Pilules

My Martin

Les Dieux me rendent visite Un Dieu ou une Déesse, une Nymphe, un Demi-Dieu Ils descendent en moi. Ils prennent possession de moi Qui vient ce soir ?..

J'ai toujours été passionné par les Dieux, par la mythologie. Les Dieux, leurs vies, leurs combats, leurs amours,...

Ils semblent loin de nous, pauvres mortels, mais ils naissent, vivent et meurent comme nous, oubliés. Un Dieu, s'il n'est pas honoré, admiré, adoré, si personne ne lui adresse de prières, que devient-il ? Il rejoint un groupe, une cohorte de bras cassés, de brèche-dents, des Dieux coupés de la vie, de la réalité. Sans utilité, sans essence, transparents, évanescents.

Pourquoi se fatiguer, vouloir exister ?





J'ai lu que les Trous Noirs -je me passionne pour l'astronomie- s'évaporaient. Des particules peuvent exister hors des Trous Noirs, elles s'évadent en quelque sorte, elles déséquilibrent la soupe interne. A la longue, le Trou Noir maigrit, maigrit, il finit par disparaître après des milliards d'années. Mais des milliards d'années ou des milliardièmes de seconde, quelle différence à l'échelle de l'Univers ?

Les Trous Noirs : tout y entre, rien n'en sort. Matrices au centre des galaxies, ils aspirent tout, ils finiront par nous avaler, par tout avaler. La fin du monde, la fin d'un monde. Mais nous rejaillirons ailleurs.

Les Trous Noirs sont connectés aux Trous Blancs, des Fontaines : tout en sort, rien n'y entre. Les deux faces d'une même réalité. Les Trous Noirs et les Fontaines Blanches s'équilibrent, reliés par des cordes, en forme de ruban de Möbius, ruban à une seule face. Sans début, ni fin.


Je lis, je lis beaucoup. Le jour, la nuit. Je peux oublier de manger, de dormir, je n'oublie jamais de lire. Je mélange, je comprends à mon idée. Je brode, je comble les manques. Je suis tranquille, j'ai toujours une explication.

Chez moi, les pièces sont vides mais partout des livres, des piles de livres et de cahiers. Mes compagnons de vie, mes amis.


Les Dieux... Ils peuvent aller au ciel, sous terre, rechercher quelqu'un en Enfer, le ramener à la vie, lui accorder la jeunesse, la beauté éternelle, le tester, l'accabler de malheurs jusqu'à la fin des temps,... Ils sont dans les arbres, les pierres, les sources.

Alors il faut prier les Dieux, pour se concilier leurs bonnes grâces, pour ne pas se faire remarquer. Moi, je n'aime pas me faire remarquer, je rase les murs, je rase la vie.

Je ne crois en rien mais je prie les Dieux, tous les Dieux, les connus, les moins connus, les inconnus.

Ils me le rendent bien, ils me rendent visite. Un Dieu, une Déesse, une Nymphe, un Demi-Dieu, je ne sais pas, selon leurs disponibilités.

Ils viennent. Ils descendent en moi. Ils prennent possession de moi.





J'ai mal à la tête, je suis fiévreux. Je suis réceptif, ils vont venir.

Volets fermés, rideaux tirés. Je suis dans ma chambre, je me déshabille devant le miroir de l'armoire. Nu, je m'assieds sur le lit. Mon reflet est laid dans le miroir, maigre, la mine défaite, des lunettes sur mes yeux de myope. Le sexe en berne.

Les démangeaisons viennent, la transmutation commence. Entre les yeux, un point rouge se creuse sur le front, à l'emplacement du troisième œil, contact mystique. J'entaille avec l'ongle du pouce puis lentement, méthodiquement, dégage mon visage. Pas de douleur, comme on pèle un oignon. La peau est fine, transparente, sèche, une peau trop étroite de serpent qui mue. Sur tout le corps, je retire la peau par lambeaux.

Mon corps, les nerfs blancs, les muscles, je suis écorché, rose et nu, neuf au monde.





