Place réservée

Jean Marc Kerviche

Course à perdre haleine

Place réservée                

               

            Ce matin, je pars pour Genève et je viens seulement de me réveiller.

          Quelle déveine, je n'ai plus le temps de rêvasser, mon train est douze heures et il est onze heures passées !

           J'avais prévu de me lever deux heures avant pour être large et voici qu'il va me falloir courir contre la montre. Il me reste une heure, une heure tout juste, une heure à peine, et tout ce que j'espère est que rien ne vienne me gêner pour entraver ma course et me faire perdre du temps. Il ne faut pas que je traine, plus une seule seconde à perdre...

      ... Enfin, j'arrive en gare. Déjà définir entre le hall 1 et 2. Après un rapide coup d'œil au tableau d'affichage des départs, je constate que je suis dans le bon hall, encore quelques secondes de gagnées.

          Mais quel quai ? Ils viennent juste de changer les informations qui défilent. Je cherche dans la liste interminable que le tableau propose et m'aperçois qu'il ne me reste plus que 4 minutes.

           Je cours, slalome entre les voyageurs inattentifs, en bouscule certains le nez en l'air comme moi quelques secondes auparavant tout à leur préoccupation de leur départ ou de leurs retrouvailles.

                Je suis à bout de souffle.

             Vite, vite, le train n'attend pas. Je me précipite vers le quai pour faire valider mon billet et m'énerve contre cette satanée machine qui ne marche pas. On a beau présenter son ticket dans tous les sens, rien à faire, la réussite n'est pas son domaine. Je perds patience, vocifère contre l'appareil, impuissant que je suis. J'en avise un autre à quelques pas de là, m'y rends, recommence l'opération toujours sans succès. Plus je m'énerve, moins ça marche.

               Il faut que je me reprenne, que je me calme. Ce n'est pas possible, je dois faire une fausse manipulation et dire que le temps court ma perte. C'est sûr, je vais rater mon train…

              Enfin, miracle, l'engin daigne oblitérer mon sésame. Sans plus attendre, je me précipite et m'engage entre des portiques nouvellement installés qui, par chance, ne sont pas encore en service. Ils m'auraient à coup sûr retardé. Là encore de précieuses secondes d'épargnées.

      Encore deux minutes, peut-être trois, je n'aurais vraisemblablement pas le temps d'arriver à la place qui m'est destinée. L'essentiel est que je monte dans ce train qui ne va pas m'attendre. Je vole vers la dernière voiture. J'aurais toujours le temps de trouver ma place après le départ en remontant les wagons, dussé-je tous les traverser.

           Encore une minute, deux tout au plus et le train va refermer ses portes. Je me vois en finale d'un cent mètres ou plutôt un cent dix mètres haies car je saute par-dessus des bagages restés à terre, handicapé par mon sac à dos, lourd de surcroît. Je m'envole presque et sans plus de réflexion, je me jette comme sur une ligne d'arrivée pour m'engouffrer par la porte encore ouverte du dernier wagon qui m'accueille avant que celle-ci ne se referme.

          Ouf, ça y est, j'y suis, je respire... je m'apaise. Mais soudain une idée m'envahit. Quand je pense que j'ai failli le rater. Qu'aurais-je trouvé comme excuse à fournir à celle qui m'attend dans quatre heures sur le quai à Genève ? Mieux vaut ne pas y penser.

            Un poids énorme s'envole de ma poitrine et soulage mon cœur.

                A peine cette pensée évacuée que la porte coulissante se referme et se verrouille derrière moi. Je médite sur mon indolence. Encore une fois, une fois de trop, un jour cette habitude insidieuse d'arriver toujours en retard me jouera des tours.

          Le train s'ébranle, glisse doucement entre d'autres rames de TGV à l'arrêt et sans à-coups prend peu à peu de la vitesse.

                Je m'éponge le front, le visage et les aisselles, reviens sur mes ennuis du matin, sources de mes empêchements. Mon réveil d'abord qui n'a pas sonné, le café qu'il a fallu que je réchauffe pour finalement l'oublier sur la table, la douche, froide pour ne pas avoir attendu que la chaleur progresse et s'installe dans les tuyaux et ce bouchon du tube de dentifrice que je venais d'acheter la veille et qui est malencontreusement tombé je ne sais où, et que je n'ai pas retrouvé malgré une recherche à plat ventre sous le meuble de la salle de bain, si bien qu'il ne m'a pas été possible d'emmener avec moi ce tube sans bouchon. Première chose à me procurer à mon arrivée, il faut que je m'en souvienne.

            Et puis une course à perdre haleine sur les trottoirs et dans les couloirs du métro pour gagner de précieuses secondes jusqu'à cet ascenseur maléfique que je n'aurais pas dû prendre dans lequel j'ai failli rester bloqué.

             Oui, j'ai eu de la chance ! On peut le dire. Je suis en nage mais je soupire d'aise. Encore une fois, on peut dire que je l'ai échappé belle. A chaque fois, je ne sais pas ce qui se passe chez moi mais je m'arrange toujours pour arriver à la dernière minute.   

