Please, accept my apology
Jean Louis C Daulne
SYNOPSIS
Dans cette romance, nous suivons en parallèle l'évolution de 3 personnages en panne d'Amour. L'histoire s'articule, en effet, autour de 3 destins contrariés qui, au gré d'un horaire identique, s'enchevêtrent en de surprenantes coïncidences.
Ainsi, pour son tout premier emploi, Laora est envoyée, au frais d'un éditeur qui l'engage à l'essai, dans le silence enivrant de voluptueux vignobles argentins pour y traduire le manuscrit inédit et controversé d'un illustre romancier chilien que le Salon du Livre de Paris attend comme étant la révélation littéraire. Rien ne pourra détourner Laora de cette chance inespérée de pouvoir entrer dans le monde restreint de l'édition… Rien, mis à part l'amour irraisonné de deux jeunes hidalgos qui se la déchirent parce qu'il fait bon sortir avec une française en Argentine.
Au même moment, à 11 735 kilomètres de la captivité de Laora, dans une Belgique en instance de divorce, où les flamands ont avancés leurs horloges d'une heure sur les francophones pour asseoir leur supériorité économique, Llewelyn, cherche inlassablement sa bien-aimée partie sans laisser d'adresse. Cela fait cinq mois que ce spécialiste avéré des problèmes de rupture amoureuse, la cherche partout, ailleurs et jusque dans les circonvolutions de sa mémoire de psy, qui commence à douter de son existence. Fort heureusement, il a la garde alternée de son petit garçon qui, du haut de ses 7 ans, veille sur lui.
Toujours en cette heure-là, mais dans un quartier francophone de Bruxelles qui affiche dès lors une heure en retard, la belle Îlène disperse ses doutes entre son ancien amant, un œnologue français qui revient étonnement à la charge, et son mari, un architecte flamand qui, sous le couvert de son ascension professionnelle, déconstruit sa vie depuis cinq ans, aujourd'hui.
Trois univers sans lien apparent qui glissent malgré eux sur les parois d'un « entonnoir » pour rejoindre le même goulot d'étranglement, où leur lien apparaît comme une limpide évidence.
PERSONNAGES PRINCIPAUX
Llewelyn est un psy prometteur, spécialisé dans les problèmes de rupture amoureuse. Il est toutefois envahi par une forte angoisse de l'abandon. La disparition de sa mère décédée en couche, puis celle de son père assassiné à ses côtés alors qu'il avait 5 ans, ou encore son placement à l'orphelinat, ont contribué à l'orientation professionnelle de ce jeune coach qui s'emploie à être un père exemplaire dans le minuscule appartement qu'il partage avec son fils, dans un quartier extrémiste flamingant. Sa vie sociale aurait été plus supportable si sa bien aimée ne l'avait largué sans explication. Elle devait faire une pause amoureuse et lui revenir. Cela fait maintenant cinq mois qu'il la cherche, et en vient à se demander si cette dulcinée n'existerait en définitive que dans son esprit de psy qui aurait assimilé les fractures amoureuses de ses patients.
Laora est une pétillante et charmante demoiselle qui, faute de n'avoir pu tenir un couple stable, vit pour son boulot et la sécurité qu'il procure. Si elle a entrepris des études littéraires, c'était dans le but de plaire à la famille. Mais Laora est peu conventionnelle, ainsi, lorsqu'elle voyage, elle est plutôt trekking et bottines. Maintenant qu'elle est récipiendaire d'une « grande dis' » en philologie romane, elle cherche à tout prix à s'éloigner de ses parents qui n'ont pas le même état d'esprit. C'est l'une des raisons pour laquelle elle accepte un boulot de traductrice littéraire qui l'amène sous le soleil cuisant d'Argentine.
Îlène est une végétarienne invétérée, partisane du vélo en ville et de l'écologie sincère. Elle se défend d'user de la téléphonie mobile convaincue des effets néfastes de ce micro-onde portable sur son cerveau. Du haut de sa sveltesse, Îlène affronte ses craintes et implore son manque de courage devant une question qui la taraude : « Peut-on aimer deux hommes d'une égale intensité ? ». Elle vit, en effet, depuis 5 ans un « couple idéal » avec son premier compagnon qui symbolise la réussite sociale, c'est à tout le moins ce que son entourage s'évertue à dire, et pourtant sa meilleure amie tombe des nues lorsqu'elle apprend qu'Îlène fréquente Darbanville, un amant inconnu de tous.
LE ROMAN " PLEASE ACCEPT MY APOLOGY "
06 : 55 01 : 55 07 : 55
Bruxelles Buenos Aires Brussel
En ce petit matin-là, tout était en retard, et la nuit attendait elle aussi que l'aube daigne se lever pour la relayer sur la capitale. Les voitures ankylosés dans l'interminable file du ring Ouest n'avançaient plus, et pour cause, un tronçon du boulevard périphérique de Bruxelles était plongé dans la totale obscurité. Les bouchons à Bruxelles et à Anvers sont connus pour être, toute proportion gardée, plus importants qu'à New-York, Paris ou Londres. Le moindre incident entraine indubitablement des embouteillages conséquents. Sous les hauts candélabres mis hors circuit, la quotidienne symphonie urbaine de klaxons et de pistons coulissants prestait, à cette petite heure matinale, son nouvel opus cacophonique. Les ténors de grosses cylindrées poussaient les graves de leur moteur pour exprimer leur impatience, tandis que les altos klaxonnaient intempestivement pour qu'aucun ne les dépasse. C'est pourtant ce que se permettait dangereusement Patrick dont l'ambulance s'immisçait à très vive allure entre les voitures alanguies en tonitruant de sa sopraniste voix de sirène. Cela enrageait foncièrement les râleurs persuadés que les ambulanciers abusaient de leur priorité en heure de pointe.
Un audacieux automobiliste, qui affichait clairement son impatience d'un "COLIS EXPRESS " grassement lettré sur la carrosserie, profita de l'ouverture que se frayait l'ambulance de Patrick pour se coller sans vergogne à son pare-choc. Patrick, excédé par cette auto collante, s'aventura sur la bande d'arrêt d'urgence pour le distancer. Mais loin de lui de s'en décourager, le jeune livreur avait l'habitude d'enfreindre les codes routiers pour gagner quelques minutes. Il en allait de la réputation de sa boîte et des primes à convoiter lorsqu'il parvenait à livrer ses colis avant l'heure. Et là, il devait se rendre à l'aéroport de Bruxelles pour y retirer une grande enveloppe matelassée en provenance d'Argentine, qu'il devait impérativement livrer avant midi chez un éditeur à Paris.
- Mais il est malade, ce con.
- Ne t'en occupe pas, Patrick ! S'il lui arrive des emmerdes, ce sera pour sa pomme.
Patrick eut envie de freiner brusquement pour provoquer ce "collant express", mais la manœuvre n'aurait eu pour effet que d'étirer la longue liste d'accidentés du macadam. Il connaissait son métier, l'expérience avait fait de lui un excellent chauffeur, même s'il avait cette sale manie de répondre aux appels intempestifs de sa compagne, Virginie, lorsqu'il était en urgence.
- Que les choses soient claires, Virginie. Tu peux même te taper le tout Bruxelles, aujourd'hui, ça me fait ni chaud ni froid. Alors, s'il te plaît, t'oublies mon numéro comme j'ai largué le tien, et t'arrêtes ton terrorisme par texto !
Patrick balança son téléphone portable sur le tableau de bord et se concentra sur le trafic.
- Waow ! J'y crois pas. Tu viens carrément d'envoyer paître ta copine, là. Tes séances de thérapie avec Llewelyn ont vachement l'air de porter fruits, avança l'ambulancière qui se rassura de voir enfin les deux mains de son coéquipier sur le volant.
- J'suis pas sûr que Llewelyn ait un rapport avec ça...
- Ah si, ‘ y a pas photo. Je t'ai vu plus ravagé que nos passagers les plus mal-en-point. A chaque fois que tu grimpais dans le combi, tu ne pouvais t'empêcher de l'appeler. Tu la harcelais, mon vieux !
- Oui, hé bien tout ça, c'est fini. Merci quand même pour le tuyau du C.G.E. puisque c'est ça que tu veux me dire avec Llewelyn.
L'ambulance arriva, par la BAU, sur les lieux du sinistre balayés par intermittence par la lumière bleutée des gyrophares. Des camions de l'équipes d'intervention délimitaient le premier barrage, des cônes de sécurité et autres panneaux de déviation avaient été installés, obligeant les usagers de la route à emprunter la voie à contre-sens pour diluer le flux du trafic. L'audacieux livreur se retrouva piégé sans qu'il ne puisse faire marche arrière. Lorsqu'il le comprit, il se fit appréhender par un agent du service d'ordre peu conciliant.
C'était un accident très impressionnant, la glissière métallique de sécurité retenait deux véhicules enchâssés l'un dans l'autre. Les pare-brises présentaient de petites mosaïques abstraites colorées de rouge sang. Certaines pièces de voiture avaient été propulsées à 100 mètres de l'impact. La cabine haute tension qui abritait le transformateur de candélabres autoroutiers avait été défoncée, ce qui expliquait la panne de courant sur le tronçon de la ceinture périphérique. Les deux ambulanciers s'attelèrent à extirper les corps inconscients des carcasses d'automobiles que les pompiers venaient juste d'éventrer pour en faciliter l'extraction. Patrick posa la minerve autour du cou de l'un des sinistrés, lorsqu'il eut un saisissement que l'infirmière anesthésiste ne manqua pas de relever :
- Mais qu'est-ce que tu fous, Pat ? Ho, Patrick, ressaisis-toi , bordel !
- L'accident, c'est… c'est...
- Même si tu reconnais ta mère, tu restes professionnel, merde ! A trois, on soulève. Un, deux...
18 : 00 24 : 00 23 : 00
Buenos Aires Brussel Bruxelles
« Libertad ! » Elle n'avait jamais autant habité ce mot. Depuis quelques jours, elle s'enivrait d'un état de béatitude, transportée par le sentiment d'être aux confins du monde. Perdue, en pleine nature mendozienne. Cette notion de vide et de plein, si souvent abordée dans ses cours de philosophie, lui apparaissait désormais comme une limpide évidence.
- Hé ! Tu m'écoutes, Laora ?
La remarque d'Argento Marchiesi la sortit de sa contemplation presque spirituelle.
- Si, si, je t'écoute !
- Alors, le premier arrivé en haut de la colline !
Argento Marchiesi asséna un coup de bottes dans les flancs du cheval et s'élança vers le sommet. A peine eût-elle le temps de réagir qu'il la devançait déjà d'une vingtaine de mètres. Il arriva au galop sur le plateau qui dominait la vallée. Le jeune homme sauta du cheval en marche et se dépêcha sur la saillie rocheuse pour snober son arrivée.
