PILLS STRATEGY

Claude Zsurger

Pills StRategy

Broadway sur Mer. Du rêve en robe bleue. Il n’a jamais su si c’était sa vraie couleur, ou si c’était le résultat d’une oxydation due aux mauvaises conditions de stockage des comprimés. Il n’en a cure, de toute façon. Il l’avale sans eau, résultat d’une si longue pratique qu’il a l’impression d’avoir avalé des pilules avant de sucer ses premiers bonbons. Aussi loin qu’il se souvienne, les médicaments et les drogues l’ont toujours fasciné. Enfant, il voyait sourdre de ces flacons un potentiel illimité. Cela relevait de la magie à ses yeux. Tandis qu’il retourne à sa table à dessin, le portable sonne, c'est Carla qui se soucie de sa livraison.

-         Don’t worry, ma puce, ça roule. Il y en a maximum pour 24 heures…

Elle a raccroché furieuse, mais il s’en fout : sa livraison, il y a longtemps que son foie industrieux l’a métabolisée. C’était quoi, déjà ? Ah oui, les Moraxyl roses pâles de lundi. Elles l’ont fait planer pendant huit heures. Mais attention, planer en bossant ! Parce qu’il ne plane que lorsqu’il bosse, c’est son credo. Il se lève pour aller boire et au passage, comme il stresse un peu, il gobe une petite pill de down posée dans une coupelle sur le réfrigérateur … Celles-là, les Free Sun, il en a quand il veut par son frère Mathias qui les lui donne. Ca ne bouscule pas ses fameux chakras et il peut continuer à méditer tout en déblatérant sur l’avenir des dauphins, la pureté du cristal et toutes ses choses qui lui sont indispensables, à Mathias, à commencer par l'herbe, pour continuer à plus de 40 balais, à jouer les gamins cools. Et c’est vrai qu’à sa manière, il endigue un peu le flux, le Mathias. Mais il est vraiment trop largué. Il se dit que vu l’heure, il peut aussi bien prendre une MDK, ça lui permettra de sauter le repas de midi, et peut-être même celui de ce soir. Toujours ça de gagné, et comme cela il pourra bosser d’avantage au dessin qu’il doit rendre. La gélule rouge et noire file donc rejoindre le Free Sun et la Broadway de ce matin dans son estomac. Miam ! La vie est belle. Il se rassoit, et se remet au boulot tout en pensant distraitement à Carla. Carla la poupée, qui écume toutes les officines de beauté pour traquer le produit miracle qui va préserver à tout jamais son teint de porcelaine. Qui lit les rubriques beauté des magazines de filles comme les chapitres d’une bible écrite pour elle.  Elle est rangée dans son inventaire des coups à la rubrique « TPC » pour Tout Petit Con. C’est vrai qu’elle est très étroite, Carla. Chaque fois qu’ils ont baisé, il a eu l’impression que c’était la première fois de sa vie qu’elle était pénétrée. Ce n’était pas pour lui déplaire, d’ailleurs. Il rallume son ordinateur et scanne le trait au noir qu’il vient de terminer. Au moment d’enregistrer le fichier, un léger voile passe devant ses yeux, un court instant : sûrement le MDK qui étend ses nappes d’enzymes. Mais Débo l’a affranchie des effets secondaires, le jour où, de retour du Marathon de New York, elle lui en a donné une pleine boite :

-         C’est ce que prenne les DJ New Yorkais, tu n’as jamais vu du speed comme ça ! Je te file tout le stock. Ce machin est fait pour toi ! Mais gaffe, ça monte par étape, ça te grignote en plusieurs couches et il faut que tu gardes à porter de main de quoi calmer la bête. 

-         Et toi, pourquoi tu n’en prends pas ?

-         T’es fou ? Moi je ne marche qu’à l’adrénaline et aux endorphines ! Il me faut de l’effort et de la peur.

