs proches qui exprimaient leur souffrance, leur effroi dans une dignité exemplaire. On a lu ou entendu également des musulmans hurler leur colère et appeler à la mobilisation de leurs pairs pour combattre ces forces destructrices qui ensanglantent la religion musulmane chaque fois qu'elles massacrent en son nom. Certes, j'ai vu tous ces visages de toutes origines, de toutes confessions venir se recueillir sur les lieux des crimes. J'ai ressenti cette grande fraternité, cette grande humanité qui unit les hommes et les femmes de bonne volonté. Certes on a entendu ici et là des paroles réconfortantes, des gens qui nous font garder espoir, des réactions qui réconcilient avec l'humanité. Toutes ces belles paroles qui réchauffent et redonnent foi. Mais il y a aussi les silences. Les milliers voire les millions de silence. Tout ce qu'on n'entend pas et qui risque de nous conduire au chaos. Ces silences me font peur. Pour commencer et par dessus tout, j'ai peur du silence des urnes qui donnera un premier verdict dans trois semaines et plus tard en 2017. Ce silence sera d'autant plus glaçant si par malheur, nous devions encore être frappés par la main terroriste. Les dirigeants d'un certain parti hyper radicalisé ont eu du mal à cacher leur bonheur. Autant de morts, ce sont des milliers d'électeurs tétanisés qui rejoignent leurs rangs. Les corps assassinés n'étaient pas encore refroidis que des mains se frottaient dans la perspective des prochaines victoires électorales. Pas de temps pour la compassion. D'ailleurs, les victimes ne sont jamais que ces bobos parisiens que Marine Lepen, ses nervis et tous les Zemour de l'hexagone abhorrent plus que tout, vu qu'ils sont et demeureront quoi qu'il advienne, viscéralement insensibles à leur parole haineuse, à leur vision rétrograde de la France. « Ça fait toujours ça de moins » ont-ils du penser tout bas. C'est quand même étrange que les ennemis de Daech soient également les ennemis de Lepen et de ses sbires. Etrange que les zones grises que cible la secte islamique, soient la France que combat idéologiquement le FN et l'ultime rempart face à son inexorable ascension. Certes, les frontistes ne tuent pas. D'ailleurs pourquoi le feraient-ils ? Ils n'ont pas besoin vu que d'autres s'en chargent.
J'ai peur aussi du silence des dirigeants de Daesh. Ces hommes qu'on ne voit jamais et qui manipulent ces êtres hébétés, habités par la haine, fanatisés à l'extrême. Eux aussi vont se réjouir des prochaines élections et de celles qui vont suivre. Les bons résultats du FN accomplissent leur rêve : éliminer les espaces paisibles de mixité et de coexistence, radicaliser la société française, dresser les uns contre les autres et créer les conditions d'une société disloquée qui se fissure de toute part.
J'ai peur du silence de Poutine qui se rêve en grand commandeur du monde chrétien et qui fantasme une Russie, cœur d'un occident dressé contre l'orient. Lui aussi doit jubiler en pariant que ces actes providentiels affaibliront encore un peu plus une union européenne aux abois. Les fonds qu'il octroie au FN et à d'autres formations européennes d'extrême droite vont bientôt porter les fruits escomptés.
J'ai peur aussi du silence d'une partie des musulmans qui se claquemurent dans une pratique de la religion toujours plus austère, anachronique et liberticide. Même s'ils condamnent les exactions commises, parce qu'ils ne sauraient les approuver, ils participent à ce grand retour en arrière généralisé, en perpétuant cette sale habitude prise par de nombreuses sociétés musulmanes qui consiste à mettre la religion sur la place publique au lieu de la confiner dans la sphère privée. Cette intrusion du religieux dans la vie civile s'accompagne de son lot de discriminations et d'intimidations. Pour eux pas question de réformes, de modernisation. Leur rigorisme est avant tout réactionnaire voire obscurantiste.
J'ai peur enfin du silence de certains jeunes de banlieues. J'en vois certains parmi ceux qui vivent à côté de chez moi à Saint Denis qui affichent des mines incroyablement impassibles. Leur silence est encore plus silencieux et impénétrable. Ces jeunes qui préfèrent parler de tout sauf de cela. On dirait qu'en parler les met mal à l'aise. Ils sont, semble-t-il, empêtrés dans une profonde confusion, pris au piège d'un infernal dilemme : ou se positionner aux côtés de leurs pairs, de leurs semblables, de leurs « frères » sachant qu'ils viennent de commettre l'irréparable, soit choisir le camp des victimes, des innocents avec lesquels ils ne partagent rien et qui sont tellement loin physiquement et culturellement, inaccessibles dans ce lointain Paris qui vit à l'intérieur du périph. J'ai peur de ce silence qui n'espère rien de la société, rien de la France et qui ne comprend pas ce qu'on a tous à perdre si la démocratie vacille.
Je vais continuer à lire tous ces gens qui n'ont pas peur, tous ces gens qui croient en des lendemains meilleurs. Je vais lire les témoignages écrits dans la dignité. Je vais écouter les voix sages et intelligentes qui nous éclairent sur le monde et l'avenir. Je vais me rassurer en écoutant les voix qui agissent contre les amalgames, contre toutes les dérives radicales. Je vais entendre les voix musulmanes qui parlent d'amour et de tolérance. Je vais voir mes amis et leur parler, les écouter pour me réconforter. Je vais faire taire ce silence assourdissant et pesant qui pourrait bien si on n'y prend garde faire tout péter.