- Il y a tricherie ! s'exclama-t-elle en tirant sèchement sur les rênes du cheval qui releva la tête en hennissant.
Le sourire chargé d'orgueil, Argento Marchiesi tint le mord du Criollo et lui tendit la main pour l'aider. Contrariée, elle descendit tel un cabalero du coté opposé.
- Moi non plus je n'aime pas perdre, Argento. Mais je laisse au moins une chance à mon adversaire.
- Che ! La mauvaise perdante.
Laora haussa les épaules, libéra ses cheveux soyeux du catogan et les rejeta vers l'arrière.
- Je sais maintenant de quoi tu es capable pour gagner, cher ami.
- Nous voilà déjà semblables sur un point, chère Laora !
- Peut-être, mais deux mauvais perdants entre eux, c'est pas gagné.
Elle s'avança dangereusement sur le bord de la corniche abrupte de la montagne et se campa devant l'étendue de vallons où s'agrippaient les vignes arborant des raisins gorgés de soleil. La frondaison de quelques rares arbres centenaires brossait le ciel crépusculaire d'un rouge lie-de-vin. Elle ne comprenait pas comment Argento Marchiesi, qui avait passé la majeure partie de son enfance dans ce décor pittoresque situé au pied de la cordillère des Andes, s'était porté vers l'ingéniorat plutôt que vers la peinture.
Elle reprit ses esprits lorsqu'apparut le contre-jour d'un gigantesque condor qui volait vers eux. 3,25 mètres d'envergure planaient à la faveur d'un courant d'air chaud qui montait de la vallée. Tel un juge chauve, l'oiseau exhibait son évasive robe noire surmontée d'une épitoge blanche herminée. Elle constata alors et seulement que la main d'Argento était dans la sienne. Il avait profité de sa contemplation pour tenter une approche plus intime. Elle s'échappa de cette intimité en pointant le vautour du doigt.
- C'est un condor ?
- Elle est revenue cette charognarde, gloussa Argento pour se défiler.
- Qu'est-ce qui te fait penser que c'est une femelle ?
- C'est évident. D'abord elle est bornée, en plus, malgré cette chaleur elle ne peut s'empêcher de se mettre une collerette duveteuse blanche autour du cou…
- Macho !
- Je plaisante, Laora. En fait, je la connais depuis toujours. Elle était là avant ma naissance, arrogante et fière. Observe-là, elle a conscience d'être l'un des plus grands oiseaux au monde.
- Tu la critiques, mais tu as l'air de la respecter.
- On respecte toujours nos adversaires, ici.
- Adversaires ?
- C'est une histoire ancienne qu'il serait trop long de raconter maintenant.
24 : 00 23 : 00 18 : 00
Brussel Bruxelles Buenos Aires
L'appartement dans lequel nous vivions, mon fils et moi, n'était pas très large, contrairement aux charges exorbitantes exigées par la propriétaire. C'était malheureusement tout ce que j'avais pu trouver à proximité de l'école d'Elijah, un quatre pièces ridicule au rez de chaussée humide d'un petit immeuble tranquille de la commune flamande de Dilbeek. Les murs mal isolés laissaient passer le froid en hiver et l'intimité orgasmique des locataires en été. La propriétaire n'était pas mauvaise bougresse, si ce n'était son appartenance au comité de quartier flamingant qui voyait d'un très mauvais œil le fait qu'elle ait accepté un locataire francophone. Nous étions, mon fils et moi, les seuls francophones de l'immeuble, du quartier même, totalement considérés comme des immigrés. Elle ne pouvait contractuellement pas rompre le bail, je n'avais jamais failli au payement du loyer. Au contraire, je m'étais organisé pour être en avance de deux mois, ce qui, pour ainsi dire, me préservait des ennuis que cela aurait pu engendrer. Mais en matière d'ennuis, ceux-ci apparaissait mineurs à côté de ceux que générait le conflit avec Gerda Van Antwerp, la mère de mon fils. Une bonne partie de mon salaire contribuait d'une part à lui verser une contribution alimentaire démesurée, malgré la garde alternée que j'avais obtenue jusqu'au prochain jugement, et d'autre part les vacances judiciaires de mon avocat qui ne cessait de me répéter calmement d'avoir confiance, que l'affaire était sur de bonnes voies et qu'il me saurait gré de ne pas oublier de provisionner son compte.
Faute de place dans l'appartement, je n'avais eu d'autre alternative que d'installer mon bureau dans la chambre d'Elijah que je squattais lorsqu'il s'en retournait chez sa mère. Je m'étais justifié en défendant qu'il pouvait ainsi bénéficier une semaine sur deux, de mon entière présence à ses côtés lorsque je le mettais au lit.
- P'pa, s'te plaît. Tu vas pas encore rester planté toute la nuit devant mon ordi en attendant qu'elle sorte de l'écran ! Il est déjà minuit et demain t'arriveras de nouveau pas à te lever pour me conduire à l'école.
Voilà le genre de réplique ingrate que mon cher rejeton me renvoyait lorsque je traînais exagérément sur son ordi, je dis bien SON ordi, car il est bel et bien à lui cet ordinateur. Mon futé de fils était parvenu à convaincre sa mère de lui racheter un second ordinateur en prétextant qu'il s'ennuyait à mourir chez moi, qu'il ne pouvait même pas surfer faute d'ordi. Il faut dire que, lors de notre séparation, sa mère s'était organisée pour garder la grande majorité de nos biens, mon iMac et tous mes fichiers compris. Il m'était par ailleurs impossible de rivaliser avec les achats inconsidérés qu'elle faisait pour gagner l'amour de notre fiston. Même s'il adorait sa mère, je savais qu'Elijah l'avait fait pour moi. C'était à se demander qui était le père de l'autre. Il m'épatait quelque fois...
Ce soir-là, je m'étais encore égaré dans mes souvenirs en noir et blanc. Une confusion qui se répétait bien trop souvent. Il suffisait que je me focalise quelques instants sur une image, un point quelconque, voire sur une pensée, pour que mon esprit se perde dans un mélange de songes et de mensonges, de rêves et de réminiscence. Et mon unique point de fuite, ma préoccupation principale, c'était Maud. Ces moments d'égarement pouvaient se comparer à des absences épileptiques brèves qui ne nécessitaient fort heureusement, aucune médication. J'en avais connu les premières manifestations à l'âge de 7 ans, mais ces derniers mois, à compter de la disparition de Maud, ces crises d'absence en noir et blanc étaient revenues en force. Mes yeux mi-clos se figèrent sur la vieille carte postale du Kent en Angleterre, reçue lorsque j'avais pratiquement l'âge actuel de mon fils. C'était le seul souvenir que je gardais de mon cher père, cette vieille carte postale au dos de laquelle on pouvait lire quelques mots tapés à la machine à écrire archaïque de style « Olivetti » : " I'm really sorry. Please, accept my apology ". Mon père m'avait tellement manqué toute mon enfance durant et même par après, c'est probablement la raison pour laquelle je m'employais à être un père exemplaire pour Elijah.
Il était près de minuit et demi lorsque j'émergeai de mon évagation. Je passai les mains sur les traits fatigués de mon visage. Je ne savais plus où j'en étais, tout se mélangeait dans mon cerveau fragilisé tels des fils enchevêtrés : les démêlés interminables et coûteuses avec Gerda Van Antwerp, la mère d'Elijah ; mon boulot de psy au Centre de Gestion Emotionnelle de Woluwé-Saint-Pierre ; le triste souvenir de mon père ; mes abominables moments d'absences en blanc et noir ; et pour couronner le tout, l'image de Maud qui hantait autant mes rêves que la réalité. Je la cherchais désespérément partout sur le Net et jusque dans mes courriels qui restaient malheureusement sans réponse. Je ne savais plus si je voulais me convaincre de son existence ou admettre le contraire. J'étais cependant conscient, pour l'avoir assez souvent répété à mes patients du C.G.E, que dans un état de stress émotionnel profond, le cerveau pouvait fausser notre réalité et nous enjoindre à créer de toute pièce une alternative à celle qui génère de la souffrance. Je prônais d'ailleurs, contrairement à mes psys collègues, que dans pareil cas, il valait mieux "laisser le cerveau oeuvrer". Alors, j'évitais de me poser trop de questions, même s'il était d'évidence que depuis la mort de mon père, la névrose de l'abandon s'était pesamment installée en moi. Je m'interdisais de douter de son entité, j'avais donc continué à croire que ma très chère Maud me reviendrait. C'est elle qui m'avait toujours invité à suivre mes sentiments et mes intuitions, mais les rôles s'étaient inversés depuis notre rencontre. A l'époque, je vivais cette relation naissante à la légère, fuyant tout engagement que je jugeais bien trop compromettant pour ma liberté. J'avais observé l'histoire d'amour-passion de mon paternel et, en conclusion, je m'étais enfermé dans une vision du couple plutôt négative.
C'est elle qui m'avait attendu. « Nous devons nous aimer, c'est écrit », avait-elle, un jour, laissé couler de ses yeux clairs. Mais je ne savais si c'eût été opportun de lui proposer de vivre chez moi. L'exiguïté d'un foyer amène irrémédiablement des dissensions dans le couple. Peut-être ne nous serions-nous pas supportés. lorsqu'on décide de se mettre en ménage dans un lieu commun, il est impératif que chacun possède une pièce à lui dans laquelle l'autre n'a aucun droit. Maud m'avait laissé le temps tout en prenant le temps d'attendre et, sournoisement, elle était parvenue à me contaminer de ses convictions. Je crois que j'ai d'abord été épaté par sa force de caractère et par son obstination à me conquérir. Elle m'avait câliné pour hypnotiser mes peurs et voilà où j'en étais arrivé, coincé dans cet amour indélébile. Et puis un jour, le temps du doute, le temps de l'échappée est arrivé, elle m'avait fait promettre de l'oublier et de vivre ma vie comme si notre histoire était définitivement révolue. Mais essayer d'oublier quelqu'un, c'est finalement y penser en permanence. Je ferai justement tout pour ne pas l'oublier, mon temps étant partagé entre les souvenirs, les regrets, les pensées pour elle et mon triste quotidien que je prenais pour béquilles dans les moments les plus douloureux. La routine, ça aide dans ces cas-là, l'attente me permettrait de vivre, l'espoir me permettrait de survivre. J'avais toujours bravé les obstacles à grands coups de rigueur et de persévérance, allant parfois jusqu'à perdre les repères de la réalité. J'avais déjà pu en mesurer les conséquences, mais je continuais néanmoins à nier les vérités que je jugeais insatisfaisantes. Je voulais croire que notre séparation n'était que provisoire, notre amour avait été trop fort et cette évidence allait sûrement être incontournable pour elle aussi… un jour ou l'autre. D'autant qu'elle n'avait pas donné de raison valable à cette séparation inopinée. Elle ne pouvait me reprocher cette confiance indéfectible que je mettais en notre couple. Non, je n'arrêtais pas d'y penser en dépit du doute de sa réelle existence qui s'imposait. Les flashes en noir et blanc de nos voyages partagés, de la complicité échangée, des disputes, des sourires n'étaient que les signes les plus évidents des éternels amants que nous avions été... Ou alors, ces images ne sont qu'affabulations qui, je ne sais pour quelle raison, se superposaient à celles que je vis.