Débo et ses sauts à l’élastique, ses triathlons masos, ses séances de muscu qui la menaient dans un état extatique. Il a déjà recollé les morceaux pour elle, les fois où elle était allée un peu trop loin. Difficile à croire qu’ils peuvent être amis, alors qu’ils sont si différents. Bon. Qu’à cela ne tienne, il attrape deux Urbanex 1000 dans la boite réservée aux déstressants et les gobe sans même s’en rendre compte. Ensuite, il enchaîne la mise en couleur, l’impression sur arche 200 grammes, et il commence son boulot d’aquarelle qui l’amène tranquillement jusqu’à 15 heures. Dans la foulée, il descend 2 bières et une poignée de Free Sun, parce que depuis un petit moment, son cœur a recommencé à s’emballer un peu trop, c’est le MDK qui remonte. La première fois qu’il en a pris, il est resté debout trois jours, à parler et à gesticuler. Ca ne voulait pas s’arrêter, un peu comme s’il avait eu une perf de cocaïne dans le bras. Debo n’avait vraiment pas exagéré. En attendant que le palpitant redescende, il suçote distraitement un comprimé d’Anafrodil, juste pour le goût, et parce que c’est souverain contre le manque de zen. Il est là, en train de regarder son épreuve aquarellée qui sèche. Il pense à tout ce qu’on peut voir et qu’on peut raconter sur l’encre et l’aquarelle lorsqu’on a l’imagination de son ami Zoltan. Il l’écouterait des heures celui-là, lorsqu’il débarque chez lui, se sert un verre, et demande à voir ses derniers dessins. A chaque fois, c’est une sorte de petit miracle. Le Zoltan, il réussit avec ses mots, à lui faire voir des choses qu’il n’a même pas conscience d’avoir mis dans ses dessins. Et puis surtout, il y a tout ce qui passe sur son visage pendant qu’il parle de la peinture, des courants de l’art, des influences et des représentations. Ses traits changent, on oublie qu’il a déjà un demi-siècle derrière lui, sa culture le garde neuf. Mais le visage sans age de Zoltan s’efface parce qu’on sonne à la porte. Un courant de speed parano le traverse, et pendant un instant il pense qu’il doit tout faire disparaître, c’est forcément quelqu’un qui en veut à son stock. Mais ça n’a fait que l’effleurer, il sait pertinemment que pour la plupart des gens, il est considéré comme quelqu’un de clean. Alors, il va à la porte, mais se paye quand même un œil dans le judas, pour la forme. C’est une tête qu’il ne connaît pas, une femme assez jolie dont le visage ne lui dit rien. Alors un peu Georges, il lance un «  c’est pourquoi ? » digne d’une concierge en préretraite. La femme, derrière la porte, fait :

-         Vous êtes bien Némo Lomax ?  L’illustrateur ? 

 Il ouvre la porte, rassuré par l’urgence du  timbre. Ca sonne comme une voix d’huissier, ou de jeune clerc, pas comme la voix d’un flic. Elle est belle, de la sape de luxe et elle annonce cash la couleur. 

-         J’ai un prix à vous remettre, vous n’avez qu’à signer là.

-         C’est quoi cette arnaque, j’ai rien commandé, et je suis pas le genre à faire des concours ! Vous devez vous tromper de personne …

-         Ne vous emballez pas, c’est bien un paquet pour vous et ça n’a rien d’un concours. En fait, il s’agit plutôt d’une prime.

-         Mais vous êtes quoi ? Coursière ? Postière ? Livreuse de paquets …

-         En fait je travaille pour une compagnie d’assurance vieillesse. Le Sablier.

-         Jamais entendu parler. Mais j’avais bien flairé l’embrouille. Ecoutez, là, je suis un peu à la bourre, alors vous allez gentiment sortir, et pourquoi vous n’iriez pas vendre votre soupe en face ? Regardez, il y a plein de sonnettes qui vous tendent les bras derrière…

-         Monsieur Lomax, je suis désolée que vous le preniez comme cela, j’ai du mal m’exprimer. Je ne suis pas là pour vous vendre quoi que se soit. Ma seule intention est de vous remettre ce paquet et de vous faire signer ce reçu pour attester que le prix vous a bien été remis. C’est absolument tout.

-         OK, on admet que je suis un peu chatouilleux sur les ventes forcées, et les machins de ce genre. C’est quoi, le prix ?

