PLAIE D'AMOUR N'EST PAS MORTELLE

Christophe Dugave

Cette nouvelle est parue avec 24 autres dans le recueil "Vingt-cinq nuances de noir" chez Lignes Imaginaires en 2016 (ISBN 978-2-9523340-1-3), © Lignes Imaginaires/C. Dugave 2016.

J'ai mal. Tu m'as ouverte et vidée comme une boîte de conserve, chiffonnée et jetée comme un Kleenex usagé. Tu as volé mes illusions, brisé mes rêves. De nous, il ne me reste plus que des photos déchirées par dépit, un cœur en miettes et des morceaux de toi un peu partout dans ce chez nous qui pour moi est un tombeau. Le sel de mes larmes brûle plus sûrement que le feu. Mais rassure-toi, je survivrai. Je ne te ferai pas l'honneur de mourir de chagrin. Tu n'as pas souhaité que je te consacre ma vie, tu n'en as pas voulu d'ailleurs, je n'ai pas de raison de la perdre pour toi. J'y tiens, même si à présent, elle ne vaut plus grand-chose.

Cette existence, hier encore, je l'imaginais heureuse. Peut-être pas emplie de ce gros bonheur monolithe qui se suffit à lui-même et finit par engendrer l'habitude et l'ennui. Non, je l'imaginais plutôt faite d'une succession de petits instants fragiles marqués par la gaîté, le partage, le plaisir, parfois le désaccord et puis ces merveilleux élans qu'on appelle réconciliation. Des moments où, distants l'espace d'un soupir, nous aurions pu aller l'un vers l'autre et nous retrouver. Nous avions tant à construire, à commencer par une famille. Est-ce cela qui t'a fait peur : la perspective d'une liberté perdue ? Le frein des impératifs, le carcan des obligations, la chaîne des responsabilités ? Ou bien t'étais-tu suffisamment repu de ma naïveté, amusé de moi comme un gosse trop gâté se lasse de son nouveau jouet ? Cette vie, tu me la laisses en loque, déchirée comme un tissu lacéré par la mauvaise foi, mais toutes ces déchirures valent peut-être mieux que la lente usure du désamour qui l'aurait peu à peu rongée et rendue inutilisable. Un peu de fil et une aiguille… Les points et les reprises seront peut-être trop gros pour me laisser présentable mais au moins, je resterai "utilisable", "vivable".

Tu vois, ce soir, j'ai beaucoup pleuré. Seule d'abord, devant la glace, en me demandant pourquoi, si ce 30 août avait une signification particulière à tes yeux, si la fin de ce mois d'été pouvait justifier la mise à mort de notre histoire. Nous nous étions connus un 30 mai… Trois mois, était-ce assez pour toi ? Clothilde, qui ne cherche pas de sens caché aux chiffres et se contente de la définition première des mots, m'a dissuadée d'y rechercher un signe. C'était juste le bout d'une route que j'avais crue plus longue et moins tortueuse. Sur la carte du tendre, notre histoire n'était qu'une laie pierreuse tracée à la va-vite. Elle ne pouvait que se perdre où s'achever par un cul-de-sac. « C'est ainsi, m'a dit Clotilde, tu t'es trompée, tu te trompes toujours ». Elle ne t'aimait pas ; tu lui faisais peur. Clotilde s'est toujours méfiée des hommes. Elle n'aime pas le jeu, craint le risque. Elle ferme les yeux lorsque je me lance. Me savoir amoureuse l'effraie. Me découvrir abandonnée une fois encore ne la surprend pas et lui donne raison, la conforte dans son rôle de forteresse imprenable. Elle voudrait bien étendre ces murailles autour de mon cœur et me protéger malgré moi. Clotilde ne fait pas facilement confiance, ne se livre jamais tout à fait. Elle ne s'abandonne pas, ou si peu…

Il est tard, je vais la rejoindre.

Ma vieille Panda fatiguée m'attend, fidèle, le long du trottoir. Elle ne t'aimait pas non plus, rechignant à démarrer dès que tu montais à bord. Nous en rions alors. Tu me pressais de la changer. Ce soir, elle démarre au quart de tour. Je n'ai pas envie de la trahir pour un carrosse astiqué de frais. J'aime bien son odeur d'essence et de poussière, de vieux skaï et de plastique ancien, ses senteurs d'huile qu'elle perd un peu plus à chacune des vidanges que j'oublie régulièrement de faire, et son échappement nauséabond dont la fumée bleue s'infiltre dans la caisse mangée d'une invisible rouille. Ne t'inquiète pas, elle tombera en morceaux avant moi, même si ce soir elle a plus d'allant pour m'arracher à la solitude que n'en ont mes propres jambes. Tu vois, elle file bien sur les voies sur berges désertées à cette heure avancée de la nuit. Bien qu'en bout de course, elle flirte avec la vitesse limite. Une pression du pied et elle la dépasse. J'en ferai autant, ne t'en déplaise. Je me relancerai, j'irai plus loin, seule, allégée de nos peines.

Mes peines.

Pour l'heure, elles m'aveuglent un peu, me déroutent de ma trajectoire, m'entraînent vers l'un ou l'autre bord. Ce serait trop simple : laisser filer le volant, lui confier le choix de ma route juste après la déclive qui s'amorce à l'entrée du pont de l'Alma.

Dans le rétroviseur, les phares m'éblouissent un peu et quand la grosse Mercedes noire me frôle, j'ai le temps d'apercevoir deux ombres fugaces  sur les sièges arrière.

Deux. Chiffre magique.

Deux. Encore… Blonde et brun, carnation claire et peau sombre, comme le Yin et le Yang.

Deux êtres complémentaires.

Deux amants.

Et toute une vie à vivre.

 

Le 31 août 1997 à 0h23, une Mercedes-Benz transportant Lady Diana Spencer et Dodi Al-Fayed heurta, sans raison apparente, le treizième pilier du tunnel Georges Pompidou sous la place de l'Alma à Paris.


© Lignes Imaginaires/C. Dugave 2016, Dépôt préliminaire chez copyrightfrance.com - http://lignes-imaginaires.fr
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