Je passais chaque soir des heures entières devant l'écran à écrire du courriel que j'envoyais sur la boite mail que j'avais spécialement ouverte pour elle, des messages qui se perdaient dans les méandres du Net. J'en attrapais d'horribles maux de tête, mais mon seul objectif était d'avoir de ses nouvelles pour comprendre le motif de notre séparation, pour savoir où ça avait “merdé”, et alors peut-être, seulement la reconquérir.
Elle m'avait demandé un mois de réflexion. Trente et un jours, quarante quatre mille six cents quarante minutes. Un mois qui me paraissait infini. Elle m'avait promis de se manifester après trente et un jours. En général, Maud tenait ses promesses, c'était l'une de ses qualités. Pourtant, j'étais sans nouvelle d'elle depuis cinq mois, douze jours et sept heures. Pourquoi ?
23 : 00 18 : 00 24 : 00
Bruxelles Buenos Aires Brussel
Le hall de la brasserie centenaire bruissait du tumulte des discussions des nombreuses personnalités rassemblées pour l'inauguration du lieu re-modernisé par le jeune maître d'œuvre flamand Xavier-Mark Vercaempst. Le gigantesque espace avait été domestiqué par le volume des trois anciennes cuves de bière en cuivre qui magnifiaient le lieu. Une légère, mais persistante odeur d'orge et de houblon, imprégnée dans les vieux murs, ainsi que les poutrelles métalliques, rappelaient le passé brassicole prospère de la bâtisse au temps où Bruxelles brassait.
Chacun des convives portait un badge nominatif surmonté du petit logo de la brasserie, ce qui leur conférait le libre accès au lieu sans être appréhendé par la stricte vigilance du service de sécurité. Xavier-Mark Vercaempst, bien accroché à sa lambic, recevait les éloges des ministres, des bourgmestres et autres officiels en présence, en même temps que les œillades aguicheuses de la charmante hôtesse qui repassait expressément avec son plateau de zakouskis. De l'autre côté de la salle, sa compagne, Îlène, attendait les bras croisés sur sa robe verte trois quart qui soulignait son sens de l'esthétisme empreint d'un raffinement naturel. Isolée dans son coin, elle fuyait tant les éloges que les thuriféraires et les panégyristes dont son compagnon aimait à s'entourer.
Ils s'étaient rencontrés alors qu'Îlène venait juste de réussir les épreuves d'admission à l'INSAS 1 et que Xavier-Mark s'installait enfin à son compte dans l'ancienne petite gare désaffectée qu'il venait de racheter. C'était une période très importante pour sa carrière prometteuse, il avait tout misé dans ce bureau d'architecture. Alors, elle l'avait rejoint dans son aventure, se di-sant qu'elle pourrait toujours reprendre l'an prochain, les études de metteur en scène qu'elle avait entreprises pour d'une part se forger un esprit d'initiative et par là, s'affranchir de l'emprise de ses parents. Cependant, elle s'était à ce point appliquée dans la réussite professionnelle de Xavier-Mark, qu'elle n'eut eu le temps de réaliser que « l'an prochain » avait déjà accumulé cinq années de retard. Elle s'était adaptée à cette vie de couple rangé dans leur « terminus ferroviaire » dont les plans tracés par X-M promettaient une restauration digne de figurer en première page de “Maisons & Déco” ou autres magazines du genre, mais les travaux, hélas, demeuraient encore à l'état de projet. Au bilan de ces cinq années de vie commune, force était de constater qu'elle vivait dans son ombre, essayant de se convaincre qu'elle avait quand-même un peu contribué à son ascension. Elle avait toujours été fort présente dans ses nombreuses hésitations et très rassurante dans les doutes qui pouvait l'assaillir. Qui mieux qu'une personne rongée par le doute peut chez autrui sécher les larmes de l'incertitude. Mais si elle était fière de son Xavier-Mark, elle n'en restait que « la femme de l'archi », suivante, réservée et attentive dans chaque réception, vernissage, inauguration, dîner officiel ou autre mondanité, à un point tel qu'on ne la remarquait même plus. Xavier-Mark avait fait ce qu'il voulait, s'estimant heureux de la belle façade que présentait leur couple. Elle, elle s'en était fait une raison. Au fil des ans, elle s'était de moins en moins imposée cette obligation de rester à ses côtés dans ces mondanités, fatiguée de devoir toujours être là quand il avait besoin d'elle. Fort heureusement, elle avait son amie Celia pour lui tenir compagnie. Au final, il se débrouillait bien sans elle, aujourd'hui. Et de toute façon, en fin de soirée, il reviendrait éméché auprès d'elle pour qu'elle le sauve des éventuels dérapages incontrôlés qu'il regretterait amèrement le lendemain. Îlène restait solitaire dans sa mise élégante que quelques convives masculins complimentaient après avoir repéré l'ondulation callipyge de sa silhouette.
Celia, parée dans une affriolante robe bordeaux, revint vers elle avec un sourire radieux. L'amie avait longuement hésité entre deux tenues et, à la vue du standing de la soirée, elle avait décidé de se changer dans les toilettes. Celia était toujours à la limite de deux genres, classe, avec cette touche par trop provocante qui la rendait un tantinet vulgaire. Elle n'avait pas un physique qui détournait tous les regards, mais son soutien-gorge à armatures “push-up” et ses habits de "femme fatale", ne manquaient pas d'en tromper plus d'un. Elle avait trouvé sa manière de se mettre en valeur, ce qui en fin de compte lui réussissait plutôt bien.
- Tu en as mis du temps !
- J'ai croisé un gars au vestiaire, et j'ai comme été envoutée... Waouw !
- Pour pas changer, Celia. Et t'as oublié mon verre ?
- Ah ! Il avait ce reflet brun clair dans les yeux… Il était malheureusement occupé au téléphone.
- Encore un accro du portable que tu n'arrêteras pas d'appeler jusqu'à ce que tu le jettes !
Celia ne répondit rien. Elle prit Îlène par le bras et l'entraîna vers le bar où se tenait l'élégance d'un homme qui, de prime abord, n'avait rien de l'homme des « covers-magazines » sur lesquels Celia aimait habituellement se retourner. Il affectait un coté « BCBG » qui seyait à sa peau mate, déployant une gestuelle noble et des traits fins qui, rehaussés par la légère balafre dessinée sous l'oeil droit, révélaient un étrange mélange de raffinement et de vécu assumé. En une autre époque, on aurait sans nul doute conclu que cette estafilade tenait d'un duel courtois à l'épée. Son âge était en l'occurrence, difficile à deviner, et même si sa chevelure laissait apparaître quelques traits poivre-sel, tant s'en faut il respirait une arrogante juvénilité. La mine d'Îlène s'empourpra brusquement à la vue de l'homme dont le badge nominatif affichait le nom peu commun de “DARBANVILLE”. Il conversait avec une serveuse qui tentait de camoufler sa forte poitrine sous l'amplitude de son chemisier. Celia avait remarqué cet avantage anatomique que ce gentleman n'allait certes pas ignorer.
- Ma-ri-a-na ? s'enquit l'homme en déchiffrant l'insigne nominatif épinglé sur le galbe de son buste, ne me dites pas que dans ce temple de la bière, il est impossible d'avoir un bon verre de vin ?
- Vous le dites vous-même, ça est plutôt bière ici, rétorqua-t-elle avec un accent bruxellois qu'elle ne pouvait cacher.
- Pour tout vous avouer, je ne suis pas très "bière", mais je vois là dans votre superbe cellier, quelques jeunes bouteilles qui regrettent qu'on les ait déjà couchée à cette heure-ci. Vous ne verrez aucune objection à ce qu'on libère ces jouvencelles avant qu'elles ne vieillissent.
- Ouais, mais c'est quand même des grand crus bourgeois…
- Mariana, la noblesse pubère a également le droit au badinage artistique, aux réjouissances.
- Bein,' faut comprendre qu'on peut pas vous les servir au verre, hein!
- Aïe ! Je ne peux me permettre de boire une bouteille tout seul…, repris Darbanville dans l'expectative d'une réponse complice.
- On va pouvoir s'entraider, intervint Celia avec un sourire de circonstance. On dirait que nous avons un goût commun.
Îlène se contint devant l'impertinence de sa copine. Darbanville se retourna et considéra les deux amies.
- Des belges qui n'aiment pas la bière, rien que pour cette découverte je partagerais volontiers un bon cru.
L'hôtesse s'arma d'un tire-bouchon « Screwpull " avec lequel elle déboucha la bouteille choisie, puis resta quelques secondes coite devant l'étagère remplie de verres.
- Amaï ! On a toutes sortes de verres pour la bière, mais on n'a pas de verre à vin. Ce qui est plutôt normal pour une brasserie, interjeta la serveuse bruxelloise. Mais si vous voulez, le verre de Kriek ressemble assez au verre de vin.
L'homme considéra un instant les différents verres alignés sur l'étagère, et acquiesça :
- Va pour trois Kriek, alors !
- Ah ! Vous prenez quand même de la bière ?
- Non, rectifia Celia qui compris par là qu'il n'était pas belge. A Bruxelles, si vous commandez trois Kriek, on vous servira trois Kriek dans leur verre. Si vous demander trois verres de Kriek, à coup sûr, le serveur s'amusera à vous demander s'il faut remplir les trois verres.
Après s'être tous trois retirés sur une petite table ronde, l'homme versa un fond de rouge dans l'un des verres de Kriek qu'il remua d'un léger mouvement rotatif, puis le porta discrètement sous son nez avant de servir les deux amies.
- Connaisseur ?
- Amateur !
Un silence d'intimidation s'installa dans leur triade. Face à Celia, Darbanville souleva le verre par le pied pour mieux en observer le ton, l'éclat et l'intensité.
- Le vin parfait quatre sens… et de mon point de vue, vous avez là une ample et belle robe bordeaux d'un reflet rubis .
Celia visa son amie en esquissant un sourire gêné, convaincue qu'il la complimentait.
- Je peux vous demander de plonger votre nez dans le verre et me dire ce que ça vous inspire ?