-         Je n’en ai pas la moindre idée, Monsieur Lomax. Mais si vous voulez bien signer cet inoffensif reçu, vous aurez ensuite tout le loisir de le découvrir.

Il prend le papier qu’elle lui tend en même temps qu’un stylo, et après l’avoir ausculté méticuleusement, il est obligé de reconnaître que ce n’est bel et bien qu’un inoffensif reçu. Alors, il appose sa belle signature en bas, et lui rend le ticket et son stylo. Elle fait disparaître tout ça dans un sac dont elle extrait un petit paquet emballé dans un papier siglé « Le Sablier ». En graphiste averti, il ne lui faut pas deux plombes pour réaliser que le logo fait bidon. Ca a l’air fait main, ça pue le coup monté. Mais quand il relève la tête pour le dire à la fille, elle n’est plus là et il n’a rien vu. Soufflé par le mystère de cette disparition, il referme sa porte en pensant que la Broadway a pu introduire un temps de latence dans sa perception du mouvement. Ouais, ça doit être ça. N’empêche qu’il est sur qu’elle n’a jamais eu le temps de se tirer, il a juste baissé les yeux sur le paquet. Bon, on zappe. Quoiqu’il en soit, maintenant, le mal est fait, il est là, le képa. Parlons- en, justement, ça s’ouvre comme une fleur lorsqu’il le pose sur son bureau, décidément le mystère continue. A l’intérieur, un écrin de bijou en velours rouge sang, et au centre de l’écrin, une pilule un peu nacrée. Il se dit c’est bon, j’ai compris l’idée, c’est Carla qui me fait le coup, et c’est pour ça qu’elle a téléphoné tout à l’heure, pour être sûre que je serais là. Non, ça ne ressemble pas à du Carla de monter un truc aussi sophistiqué, plutôt Zoltan qui adore la mystification. A tout hasard, il prend la pilule entre le pouce et l’index – elle est plus lourde que tout les médocs qu’il connaît – et la renifle : légère odeur de cannelle, peut-être de menthe. Ca ne lui dit rien. Il soulève l’écrin, et hop, dessous un vrai roman sur papier bible qui se déplie, la magie continue. Il attrape le feuillet qui vole presque, c’est léger comme des ailes de fée. D’abord il ne voit rien, les caractères sont comme en suspension, et d’un coup ça s’imprime, d’abord sur ses rétines et puis sur le papier. Il y a le logo « Le Sablier »  en grand sur le milieu, on dirait des caractères médiévaux, et dessous quelque chose comme une série de chiffres… Non, ce sont des lettres, ca se forme pendant qu’il lit. Voilà, c’est stabilisé :

Les Cinq états Généraux du Sablier.

 

Premier état : « Dona Bella ». Pour toutes celles et ceux, qui comme la douce Carla veulent garder leur image idéale, nous avons mille et une ruses à votre disposition.

 

Second état : « Spirit Line ». Soyez comme le grand Zoltan capable d’arrêter le temps par la seule force des mots, que le logos soit votre fer de lance.

 

Troisième état : « Baba Way ». A l’abri des tracas qui salissent la vie, comme les guerres, l’argent, les famines, les soucis, vous planerez longtemps sur notre nuage, à l’image de Mathias qui lui l’a bien compris.

 

Quatrième état : « Body First «. Défiez le passage  des ans en prenant à bras le corps l’entretien du votre par l’effort. Et comme pour Déborah, pour vous le temps ne passera.

 

Enfin voici le cinquième état, spécialement conçu pour toi. Avec lui tu découvriras ce que veut dire le Nirvana.

Bon OK, c’est bien un des quatre qui a fait le coup. Ca ne mange pas de pain. Il est rassuré. Mais en même temps il pense qu’il y a quelque chose qui ne colle pas. Il sait qu’aucun d’eux ne se serait donné la peine d’inventer un truc pareil. C’est quand même drôlement chiadé, pour une blague. Mais il repense tout d’un coup à son dessin  et à l’heure qui tourne – 17 heures ! - et il laisse tomber le paquet intrus dans un coin pour retourner à son boulot. L’heure suivante se passe à rescanner son travail aquarellé et à lui faire subir de subtiles incrustations de textures 3D pour améliorer le rendu final. Plusieurs fois, pendant qu’il est devant son écran, il se retourne pour regarder la pilule posée sur l’écrin. A chaque fois il est troublé de voir qu’elle scintille de reflets différents. Mais ce qui le fascine et le rend furieux, c’est de ne pas réussir à mettre un nom sur cette pilule : il connaît pourtant la psycho-pharmacopée sur le bout des doigts, le Vidal est son bréviaire, et là, il faut l’avouer, il cale.