Mes mains s'étirent, se déforment en pattes, mes ongles se recourbent en lames de poignard. Je grandis, mes épaules s'élargissent en triangle, mes hanches se resserrent, mes cuisses s'allongent. Les ongles de mes pieds sont des lames de poignard. Des crocs en sabre sortent de ma bouche, retroussent mes babines.

La couleur de mon corps change, vert avec des zones blanches, un corps humide, brillant, gluant. Phosphorescent. Mes tempes se fendent en ouïes, d'où croissent des organes ramifiés, des branchies rouges.

Je ne suis plus rabougri, limité, étriqué, castré.

Je m'étire. Une sensualité nouvelle m'inonde en vagues voluptueuses, des sensations, des connexions se multiplient très vite, des dimensions nouvelles. Sexe en tronc d'arbre, triomphant. Je suis moi.

Je cours à travers l'appartement, la rue déserte. Je plonge dans la Rivière froide.

Je nage sous l'eau, en profondeur, m'enfouis dans la vase soyeuse. Je suis à l'affût, des poissons furtifs me frôlent. Je perçois les mouvements. Mon corps vibre à la vie autour de moi.

Je mords une anguille, la sectionne en deux, l'avale.

Je nage des heures durant, aiguise mes griffes et mes crocs sur les rochers immergés. Mes crocs écorchent mes lèvres, je saigne.

J'ai faim.





Sur le banc, je le remarque ; un marginal, âgé. Je l'ai déjà rencontré. Il ne mendie pas, ne parle à personne. Il reste là, sur un banc métallique, avant la passerelle. Il est allongé sur le côté, jambes pliées, la tête sur son sac à dos.

A proximité, un chien jaune. Il descend au bord de l'eau pour boire.

Je m'approche. A la surface de l'eau, aucune ride ne trahit mon mouvement. Je suis près. D'un geste rapide, ma main emprisonne son museau, j'entraîne l'animal sous l'eau, jusqu'au souple lit de vase qui nous engloutit.

...





La lumière plus forte me blesse les yeux. La Cité bruit. Je n'ai rien à craindre, ils ne peuvent pas me voir, je suis dans une autre réalité.

Je sors de l'eau. La rue, proche de la résidence.

Une gamine fait du vélo dans la rue. La gamine.

Je la connais, je ne l'aime pas, elle ne m'aime pas. Une peste au visage vulgaire, livrée à elle-même. Elle me jette des cailloux, lorsque je sors sur ma terrasse. Alors je ne vais plus sur ma terrasse.

Elle cogne sur ma porte d'entrée. Elle met des ordures dans ma boîte à lettres.

Elle tourne la tête vers moi. Elle tend le bras, dit quelques mots.

Elle est seule.

...





Je me réveille avec des idées confuses. J'ai des impressions furtives.

Qui est venu ? Je me plonge dans mes livres de spécialistes, mes encyclopédies. Des Dieux de toutes formes ont existé, à qui l'on rendait des cultes de toutes sortes. Des Dieux Fauves, des Dieux Serpents,... Le Dieu Griffu n'est pas référencé.

Un Dieu ancien représentait le renouveau de la nature, il s'écorchait lui-même pour nourrir ses fidèles, comme on se dégage d'enveloppes trop étroites.

On l'adorait en écorchant des prisonniers. Le prêtre se couvrait de la peau du sacrifié, dansait jusqu'à la transe devant le feu sacré. Alors le Dieu parlait par sa voix, proférait des oracles, disait qui sacrifier, pour que l'eau ne manque pas, que les récoltes soient bonnes.

Qui est venu ? Peut-être un Dieu Inconnu, d'un autre monde. Sans nom.

Je referme mes livres.





Je descends au bord de la Rivière, là où le marginal a ses habitudes. Le banc est libre, personne. Aucune trace au bord de l'eau. Je parcours les rues de la Cité, les marginaux occupent des endroits précis selon leurs affinités.