Îlène fit doucement tournoyer le liquide sur les parois du verre pour en exhaler le bouquet et huma le caractère qui s'en dégageait. Celia renifla dans l'amplitude du verre et avança :
- Ça ne sent pas vraiment le raisin… Plutôt la framboise un peu trop mûre ou quelque chose du genre, non ?
Celia remarqua qu'Îlène et l'homme se passaient de tout commentaire.
- Ah oui, d'accord, il est bouchonné ?
- C'est un bouchon synthétique, rectifia l'homme, donc plus de goût de bouchon. Par contre, vous avez raison sur son côté mures mûres des bois.
L'homme porta le verre à ses lèvres et laissa s'épanouir le vin en sa bouche. Îlène laissa flotter un bref instant son attention dans l'embrun de ses yeux, puis fit de même. Celia avait certes déjà bu certains vins à maintes occasions mais pour la première fois, elle en partageait l'agrément. Elle ressentit différentes sensations tactiles, la chaleur liée à l'alcool, l'astringence du tanin. Elle buvait autant ses paroles que ses silences. Plus que le vin, en tout cas.
Après avoir délecté quelques goulées, les deux amies s'amusaient à grumer le vin retenu en bouche comme le faisait Darbanville.
- Oups, pardon ! s'excusa Celia qui se gargarisait plus qu'autre chose.
Non, non, je suis heureux de vous voir amusées. Le vin est d'abord et avant tout un plaisir et un partage. Je vous avoue qu'étant moi-même frustré de voir que le plaisir du vin ne comblait que quatre sens, je me suis créé ma propre petite histoire pour pallier le cinquième sens. Ainsi, lorsque vous trinquez avec un partenaire en tenant le verre par le ballon, vous n'avez qu'un sinistre et banal « clong ! » étouffé. Or, si vous le faites en prenant le verre par le pied, vous laisser ainsi, au corps du verre, l'aisance de résonner en de subtiles vibrations.
Les hôtes levèrent leur verre par le pied et cognèrent ceux-ci dans un superbe accord majeur.
- Je pensais que l'on tenait le verre par le pied pour ne pas chauffer le vin, rajouta ironiquement Îlène.
- Tout à fait ! Ce que je raconte là n'engage que moi, c'est juste ma signature. Chacun va de sa petite histoire pour épater sa propre cour.
- Si ce n'est pas trop indiscret, vous faites quoi dans la vie, à part partager le plaisir du vin avec des inconnues ?
- Je partage justement ce plaisir divin avec des inconnus. Je suis œnologue.
- Ah carrément ! Ça n'a plus rien à voir avec l'amateur de tout à l'heure.
- Ne peut-on être amateur de femmes et gynécologue !
- Mais vous faites quoi ? L'œnologie, ça consiste en quoi, exactement ?
- Je suis censé améliorer la qualité du vin.
- Un peu comme le Christ qui changeait l'eau en vin ?
- C'est peut-être à ses connaissances œnologiques qu'on faisait allusion aux Noces de Cana. A Nuit-Saint-Georges, je travaillais en production viti-vinicole. J'étais payé pour picoler et analyser ce que je picolais. Je donnais mon avis sur la manière dont ils pratiquaient le vin et sur la manière dont on pouvait l'améliorer. Je faisais des dégustations avec des clients. Et vous, outre le fait de partager votre ennui avec un inconnu ?
Celia esquissa un sourire complice à son amie.
- Îlène, c'est la femme de Vercaempst, l'architecte qui a conçu ce superbe cadre qui nous entoure. Pour ma part, j'ai ouvert une petite librairie qui tourne pas mal, elle est située juste en face d'un parc à Bruxelles…
L'œnologue resservit Îlène qui posa prestement la main sur son verre en signe de refus. Le cru s'étendit sur sa main et coula autour du verre.
- Oh ! Excusez-moi ! Je suis vraiment désolé.
- Non, c'est moi. Je suis un peu gauche.
Je vais vous chercher une serviette humide, ponctua-t-il en reculant son siège.
- Ne vous dérangez pas, je dois justement aller au petit coin, dit-elle en se redressant.
Îlène s'éloigna, laissant ainsi Celia et l'œnologue en tête-à-tête. Celia cherchait en vain à rompre le silence qui avait repris sa place malgré le tumulte à l'entour. Elle était littéralement pâmée et quelque chose de tout à fait inexplicable l'attirait. Elle aurait voulu qu'il continue son exposé œnologique rien que pour elle, mais les circonstances ne s'y prêtaient plus. Il fallait trouver une parade, et vite.
- Euh ! Vous qui êtes un pro du vin, y a-t-il un bon resto où l'on peut en déguster d'excellents ?
- En France, oui, mais je n'en connais guère en Belgique, à l'exception de « L'Ecrit Vin » en deux mots, rajouta-t-il en composant discrètement son propre numéro sur son téléphone portable. Une excellente table que je vous recommande en toute franchise. La patronne possède une cave où les papes serviraient volontiers leur messe.
- « L'Ecrivain en deux mots », j'en prends bonne note.
- Y aurait-il rivalité ou une dualité entre vous ?
- Entre Îlène et moi ? Nous sommes très complices, au contraire. Qu'est-ce qui vous le fait croire ?
- Ça m'avait étonné que vous présentiez votre amie Îlène en l'effaçant ainsi derrière son compagnon.
Celia était quelque peu ennuyée par sa très juste remarque. Il lui fallait marquer des points, mais elle avait peur de sortir une idiotie. Le portable de Darbanville émit un double signal, annonçant un message dont il feint de prendre connaissance à la dérobée.
- Excusez-moi, je dois absolument rappeler, si vous le permettez. J'en ai juste pour une petite minute.
- Y a pas de dérangement.
Darbanville s'éloigna de la petite table. Celia en profita pour se resservir. Elle échevela le devant de sa chevelure, rajusta quelques mèches puis réfléchit à la manière dont elle rattraperait le coup à son retour.
- D'abord le tutoyer...
1 (Ecole supérieure francophone des Arts et du Spectacle)
19 : 07 01 : 07 00 : 07
Buenos Aires Brussel Bruxelles
Les deux cabaleros arrivèrent dans la cour de la residencia mendozienne où les attendait depuis près d'une heure, Horacio, le majordome. Il proféra un grognement que le nouveau valet d'écurie de 15 ans compris et s'empressa d'exécuter. C'était pratiquement à cet âge qu'Horacio avait été engagé par le grand-père d'Argento Marchiesi. Et tout comme le jeune palefrenier s'évertuait à bien œuvrer, il avait lui aussi, fait marcher les criollas sur l'aire pavée de devant les celliers, il leur avait aussi curé les pieds et bouchonné la robe avec un peu de paille, avant de les conduire dans leur box lité de paille d'orge et de copeaux de bois. Il était devenu, aujourd'hui, un homme sec, rude et perfectif dans sa cinquantaine bien entamée, un homme de confiance. Ses yeux plissés et ses rides profondément burinées par le soleil argentin, imposaient le respect. Comme la plupart des gauchos, il portait à la taille le facón, ce coutelas que les ancêtres avaient coutume d'offrir à leur fils dès qu'ils avaient l'assurance de leur bravoure. Horacio, lui, se l'était personnellement offert après qu'il eut enterré ses deux parents, à l'âge de 14 ans.
Le majordome fixa Argento Marchiesi et opina imperceptiblement du chef pour faire comprendre que Don Illivio, son père, s'impatientait dans le patio. Argento déboutonna sa chemise qu'il accrocha sur une branche du Crescentia cujete qui offrait l'ombre de sa ramure à l'ancienne pompe à eau contre son insatiable soif. Le majordome secoua le bras de la pompe qui cracha l'eau de source dans une large cuve en pierre. Argento se pencha pour s'y rafraîchir. Son dos dénudé exhibait deux vilaines et profondes cicatrices que Laora ne put s'empêcher de remarquer. Lorsque Argento se redressa, elle détourna le visage et s'en vint, à son tour, passer ses poignets et sa nuque sous l'eau fraîche.
- Ché ! Mes parents sont déjà à table. Il va falloir se presser, Laora. Mon père ne va pas apprécier, ponctua Argento en passant la nouvelle chemise qu'Horacio lui présenta.
Le patio bénéficiait de la fraîcheur préservée par une vigne délicate qui avait tressé ses branches dans les entrelacs de la structure métallique. Des grappes de raisins dégorgeaient leurs petits grains fermes et juteux qui n'allaient pas tarder à atteindre la maturité. La lumière des diodes électroluminescentes s'immisçait entre les feuilles de vigne, esquissant sur le sol de fines arabesques qui se balançaient dans une danse guidée par la brise légère.
Ils prirent place autour de la mesa para cuatro, une petite table pour quatre composée d'un piétement en fer forgé que la mère d'Argento affectionnait tout particulièrement pour sa convivialité. L'invitée s'assit à droite de Don Ilivio Marchiesi, juste en face de Doña Françoise Vidocq, son épouse. Argento Marchiesi faisait face à son père et côte à sa mère. Horacio dos Santos servit le vin selon le rituel œnologique qu'il avait anciennement appris des parents de Don Ilivio Marchiesi. C'était une vraie joie de voir cet homme rude servir le vin avec autant d'élégance et une adresse telle que jamais le goulot ne bavait. Sans détourner son regard du verre qu'il remplissait, Horacio hocha la tête d'un bref mouvement, invitant ainsi Nivea, son épouse, à apporter les plats. Nivea était très dévouée et reconnaissante envers la famille Marchiesi qui avait accepté de l'engager sans référence aucune et ce, malgré qu'elle fut enceinte à l'âge de treize ans.
- Alora, Laora, cette trop longue balade équestre ? questionna Don Ilivio Marchiesi avec un accent qui ne pouvait cacher quelques origines italiennes.
- Impressionnant. Nous n'avons hélas pas vu le temps passer. Vous avez là un joyau que beaucoup envieraient. Je parle de votre domaine, bien sûr, dit-elle en souriant à Argento, tout est si... gigantesque. Un vrai dédale.
- Vous pourriez vous y perdre, il est vrai !
- Il faut au moins un cheval ou une voiture pour s'y aventurer, compléta Françoise Vidocq dans un accent pincé de Paris. Et puis, il est préférable de ne pas s'écarter des chemins, sans quoi vous perdriez tout repère.
Le patriarche posa sa paume sur la main de Laora :
- Argento me dit que vous écrivez des romans ?
- Hum ! J'en traduis, précisa-t-elle en retirant sa main qu'elle dirigea vers le verre d'eau. Traduire est un tout autre métier. On est aux prises avec la problématique d'un autre, nous n'avons pas toutes les libertés du romancier. Il nous faut non seulement respecter le texte original, mais également son auteur.
- Et vous y arrivez ?