Ce n’est qu’après avoir envoyé le mail de son épreuve achevée qu’il va s’accorder enfin une pause. Il reste pensif, un court instant, les mains croisées derrière la tête, et subitement n’écoutant que la voix pressante de l’appétit et de la curiosité, il se jette sur la pilule et l’avale.

Il est brûlant. Il a froid. Il est bien. Il grelotte. Il a mal partout. Il sent ses dents qui poussent dans ses gencives. Il est trop bien. Est-ce qu’il dort ? Il ne sait plus ou il est. Il est couché sur du sable. Au loin il aperçoit comme des parois de verre. Le sable crisse imperceptiblement, une douce musique latente et rassurante. C’est le chant du temps qui s’écoule. Il est allongé et il est bien. C’est comme une matrice. Son dos repose sur le sable et il pourrait se lever s’il en éprouvait le désir. Mais est-ce qu’il le veut ? Un long moment s’écoule et peut-être qu’il dort. Oui, il a du dormir parce qu’il a l’impression que les parois de verre ont changé de place, elles se rapprochent. Elles ne sont plus à l’horizon, elles sont tangibles et il voit qu’elles sont courbes. Le bruit du sable est plus fort. Les parois se rapprochent encore. Il se lève  et marche vers les bords. Il lui est donné de comprendre. Il est dans le sablier. Sans qu’il sache comment, le sable prend subitement des formes, sortes de glyphes qu’il comprend. Il voit le glyphe de l’esprit, il a la forme de son ami Zoltan. C’est comme une lame de sable qui se dresse en travers des parois et qui empêche, pendant un temps, le flux du sablier de couler. Puis il est remplacé par un nouveau glyphe, celui du corps souverain de Déborah, et il voit comment la forme s’enchâsse dans le sable et en ralentit la chute. Ensuite lui succède le glyphe alambiqué de la pensée baba qui a forme de son frère Mathias, puis le glyphe parfait de la belle Carla, et il voit comment tous deux ralentissent le temps. Enfin les formes disparaissent et il sait que son heure est venue. Les parois du sablier se sont tant rapprochées qu’il peut les toucher en écartant les bras. Le crissement du sable qui s’écoule est devenu strident. Il glisse de plus en plus, une spirale s’est formée sous ses pieds. Et à l’instant où il va cesser d’espérer, son glyphe se forme. C’est une pilule, bien sûr, et il repose sur elle. Toute constituée de sable, elle est venue s’interposer entre lui et le flux, formant barrage à l’inéluctable. Et il voit que contrairement aux autres glyphes, celui-ci demeure. Il est parfaitement ancré. Et le temps s’arrête.

Ils sont à la terrasse du Splendid. Le temps est maussade mais il ne fait pas froid. Pourtant, ils frissonnent souvent. Tous les quatre ont pleuré. Carla essuie encore une larme et Mathias renifle. Ils ne parviennent  pas à surmonter la stupeur dans laquelle les a plongé la mort de Némo.

-      C’est dingue, quand même, une rupture d’anévrisme ! Il  était plus jeune que moi !

-      Ceci dit, avec tout ce qu’il prenait, ça n’a rien d’étonnant…

-      Il n’était pas très en forme, je lui avais dit de venir s’entraîner avec moi …

-      Vous avez vu son visage, comme il avait l’air zen…

Tandis qu’ils conversent à mi-voix, une jeune fille s’approche de leur table et leur tend une main sale avec ostentation …

-      Une petite pièce, bonjour m’sieurs-dames !

Mais  comme aucun des quatre ne réagit, la jeune fille s’éloigne en maugréant « vieux cons ».

C’est tout juste si Mathias lève un œil et remarque le sablier brodé dans le dos de son blouson.

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