Je vais à la médiathèque où je l'ai vu plusieurs fois. Je prends au hasard un livre d'art sur le rayonnage, le feuillette, l'esprit ailleurs. Le temps passe. Le marginal arrive, j'entends son pas caractéristique, il traîne les pieds.

Il va au comptoir, dit quelques mots au jeune responsable qui acquiesce, met le casque sur la tête et s'enferme dans son écoute. Son visage est impassible.

Il écoute intensément, le regard fixe. Je n'ai rien à lui dire.

Il pose le casque sur le comptoir et part. Le bruit de son pas traînant décroît.





-"Réveillez-vous, réveillez-vous."

Je suis couché, ma contact est penchée sur moi.

Elle sent le désinfectant. Je ne l'ai pas entendu entrer. La porte n'est jamais fermée à clé. Ses yeux bleus, son sourire, ses dents blanches, sa force, elle me glace.

"-Vous allez bien ? Levez-vous, je vais faire votre toilette."

Je vais dans la salle de bains. Je m'assieds dans la baignoire. Elle me lave avec le gant savonneux. Je suis minable.

-"Vous avez des traces sur le corps. Des écorchures ?.."

Je ne sais pas quoi répondre.

-"Peut-être en dormant..."

-"Elles sont profondes. Votre pyjama est taché de sang. Vous n'avez pas mal ? "

-"Non."

-"Vous ne devez pas vous griffer, vous le savez. Je vais vérifier vos ongles."





Trois policiers me font face, massifs, vêtus de noir, l'insigne au revers du blouson. Le plus jeune s'adresse à moi :

-"Nous avons ordre de perquisitionner l'appartement. Ne bougez pas. Où sont votre portable, votre ordinateur ?"

-"Je n'en ai pas."

Ils ouvrent les placards, les tiroirs, fouillent dans la cuisine, la poubelle.

Un policier revient, ouvre la main devant ma contact. Dans sa main, des pilules rouges.

-"Des médicaments ?"

-"Oui. Il doit les prendre tous les jours."

-"Elles étaient dans la poubelle de la cuisine."

-"Vous ne prenez pas vos médicaments ?"

-"Si mais pas ces pilules rouges, elles me donnent mal au ventre. Je n'ai rien fait. "

-"Emmenez-le. Passez-lui la camisole."





Je suis assis dans un bureau crasseux, des piles de dossiers. Des taches, un trou dans le plafond. Une odeur de sueur froide. Le gradé me fixe du regard.

-"Où est Cory ?"

-"Cory ?"

-"La fille de votre voisine. Vous la connaissez ?"

-"Non. Enfin, un peu, on habite dans le même immeuble."

-"La mère a porté plainte contre vous. Vous les harcelez : vous suivez sa fille dans la rue, on vous a signalé près de son école. Vous jetez des cailloux lorsqu'elles sont sur leur terrasse."

-"Non, je n'ai..."

-"Vous avez eu les mêmes problèmes précédemment, plusieurs plaintes des voisins : harcèlement, malveillance. Vous avez dû déménager."

-"Non, ils mentent, je n'ai rien fait."

Il ouvre un cahier et lit à voix haute :

-"J'ai toujours été passionné par les Dieux, la mythologie,...

Les griffes, les crocs, la Rivière... Ces cahiers couverts de votre écriture, nous en avons des dizaines. Ce que vous faites, ce que vous pensez, ... Expliquez-moi."


Expliquer quoi ? Ils savent tout de moi, ils me connaissent mieux que je me connais. Je me tais.

Il interroge, insiste, s'énerve, hurle. Ils me renvoient dans ma cellule.





Ils ont retrouvé Cory. Elle a fugué, pris le train pour rejoindre un garçon. Elle était dans un squat. Ils la soignent. La mère a retiré sa plainte.

Je suis revenu dans mon appartement. Je n'en sors plus. Je ferme les rideaux, les volets, je vis dans un autre monde, pas le leur. Le mien est beau, si beau.

Je remplis mes cahiers :

J'ai toujours été passionné par les Dieux, par la mythologie. Les Dieux, leurs vies, leurs combats, leurs amours,...



Qui vient ce soir ?..


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