- Il y a toujours un petit écart entre le texte original et sa traduction. C'est un métier qui demande beaucoup d'intuition, de précision et même de psychologie. Et, hormis cela, on se doit de respecter l'intelligence évidente du lecteur. La plupart du temps, l'éditeur nous envoie “in situ” pour que nous puissions nous imprégner de l'atmosphère dans laquelle l'auteur a œuvré.
- Et il a raison. Je pense même que vous avez tout intérêt à rencontrer l'auteur pour mieux cerner son style et son point de vue.
- Vous avez raison, Señor, mais dans le cas de Bolaño, c'est plutôt difficile, il est décédé il y a longtemps déjà, en 2003...
- Bolaño ! Vous traduisez Roberto Bolaño ?
- En fait, je suis là pour ça. L'éditeur m'a envoyée ici pour traduire un manuscrit inédit que Bolaño a écrit lors de son passage en Argentine. La parution est prévue pour le prochain Salon du livre de Paris, ce qui me contraint à terminer ma traduction dans des délais relativement brefs. «Les impératifs temporels» voilà un autre paramètre de notre boulot.
- Un inédit de Bolaño ? réfléchit Ilivio Marchiesi en tournant son verre. Impossible ! El señor Bolaño n'a pas d'inédit. C'est bien là une manœuvre présomptueuse et commerciale des éditeurs français.
Interloquée par l'assurance de ses propos, l'européenne répliqua :
- Je ne voudrais pas lancer de polémique, Señor Marchiesi, mais il s'agit pourtant bien d'un inédit de Roberto Bolaño.
La mère fit de grands yeux à son hôte, pour lui signifier l'inconvenance de contredire le patriarche sur ce sujet. L'européenne tenait pourtant à appuyer ses certitudes. Elle n'avait pas reçu « La plus grande distinction" en philologie romane pour se taire.
- Je serais quand même curieux de parcourir ce manuscrit, chère Laora.
- J'ai signé une clause de confidentialité pour ce manuscrit. Mais vous pouvez me faire confiance, Señor Marchiesi, c'est sans conteste du pur Bolaño. De plus ses collègues écrivains tels que Casares, Cortàzar et même son ami, l'éditeur espagnol J. Herralde ont attesté qu'il leur avait déjà parlé du sujet qu'il défend dans son manuscrit.
- Roberto n'a pas d'inédit. Je n'en démordrai pas, ponctua le patriarche en plongeant son regard au plus profond du sien.
- Connaissez-vous Buenos Aires ? coupa la mère qui comprit que son hôte n'était pas le genre de fille à se laisser intimider.
- Hélas non, je n'y ai fait que de courtes escales littéraires en lisant des auteurs sud-américains. Si je m'en réfère à ce que disait Roberto Bolaño: " Buenos Aires est le mélange parfait de Paris et de Berlin. Quoique, à y regarder de plus près, ce soit plutôt le mélange parfait de Lyon et de Prague ", récidiva-t-elle pour relancer le débat.
Le patriarche considéra un instant son invitée, prêt à rétorquer, comme il savait le faire lorsqu'on le défiait ouvertement sur la culture littéraire qu'on lui connaissait.
- Vous savez que la charognarde est revenue, devança in extremis Argento pour endiguer l'ardeur de son père.
- Che ! Juste la veille de mon départ ! s'étonna le patriarche ennuyé. Alors, cette fois, il ne faudra surtout pas la louper. Tu organiseras une stratégie avec Horacio. Ecoute, il faut que tu jettes un gros morceau de viande dans la dépression naturelle au bout du sendero. Dès qu'elle l'aura repérée, tu la laisses se goinfrer le plus possible pour qu'elle soit plus lourde et qu'elle peine à prendre son envol, c'est à ce moment, à ce moment précis, que tu jettes le filet pour pouvoir l'égorger plus facilement avec le coutelas d'Horacio. L'européenne grimaça son dégout. Le patriarche se leva de la mesa para cuatro et reprit :
- Laora, vous m'excuserez, il faut que l'on discute affaire de père à fils, dans le petit salon. Ma délicieuse épouse va vous montrer la bibliothèque, s'il vous plaît de la voir.
- Ah ! très volontiers. Argento me l'a tant vantée.
Les hommes se retirèrent dans le petit salon pour rediscuter des priorités financières à gérer durant leurs six mois d'absence. Le père d'Argento se faisait un point d'honneur de la bonne gouvernance du patrimoine familial. Il avait déjà, à l'époque, pu anticiper que l'économie argentine allait glisser et que les comptes en banque allaient être gelés. Ils avaient, de ce fait, domicilié leur capital en France juste avant l'entrée en vigueur du corralito (2) de 2001 qui avait en quelques jours provoqué la fuite des capitaux à raison de 23 milliards de dollars.
La vie des Marchiesi s'organisait ainsi entre l'Argentine et la France qui restait, bien sûr, leur mère patrie, même s'ils n'y passaient que six mois par an. Ainsi gagnants, ils avaient réinvestis dans des vignobles argentins.
La mère convia l'amie de son fils à s'installer dans la généreuse bibliothèque qui ostensait une véritable librairie de bouquins extraordinairement bien rangés et majoritairement écrits en espagnol et en français. Tout ce que l'Amérique latine avait engendré comme illustres écrivains se retrouvait là, au garde à vous, emprisonnant précieusement en leurs pages une multitude de mots, de virgules, de points alignés qui traduisaient la pensée de leurs auteurs. Javier Cercas et Alfonso Reyes côtoyaient Roberto Artl ; Adolfo B. Casares et Jorge L. Borges s'étaient retrouvés pour une étreinte littéraire ; Julio Cortàzar, Rodolfo Wilcock et Roberto Bolaño se rejoignaient en silence là, côte à côte, prêts à se délivrer à qui voulait les lire. Laora passa l'index sur le bas du dos de ces auteurs qu'elle avait analysés tant en version originale qu'en version française pour la rédaction de son mémoire. Tous ces romans se trouvaient ici rassemblés, presque comme une réplique du rayon littérature d'Amérique Latine de la FNAC-Argentina. Elle était émue par cette complicité insoupçonnée qui se révélait par le simple étalage des affinités littéraires. Elle s'arrêta sur un livre de Bolaño qu'elle retira de l'étagère avant d'être saisie par l'arrivée de la mère chargée d'un plateau.
- Dites-moi, Laorita, si vous le désirez, nous pouvons porter du courrier pour vous en Europe, dit-elle en déposant le plateau avec le maté sur le bord du bureau.
Laora pencha timidement la tête en signe d'acceptation et remit subrepticement le roman à sa place initiale.
- Il y a du papier et des enveloppes sur le bureau, n'hésitez surtout pas.
La mère servit une calebasse bourrée de yerba maté qu'elle lui présenta. Elle attendit son appréciation.
- Mh ! Je ne connaissais le maté qu'en littérature ¡ Pero es riquisimo !(3)
- Je constate que vous avez un excellent espagnol. Où l'avez-vous appris ?
- J'ai fait un Erasmus à Madrid.
- D'où votre intérêt pour les auteurs de langue hispanique ?
- Je suis assez impressionnée par la richesse de votre bibliothèque, Madame. A voir l'ampleur de votre domaine, on peut se demander quand vous trouvez le temps pour la lecture.
Mon cher Ilivio a une faculté de lecture assez impressionnante. Il peut dévorer un livre en quelques heures. Question d'habitude, je suppose. Bon, je cause alors que j'ai des préparatifs à finir pour notre départ matinal et vous, du courrier à rédiger. Je vous laisse quelques instants dans cette belle intimité.Gracias, Madame.
Durant une petite heure, la jeune européenne s'isola pour mieux renouer avec tous ceux qu'elle avait laissés là-bas, comme un nouvel exil nécessaire pour pleinement se reconnecter à ses racines. Elle se replongea, non sans une certaine émotion, dans son univers. Entendant les rires de l'un, se rappelant les oeillades d'un autre, retrouvant des effluves culinaires qui ne manquaient jamais d'embaumer la maison parentale. Bien que son esprit et son énergie fussent principalement monopolisés par son insertion en Argentine, elle avait constamment des pensées pour ses proches, mais ne leur avait encore jamais écrit. Elle avait déjà beaucoup voyagé durant ses vacances scolaires et connaissait cet éloignement de repères affectifs, mais ici, c'était la première fois qu'elle entreprenait un si long séjour "professionnel".
Au-delà d'un mois, un voyage commence à prendre la tournure d'une expatriation. Elle s'était préparée à endurer les petits coups de blues et les cafards profonds, mais elle ne cherchait pas à les évincer. Elle était consciente de la chance qu'elle avait de vivre cette expérience de laquelle elle sortirait assurément grandie. La rencontre avec Argento Marchiesi était une chance aussi. Il avait d'emblée manifesté beaucoup d'attention envers elle, veillant à son acclimatation, lui proposant une découverte "inclusive" du pays et de ses coins pittoresques hors des sentiers battus et des clichés touristiques. Argento Marchiesi représentait la transition parfaite, un pied en France, l'autre en Argentine. Cette complicité d'ambivalence entre deux contrées lui offrait une protection rassurante. Elle appréciait également le respect avec lequel il tenait compte de son intimité.
Elle n'osait penser que quelque chose était en train de naître. Un sentiment, un lien qui revêtait peut-être plus qu'une simple amitié. Etait-ce l'amitié qui induisait l'attirance ou, à l'inverse, l'attirance qui induisait l'amitié ? Elle préférait éluder ce sujet, d'autant qu'elle n'était pas venue en Argentine pour y trouver l'amour.
La mère revint dans la bibliothèque.
- Je viens vous saluer, Laora. Demain matin nous serons dans l'avion pour Paris. Vous avez pu rédiger votre courrier ?
- Je viens de terminer à l'instant.
- Je la mettrai de suite dans mes bagages pour ne pas l'oublier.
Elle aida la mère à rapporter la vaisselle en cuisine tout en conversant :
- Laora, je suis contente que vous soyez l'amie d'Argento, il a l'air de particulièrement vous apprécier. Nous tenons beaucoup à lui et cela nous touche de le voir ainsi épanoui.