       Il ne me reste plus qu'à rejoindre mon wagon, j'ai maintenant tout mon temps pour atteindre mon siège.

        Après avoir parcouru l'allée centrale de cinq ou six voitures, croisé et dérangé de nombreuses personnes, j'arrive enfin à la place qui m'est réservée.

              Quelqu'un l'occupe. C'est bien ma chance. Comme si ce n'était pas suffisant pour couronner le tout. Il va falloir que je le déloge. Je sors mon billet et je le lui montre pour qu'il se lève et me cède la place.

             Il me dit qu'il regrette mais il occupe la bonne place, la sienne, et me montre son ticket où il stipulé que nous avons la même.

            Encore un problème dû à la SNCF ! J'enrage. Lui aussi, mais il ne veut en aucun cas se lever.

                - J'y suis, j'y reste me rétorque-t-il.

                Je suis dépité, mais résolu à me plaindre en haut lieu. C'est proprement inadmissible. Furieux contre la SNCF, je râle comme j'en ai l'habitude. Les critiques c'est mon affaire, j'ameute tout le wagon jusqu'à ce qu'un voyageur contrarié par mes observations me signale une place libre non loin d'où je suis.

             J'arrête mes invectives et je m'assieds contraint et forcé, bien obligé d'en rabattre, mais soudain une idée insidieuse m'envahit et mon inquiétude un court instant contenue se réveille. La place est libre jusqu'à ce que très certainement quelqu'un vienne me la réclamer à un prochain arrêt du train.

         Je sors un livre de mon sac, l'ouvre au hasard cherchant avant tout à me modérer, et finalement le referme. Je n'ai pas la tête à lire.

        Je relègue mon livre et prends mon bloc note et, énervé autant que je puisse l'être, commence une missive contre l'administration de la SNCF et leur logiciel tant vanté que je considère à la noix.  

       Je devine déjà leur réponse. Je les imagine contrits et obligés de me dédommager pour ce préjudice. Car c'en est un ! Si je n'avais pas trouvé la place où je suis assis nul doute qu'il m'aurait fallu faire tout mon voyage debout.     

       Et je réfléchis. Il me faut recopier le billet de l'autre voyageur, celui qui occupe ma place, et tous les détails y afférant pour justifier ma demande. Construire mon argumentaire et recueillir les preuves de mon courroux.

      Mais ce voyageur voudra-t-il me tendre le billet sans craindre que je le lui subtilise. Je doute de sa confiance. A sa place je manifesterais une circonspection bien légitime.

           Je me suis tellement montré désagréable envers lui que je doute de son bon vouloir. Néanmoins, je me lève et me dirige vers lui, mon billet en main pour preuve de ma bonne foi qui ne peut être mise en cause. Et je m'adresse à lui :

          - Pourrais-je avoir le détail de votre billet, et votre nom, afin d'avoir le maximum d'informations pour justifier ma réclamation.

           - Bien sûr ! Je crois que si j'étais arrivé après vous, je vous aurais prié d'aller vous asseoir ailleurs et j'aurais très certainement eu les égards que vous n'avez pas eu envers moi. Et maintenant qui me dit qu'une fois en main, vous ne garderez pas mon billet avec vous ou qui me dit que vous n'allez pas me le déchirer ?

               Je reste sans voix.

               Il ne me reste plus qu'à trouver un contrôleur.

             Et me voici à arpenter toute la longueur du train pour en quérir un.

         En vain. Je ne trouve personne. Personne à qui me plaindre.

                Pour une fois pas de contrôleur. C'est bien ma chance. Personne vers qui me retourner et recevoir mon désappointement. Je désespère. Tous ces gens s'en fichent. Ah ! Ce fameux individualisme à la française. Ils ont leur place et se fiche de ce qui arrive aux autres.

           Déconfit, je me rassieds… Mais que vois-je ? J'ai dû rêver. On vient de passer Lyon ! Ce n'est pas possible, normalement à Macon, il prend la direction de Bourg-en-Bresse, Bellegarde, Genève...

            Un étourdissement me gagne, je commence à défaillir.

           J'angoisse. Me serais-je trompé de train ? Comment m'en assurer ? Je ne vais tout de même pas retourner voir la personne que je cherchais à déloger.

          J'ai bien vu son ticket, mais aussi comment aurais-je pu m'enquérir de la destination du train alors que ne m'importait que la place assise qui m'était assignée.

          Un rapide coup à mon billet pour me confirmer ma gare d'arrivée : Genève-Cornavin.

           Il ne me reste plus qu'à demander à un autre voyageur où il descend et je serais fixé. Mais je dois changer de wagon. Ici, j'ai assez fait de scandale, crée le trouble et le désordre. Presque l'émeute. Ils diront que je ne tiens pas en place et que je vais encore les importuner.

           Je me lève, prends mon sac et me déplace vers l'avant. De deux wagons, c'est bien le moins que je doive me déplacer et jette mon dévolu sur une personne aux cheveux grisonnants :

           - Monsieur, me permettez-vous une question ?

           - Dites !

           - Sans être indiscret, où descendez-vous ?

           - A Béziers !...

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