- Détrompez-vous, Madame Vidocq, Argento et moi, ce n'est pas vraiment ce que vous croyez…
Françoise Vidocq sourit :
- Vous savez Laora, il y a plus de vingt ans, nous avons failli le perdre. Si vous êtes maman un jour, vous comprendrez que la simple image du deuil de votre enfant vous rapproche encore plus de lui. Nous aimions souvent, mon mari et moi, entreprendre de longues balades à cheval, comme vous l'avez fait aujourd'hui. Ilivio prenait Argento avec lui sur sa selle et nous partions pour la journée. Ce jour-là, nous nous étions arrêtés pour pique-niquer en amoureux. Nous avions posé le couffin d'Argento à l'ombre et pour le protéger du vent. Nous avons été alertés par ses cris et ses pleurs... Un condor affamé s'en était approché silencieusement et, de ses serres, il s'apprêtait à l'emporter. Ilivio a bondi sur le vautour et l'a agrippé par l'aile pendant qu'il tentait de reprendre son envol. Le combat a duré de très longues minutes durant lesquelles Ilivio et le condor affrontèrent la dualité de leur obstination respective. L'oiseau a dû se résoudre à lâcher sa proie qu'il tenait en ses serres. Argento en a gardé une vilaine cicatrice parallèle sur le dos qui lui rappellera toujours la bravoure de son père. Cela aurait pu être bien plus tragique !
Ilivio est encore et toujours frustré de ne pas avoir définitivement vaincu cette " magistrate " en collerette blanche. Cela fait plus de 20 années qu'il essaie de l'attraper, 20 ans qu'il interdit quiconque de la chasser. Lui seul, ou notre fils, doivent avoir raison du volatile qui ne se laisse pas faire... Je bavarde encore mais il serait peut-être préférable de rejoindre nos hommes dans le petit salon.
De leur côté, père et fils avaient quittés le petit salon pour retrouver leurs dames dans la bibliothèque. Après un aller-retour respectif, ils se croisèrent tous les quatre dans le couloir.
- Che, je pense qu'il est bien tard pour jouer à cache-cache, chère Françoise. Demain nous prenons l'air.
- Je peux te ramener maintenant si tu le désires, Laora ? questionna Argento.
- Si ça ne te dérange pas, car là je ne retiens plus mes bâillements.
Don Illivio Marchiesi les accompagna jusqu'à la porte d'entrée. Il salua galamment l'européenne et lui offrit le livre de Roberto Bolaño qu'elle avait mal replacé dans le rayonnage.
- Si je vous ai bien cernée, chère Laora, je crois que vous aimerez ce bouquin. Il faut impérativement lire Bolaño en espagnol et être pleinement baigné dans la culture hispanique pour pouvoir en retrouver sa musicalité et par là, mieux pénétrer l'idée maîtresse de l'auteur. Une traduction n'est valable que si l'on réinvente son histoire dans le cadre de la langue traduite, mais ça, c'est contraire à l'éthique, n'est-ce pas !
Impressionnée, Laora releva les yeux sur le patriarche qui lui serra une main franche et sincère. Elle s'installa dans la Chevrolet-Montana qu'Argento démarra aussitôt.
- Laora, cria Don Ilivio, à l'occasion, allez à Santiago de Chili, Bolaño y a vécu et por favor, ne ratez pas la bibliothèque nationale sur l'Alameda. Sur l'Alameda...
2 - Contrôle drastique des dépôts bancaires basé sur l'obligation d'effectuer toutes opérations financières à travers les banques et ce, afin d'éviter la faillite du système.
3 - Mais là, c'est franchement délectable (Espagnol argentin).
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Brussel Bruxelles Buenos Aires
Lorsque je n'étais pas scotché à l'ordinateur de mon petit garçon, je remuais des souvenirs d'enfance pour tenter d'y trouver les raisons inconscientes qui nous avaient amenés, Maud et moi, à cette incompréhensible séparation. J'avais évidemment ma part de responsabilités dans ce triste échec. Je n'étais déjà pas parvenu à mener un couple normal avec Gerda Van Antwerp, la mère d'Elijah. Il est dur de se l'avouer, mais on ne devient pas psy si l'on n'a rien à réparer dans sa tête à soi. Pour ma part, je ne m'étais jamais remis de l'éloignement brutal de mon père dont j'avais été sensiblement proche.
Je gardais, il est vrai, de précieux souvenirs de ma petite enfance passée dans un hameau perdu dans le comté du Kent, en Angleterre. Mon père y avait été paysagiste de renommée. Il avait reçu une lettre de recommandation signée de la main de la reine de Belgique pour avoir fait ses preuves dans les serres de la famille royale belge. C'est ainsi qu'il avait été engagé par une lady anglaise pour entretenir son immense jardin. Mon père m'avait laissé croire qu'il travaillait dans le jardin d'Alice, celui-là même qu'il me décrivait avec passion lorsqu'il me faisait la relecture du roman de Lewis Caroll. Mon père percevait un salaire confortable, un bel appartement attenant à la demeure de la lady anglaise, et tous les avantages que seule cette profession offrait. Enfant, je l'y rejoignais durant les vacances ou lors de congés prolongés pour les moments les plus mémorables de mon existence. Ma froide tante, tutrice légale depuis le décès en couche de feue ma mère, me conduisait jusqu'au port de Calais et me laissait ensuite dans les mains d'une hôtesse de mer britannique qui s'occupait de moi pendant la traversée sur le Ferry-boat. Mon père m'attendait de l'autre côté de la Manche avec un trois-roues “Piaggio Ape” qu'il avait transformé en un tout terrain. Pour le petit garçon que j'étais à l'époque, il n'y avait rien de plus magique que de foncer au travers des lands dans ce drôle de triporteur, face à la brise maritime qui dépouillait les innombrables vergers fleuris de leurs pétales qui s'envolaient vers les falaises de craies blanches. Pour moi, il allait de soi que la lady était celle du livre qui avait grandi.
Bien qu'agrégée en français et d'un parfait bilinguisme, Miss Alice nous interdisait de pratiquer la langue de Jacques Brel avec elle, sous prétexte que les francophones de souche faisaient rarement l'effort de se perfectionner dans la langue des Beatles. Elle avait eu raison sur ce point car mon bilinguisme anglais-français m'a valu ensuite ma nomination au Centre de Gestion Emotionnelle de Woluwé-Saint-Pierre qui cherchait un psy bilingue, anglais-français.
Au fil du temps, mon père s'était de plus en plus rapproché du jardin secret de sa patronne, jusqu'à la genèse de leur implicite complicité. Ils pensaient s'en être caché, mais je lui avais rétorqué que même un garçon de 5 ans et demi l'aurait remarqué tant ils étaient exubérants. Il m'avait alors fait un aveu qui m'avait aussitôt réjoui. J'allais pouvoir définitivement vivre dans le castel avec lui et auprès d'Alice qui allait devenir ma nouvelle maman. Mon père s'était déjà organisé avec ma tante en Belgique pour ma garde définitive, la décision finale n'appartenait qu'à Lady Alice qui s'était étonnement retirée un mois dans l'un des cottages de sa famille pour réfléchir. Un mois, trente et un jours, quarante quatre mille six cents quarante minutes que mon père comptait journellement sur son agenda. Je le sentais bien souvent nerveux, surtout dans leurs conversations téléphoniques qui tournaient quelques fois à de franches disputes. Et même si je ne comprenais pas tout ce qu'ils se disaient, son ton suffisait à installer le doute sur la nouvelle vie de château qu'ils destinaient à leur inaltérable amour. La grande famille de Lady Alice était à ce point “conservatrice” qu'il leur était inconcevable d'avoir un enfant hors des sacrements du mariage. Or, Lady Alice lui avait caché qu'elle était enceinte de lui. Elle souhaitait prendre le recul nécessaire à la bonne décision : avorter ou vivre pleinement avec mon père, le futur bébé et moi. Mais quelle que puisse être sa décision, la famille conservatrice anglaise allait indubitablement désapprouver, voire répudier leur fille unique, vu que les différentes situations envisagées n'étaient pas très «convenables» et que l'honneur de la grande famille allait être bafoué. Finalement, c'est l'Amour qui triompha, elle lui avait annoncé qu'elle revenait vers lui avec deux nouvelles positives, garder l'enfant et épouser mon père. L'idée de l'avortement avait été cérémonieusement écartée de toute discussion familiale. Ce jour-là, j'ai vu, de mes yeux vu, l'homme le plus heureux de la terre, c'était mon papa, le regard rempli de larmes. Je le voyais se démener pour magnifier le jardin d'Alice, pourtant déjà si parfait.
Pourquoi Lady Alice traînait-elle tant ? Il ne restait plus qu'un week-end, un petit week-end avant qu'elle ne revienne définitivement auprès de nous. Ce sinistre week-end où des hooligans nous avaient brusquement surpris dans les haies de troène qui jouxtaient les caves arrières. Quatre adolescents de 15 ans s'étaient introduits dans la propriété isolée du countryside sans penser qu'un jardinier et son fils pourraient les y surprendre. J'avais assisté, impuissant, à la scène violente qui s'exécutait devant moi. Je n'avais rien pu tenter du haut de mes 5 ans et demi, tétanisé par la peur. J'étais resté, durant cet interminable petit week-end, blotti contre mon père inanimé et froid comme le marbre, tandis qu'au loin, dans les fields, stridulait le métal hurlant d'un pourtant si joyeux festival punk-rock en plein air. C'était la première fois que je manifestais un moment d'absence en noir et blanc qui allait se répéter épisodiquement. A son retour, Lady Alice me trouva aigri et douloureux contre mon père bleui.
Dans ma tête toutes sortes de scénarios avaient germés. J'avais d'abord pensé que Lady Alice avait tout manigancé, qu'elle avait soudoyé cette bande de vauriens dans le but d'évincer mon père pour une raison qui lui appartenait à elle-seule. Et puis, que la puissante famille avait pu orchestrer cette vendetta, peut-être l'avait-elle même séquestrée et mis devant le fait accompli, d'où les regrets sur la carte postale.
Comme les dispositions légales l'exigeaient, je fus rapatrié en Belgique auprès de ma tutrice qui me mit aussitôt en internat et me présenta mon premier psy qui allait, sans le savoir, m'ouvrir les portes de mon futur métier. Je n'ai jamais su qui, de ma tante tutrice ou de mon ex-future belle-mère anglaise, l'avait voulu ainsi, mais je n'étais plus jamais retourné dans le Kent. Je ne sais donc si Lady Alice garda l'enfant ou avorta, elle m'avait juste envoyé cette carte postale écrite à la machine Olivetti "I'm really sorry. Please, accept my apology ". Je n'avais jamais compris le sens réel de cette phrase d'excuse courtoise, ni la raison pour laquelle elle n'était pas manuscrite mais je la gardais maintenant depuis 20 années.
Toute cette histoire reste très floue dans ma tête depuis mes 5 ans et demi, et ma détresse continue à se manifester dans mon système nerveux induisant des séquelles que je ne maîtrise toujours pas plus, deux décennies plus tard. Aujourd'hui, je me sens un peu plus fort, mais l'absence de Maud ou son errance dans les circonvolutions de ma mémoire me ramène dans le jardin sombre d'Alice rempli maintenant de ronces et d'épines. J'essaie de tirer profit de la situation pour mûrir mon introspection. Il faut bien que je m'accroche à ce qu'il me reste. Je ne peux pas tout gâcher et tout laisser s'écrouler. Ce n'est pas moi, ça ! En plus, il y a mon petit garçon que j'aime profondément. Etre père, ça aide à tenir bon dans l'extrême détresse. Je ne sais pas comment font les gens qui n'ont aucune attache, comment ils parviennent à se retenir à la vie. Cette semaine, Elijah est avec moi et je vais essayer qu'il ne ressente pas mes états d'âme. Après tout, il n'a rien demandé, et je trouve qu'à son âge, il doit déjà assumer la séparation entre sa garce de mère et moi-même qui ne suis guère meilleur.
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Bruxelles Buenos Aires Brussel
Îlène demeurait pensive devant le filet d'eau qui s'écoulait dans l'évier de marbre des luxueux waters. Ces classieuses toilettes étaient en parfaite adéquation avec le décor du hall d'entrée. La robinetterie en cuivre poli avait été récupérée sur les anciennes cuves de la brasserie. La porte couina, Îlène leva les yeux et aperçut dans le miroir le reflet de l'œnologue qui franchissait l'embrasure de la porte des dames. Darbanville s'approcha doucement. Son rythme cardiaque s'accélérait à chaque foulée. Elle parvint malgré elle à confronter son regard franc. L'homme apposa délicatement ses mains autour de sa taille, puis la recula doucement contre le bord de l'évier. Il huma son parfum dans le creux de son cou, remonta vers l'hélix de l'oreille et se perdit dans sa chevelure. La respiration d'Îlène souleva sa poitrine menue sur laquelle il descendit en suivant le galbe de ses seins dont les tétons exacerbés trahissaient une certaine excitation. Il déposa alors le brûlant de ses lèvres sur la bouche gourmande d'Îlène qui ferma les yeux. Pourquoi les yeux énamourés se ferment-ils toujours dès que les lèvres s'entrouvrent pour un baiser ? Îlène le repoussa d'un « Non » aspiré, mais le retint de son regard clair et pétillant qu'elle venait de rouvrir dans la pénombre du sien. Elle lut le désir puissant de l'homme qui releva délicatement le bas de sa robe qu'elle tenta plusieurs fois de rabaisser.
- Non, c'est pas bien !
La paume de sa large main frôla lentement le haut de ses cuisses, en des mouvements qui se faisaient de plus en plus doux et légers au fur et à mesure qu'il approchait de sa chaleur. Seul l'effleurement du bout de ses doigts parcouraient désormais cette zone sensible en une fleur exquise où chaque pore était savouré, …
- Non, Darbanville, pas ici !
Leurs corps en tumulte frissonnaient, enivrés par ces caresses d'autant plus invitantes qu'elles ne franchissaient jamais la limite de l'évidence. Attiser les braises du désir et repousser le plaisir vers son extrême paroxysme, tel était le feu avec lequel ils jouaient. De sa main toute entière, Îlène atteignait progressivement la voûte de ses fesses qu'elle devinait à travers le froissement léger du lin. La main masculine s'immisça sous la dentelle qu'il fit glisser tout le long de ses cuisses jusqu'à ce qu'elle chute d'elle-même sur ses chevilles. Elle replia alors doucement la jambe pour en saisir sa petite culotte qu'elle déposa sur le bord de l'évier en marbre. Leurs sens étaient ici sublimés, proches d'atteindre la quintessence. Ces ardentes prémices éveillaient chacune des parcelles de leur corps qui criaient leur incommensurable envie d'assouvir leurs pulsions. Îlène ne pouvait attendre davantage, elle le guida en elle et soupira.
Xavier-Mark Vercaempst était comme à l'accoutumé, en parfaite représentation, prêt à saisir toute opportunité et à négocier de nouveaux projets. Le bourgmestre de la commune de Dilbeek était particulièrement intéressé par le travail réalisé, à tel point qu'il lui demanda s'il "travaillait également en flamand", ce qui voulait tout dire. Cela n'étonna guère l'architecte qui continua volontiers la conversation dans une parfaite maîtrise de la langue de Vondel (4). Xavier-Mark était, comme la majorité des flamands de sa génération, parfaitement bilingue, néerlandophone à souhait et francophone quand cela l'arrangeait. Le bourgmestre se félicita d'apprendre que le somptueux aménagement était signé de la main d'un dilbeekois, comme lui, de pure souche flamande.
Dans ces réceptions, Xavier-Mark menait le relationnel de mains de maître, allant parfois jusqu'à boire plus que de raison pour être sur le même terrain que son interlocuteur et donner l'impression du "bon vivant épicurien". Il essayait néanmoins de rester dans une juste mesure par rapport à l'alcool. Assez pour être convivial et sociable, suffisant pour ne pas bafouiller ni perdre son charisme. Les gens l'appréciaient pour cette proximité toujours agréable. Au commencement de sa carrière, il s'était beaucoup reposé sur Îlène qui avait le contact plus aisé et la réserve nécessaire. Son sourire et sa cordialité lui permettaient de s'adapter à toute circonstance et Xavier-Mark avait d'emblée exploité les qualités de sa bien-aimée comme « carte de visite ». Ce soir-là, il ne se souciait même pas de savoir où Îlène s'était retirée, ni comment elle trouvait sa place dans cette soirée. Les choses avaient bien changé.
- Pourquoi ne m'as-tu rien dit, reprit Îlène, perdue dans les bras de Darbanville.
- J'attendais le moment propice. Je suis arrivé par le premier TGV.
- Est-ce qu'il sait que tu es là ?
- Je ne crois pas. Et quand bien même…
- Serre-moi plus fort Darbanville, j'en ai vraiment besoin.
- Îlène, je t'observais esseulée dans la foule et je jalousais un peu tous les regards qui se tournaient vers toi.
Darbanville la serra davantage contre lui.
- Je n'ai rien oublié de nous, Darbanville, rien.
- C'est toi qui as voulu cette distance, Îlène.
- Il le fallait. Il n'y avait pas d'autre solution.
- Si Îlène, mais tu ne vis, encore et toujours, que par lui et tu ne parviendras jamais à t'en extirper... Jamais.
Des W-C du fond, la chasse d'eau se fit entendre, à la surprise des amants. Darbanville ramassa rapidement le slip d'Îlène qu'il dissimula dans sa poche, il chercha ensuite à s'esquiver. Son action fut interrompue par la sortie de Mariana qui s'était retirée dans les toilettes pour se griller une cigarette prohibée dans le bâtiment. Elle aurait gentiment rejoint son poste derrière le bar si les amants n'avaient commencer leur pérégrinations. Consciente de ce qui venait de se passer et pour se libérer de ce « piège », la timide serveuse traça une ligne droite vers la sortie. Darbanville feignit de s'être trompé d'endroit, il sortit circonspect des toilettes pour dames, tandis qu'Îlène se retenait de rire aux éclats. Il s'engouffra derrière la porte voisine, là où les messieurs avaient une place plus appropriée.
Îlène regagna la petite table ronde. Elle tenta de se redonner une contenance et un air « normal » afin d'évincer les inévitables suspicions de son amie, Celia, voire celle de Xavier-Mark s'il lui était passé l'envie de la rejoindre. Mais il n'y avait de trace ni de Celia, ni de ce délectable vin. La bouteille était totalement vide et ce qui avait été renversé avait été absorbé par les cartons de bière. Îlène chercha son amie dans la foule pour se confondre en excuses. Celia la devança en surgissant à ses côtés :
- Mille excuses, Îlène, j'étais en train de chercher mon œnologue. Il devait s'absenter une demi minute pour téléphoner, et là, pfft ! Envolé !
- Bah !
- Quoi "bah !" C'est gravissime, Îlène, j'ai ni ses coordonnées, ni son nom complet !
- Un de perdu...
- Ah non, Îlène ne reviens pas avec tes "dix de retrouvés". Celui-ci était vraiment la bonne chaussure à mon pied. Même s'il me faut jouer les « Cendrillon », je ne le lâcherai pas. Il y a quelque chose de magique en lui qui m'appelle.
- Oui, sa baguette !
- Faut qu'on le retrouve avant qu'il ne disparaisse à tout jamais, s'exclama Celia en se dépêchant vers le vestiaire. Demande à la serveuse, moi je me renseigne au vestiaire.
Îlène, acculée, appréhendait la nouvelle confrontation avec Mariana, dont le visage se voilait derrière sa chevelure abondante qu'elle rejetait machinalement d'un petit hochement de la tête. Elle respira profondément et s'approcha de la jeune serveuse qui rangeait les verres sur l'étagère du bar.
- Hum ! S'il vous plaît...
La serveuse se retourna vers Îlène. Leurs regards s'affrontèrent quelques instants dans un malaise identique. Îlène s'échappa la première du face à face silencieux, déglutit et intima :
- Un verre d'eau, s'il vous plaît ?
- Deux, ma chérie !
Avec un sourire forcé, Îlène se retourna vers la voix reconnaissable de son compagnon. L'architecte s'approcha, déposa un baiser sec dans l'ombre de son cou et lui remit toutes les cartes de visite qu'on lui avait fourguées lors de la soirée. Îlène les fourra dans son sac en sachant pertinemment qu'il ne les lui réclamait jamais. L'échange de cartes de visite faisait partie de l'insipide rituel mondain. La serveuse, non sans un certain ennui, déposa les deux hauts verres d'eau lorsque Celia débarqua devant elle :
- Alors, vous l'avez revu ?
A cet instant précis, Îlène eut préféré se noyer dans les 33 centilitres d'eau qu'elle avait tant de peine à ingurgiter. La serveuse se cloisonna derrière ses mèches rebelles sans rien ajouter. Xavier-Mark regardait les trois femmes sans rien comprendre.
- Qu'est-ce qui se passe ? s'étonna Celia en fixant le visage blême de son amie.
Îlène redéposa le verre vide sur le plateau, dans l'attente que l'étau à trois mâchoires se referme sur elle. Elle chuchota alors dans le creux de l'oreille de Xavier-Mark qui répondit :
- Ouais, les effluves de houblon commencent moi aussi à me monter à la tête. Je passe aux waters et on y va.
Mariana releva la tête vers Îlène qui se retourna vers son amie
- On te ramène, Celia ?
- Non lâcheuse, ‘faut absolument que je retrouve mon prince charmant, avant minuit.
Îlène prit le volant comme à chaque fois que Xavier-Mark était trop imbibé d'alcool. Elle préférait certes se déplacer en tram ou à vélo, mais dès qu'ils étaient tous deux amenés à sortir, elle prenait sa Kangoo jaune orangé. C'était un accord qu'ils respectaient depuis que Xavier-Mark, persuadé de n'être que très légèrement éméché, les avait envoyés accidentellement dans un champ boueux en pleine nuit sans possibilité d'appel.
Ils ne parlèrent guère plus qu'à la réception. Xavier-Mark luttait pour ne pas vaciller, il avait encore à faire à la maison, ou plutôt, il voulait encore faire… Certaines flatteries de femmes avaient éveillé en lui le désir libidineux.
Bien qu'ils aient tous deux grandi dans une même commune à facilité (5), Îlène et Xavier-Mark ne s'étaient pas vraiment fréquentés. Si ce n'est la bière, les néerlandophones et les francophones partageaient que très rarement les mêmes distractions. L'idée de sortir ensemble ne leurs était d'ailleurs jamais venu à l'esprit. Ils s'étaient rencontrés par hasard sur le quai de la gare du Midi à Bruxelles et s'étaient salués comme les gens d'un même village se saluent à chaque fois qu'ils se croisent en dehors du bled. C'est ainsi qu'un jour, sur le quai numéro 14 de la gare du Midi, ils avaient réellement pris le temps de se saluer autrement. A l'époque, Xavier-Mark travaillait encore comme assistant pour le bureau d'architecture “Urbsel & Pepper ” et Îlène était intérimaire dans un théâtre bruxellois, dans l'attente de sa lettre d'admission à l'Institut National Supérieur des Arts et du Spectacle de Bruxelles. Ils avaient commencé à s'intéresser l'un à l'autre, tous les jours, à la même heure, en français, sur le même quai de gare et puis dans un même wagon. Quelques temps après, ses parents avaient enfin renoué avec elle, félicitant la rencontre de Xavier-Mark qui était parvenu à l'extirper de ces milieux théâtraux qu'ils jugeaient inappropriés pour leur fille. Xavier-Mark était un jeune architecte de qualité sous tous rapports, un beau-fils qui avait eu l'intelligence d'embrasser une carrière prometteuse dans une capitale en mouvement. Il était engoncé dans une éducation bourgeoise flamande, celle-là même que Brel critiquait parce qu'il en était issu. Il était souvent amené à voyager en Europe et, comme tout "concubin attentif qui se respecte", il ne manquait jamais de lui ramener un présent. Le seul cadeau qu'elle lui avait un jour refusé était un cellulaire ramené d'Allemagne. Le dernier i-Phone que beaucoup lui auraient envié, mais Îlène faisait partie des rebelles de sa génération et des suivantes, qui refusaient la dépendance de la téléphonie mobile. Elle avait préféré rester fidèle au bon vieux téléphone, estimant qu'il était suffisant, même si le marketing dictatorial s'évertuait à la persuader qu'elle avait, comme tout le monde, cet indiscutable besoin du "Système Global de communication Mobile", et qu'elle serait diminuée si elle n'en possédait un au minimum. Les effets néfastes, que ces "nids d'ondes" exerçaient sur la santé, ne l'encourageaient pas à revoir ses positions. Certes, son entêtement soulevait de vives réactions de la part de son entourage, mais cela l'invitait presque à persister davantage dans son défi.
Ils arrivèrent enfin chez eux. Îlène ouvrit la haute porte de l'ancien bureau du chef de gare, voué à être transformé en ce hall d'entrée qui ne serait sans doute jamais restauré. Elle se débarrassa de son manteau, tandis que Xavier-Mark verrouilla machinalement les portières de la Kangoo, à l'aide de sa clé qui déclencha un double « Twit ! » dans le clignotement des phares. Chacun avait son propre jeu de clés. Xavier-Mark gardait celle avec télécommande à distance car Îlène se refusait tout émetteur d'ondes, tel portable ou autres fours à micro-ondes. Il la rejoint alors, en essayant vainement de cacher son déséquilibre évident.
- J... J'ai trouvé ta robe fort désirable ce soir, marmonna-t-il en glissant la main dessous la robe qu'il releva.
Îlène profita de sa propre vaillance pour s'échapper insidieusement.
- T…T'as pas mis de p'tite...? s'intrigua Xavier-Mark qui ne pouvait imaginer que sa compagne osa se trimballer en l'absence de culotte dans une soirée mondaine. Îlène se souvint que dans la surprise des waters, Darbanville l'avait prestement glissée dans sa poche pour que Marina, la serveuse, n'ait de soupçon aucun au sortir du cabinet de toilette.
- Si tu côtoyais plus souvent ma robe que l'alambic, tu aurais probablement remarqué que cela m'arrivait quelque fois, ponctua Îlène qui se pencha pour allumer le lampadaire derrière le sofa.
Excité par cette incongruité et désorienté par les effets de l'alcool, Xavier-Mark la surpris par l'arrière et l'a plaqua fortement. Il fit alors descendre la glissière de son pantalon tout en lui mordillant le cou. Îlène tentait de se débattre, mais Xavier-Mark ne lâchait pas prise, au contraire il devenait plus violent.
- Arrête, Xavier, tu es saoul ! rétorqua Îlène en le repoussant.
Sourd à ses protestations et n'écoutant que son désir décuplé par le refus d'Îlène, il la bascula peu délicatement sur le sofa. Il profita du déséquilibre pour tenter de la pénétrer. Elle se contracta, puis compris à forte raison, que la lutte serait inégale et plus pénible que l'acte en soi. Elle vit juste car aussitôt qu'il l'eut pénétrée, Xavier-Mark s'affaissa de tout son poids, en poussant un long soupir de satisfaction et sombra aussitôt, dans un petit ronflement « alambiqué ».
Îlène se dégagea en le poussant, elle lui ôta ses chaussures, et tira le plaid sur lui. Elle passa sous la douche, enfila sa courte nuisette de soie et s'allongea sous la couette juste au bord de la clarté que sa lampe de chevet dessinait. Le silence rejoignait la nuit qui s'allongeait en épaisses brumes obscures. Îlène prit alors son cahier bleu dans lequel elle s'obligeait à écrire chaque soir quelques mots, juste pour s'alléger l'esprit, sans quoi elle ne parvenait pas à dormir.
Mots du jour :
" 3 heures du mat. Suis claquée ! Me voilà enfin rentrée de cette fameuse inauguration. Xav' vient à nouveau de me montrer son égoïsme. Je n'arrive même pas à lui en vouloir. Pourquoi ? Il était particulièrement affairé ce soir. Faut reconnaître que la brasserie est une de ses plus belles réussites. Il a mis une telle énergie dans ce projet, un tel plaisir aussi. Mais réflexion faite, j'avais vraiment aucune envie d'y aller, je ne me sens vraiment plus la force d'être la potiche qui comble son aura d'une touche finale avec tous ces « sourires commerciaux de circonstance ». Non, je n'en peux plus. ‘Y en a marre de vivre à travers le regard des autres ! Marre d'être jugée et de ne pas être capable d'affirmer qui je suis et ce que je veux vivre. Non ! Je ne veux plus. D. a probablement raison, je ne vis que par lui et je ne peux plus m'en extirper. Je ne me reconnais plus. Heureusement qu'il y a Celia pour m'épauler et écouter tous mes problèmes. Elle ne s'en rend pas compte, mais sa présence m'aide beaucoup, c'est une vraie amie, même si elle ne me livre jamais rien de sa famille. C'est peut-être mieux ainsi.
Mais quoiqu'il en soit, ce soir, je suis tellement heureuse que D. se soit manifesté, heureuse qu'il soit revenu et que nous ayons pu partagé ce moment, comme autrefois. Je me sens apaisée grâce à cette surprise totalement inattendue.
A suivre... dans mes songes et mes mensonges.”
4 - Joost van den Vondel : Ecrivain, créateur de la langue et du théâtre classique hollandais.
5 - Commune belge offrant aux citoyens le choix de la langue administrative désiré, francophone ou néerlandophone.
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Buenos Aires Brussel Bruxelles
Sur la route sombre de Mendoza, flottaient deux cônes de lumière dans lesquels les insectes venaient s'affrioler pour un mortel tango avant de s'écraser sur la calandre de la Chevrolet Montana. Les deux amis étaient silencieux. L'européenne, assoupie par la fatigue de cette journée remplie d'émotions et la nostalgie de son pays que la rédaction de la lettre lui avait rappelée ; et l'argentin, pensif énamouré au volant du pick-up.
Laora examina le livre que Don Ilivio Marchiesi lui avait gentiment offert, elle découvrit, sur la première page intérieure, une dédicace manuscrite signée de la main de Bolaño : " « Para Ilivio Marchiesi, mi amigo de siempre (6), Roberto B. ». Don Illivio avait bien caché son jeu, il avait réellement et intimement connu l'écrivain Bolaño. Elle esquissa un sourire retenu. En repensant à l'opiniâtreté qu'elle appréhendait mieux maintenant. Argento remarqua son sourire et en déduisit qu'elle était heureuse d'être à ses côtés. Il n'osa l'extraire de sa discrétion de peur que cette idée ne fuse, et ainsi poursuivirent-ils en silence tout le trajet jusqu'à la ville de Mendoza.
Sur les rares cartes postales jaunies par les années, la cité mendozienne semblait empreinte d'une nonchalance immuable où le temps s'était arrêté pour l'éternelle heure du “ maté ”, il ne l'était pourtant pas. La ville universitaire étalait son rythme au pied des Andes. sans pour autant être comparable au tumulte habituel des villes tentaculaires et des chauffards “porteños” de Buenos Aires.
Elle était descendue à " l'Aeropuerto Internacional de Mendoza Francisco Gabrielli " et avait directement cherché un hostal (7) avant de repérer l'alentour. Les nombreuses allées d'arbres immenses irriguées par les acéquias égayaient le centre de la ville. A chaque coin de rue, elle avait retrouvé l'identique de la carte postale, rare et unique, que son père lui avait envoyée pour ses quinze ans. Huit ans après, les commerçants tenaient le même discours sur la prétendue rareté de cette carte.
Laora était plutôt une fille «trekking, bottines, et lourd sac à dos», raison pour laquelle elle avait préféré s'installer dans un petit hostal de la ville renseigné dans le Guide du Routard : « Petite pension qui ne paie pas de mine, mais les tenanciers sont plutôt sympas et authentiques». C'était, pour elle, un critère qui prévalait à la rangée d'étoiles des hôtels. Elle devait juste faire l'impasse sur les colocataires qui s'imposaient dans sa chambre, de hideuses petites blattes qui rappelaient la chanson révolutionnaire mexicaine, « la Cucaracha, la cucaracha, Ya no puede caminar». Ces petites bestioles présentaient chaque soir leur lugubre spectacle sur le socle éclairé de la lampe de chevet. Laora devait s'en accommoder ou opter pour un quatre étoiles. Elle était là pour traduire un inédit de Roberto Bolaño qu'il aurait écrit dans la région bien avant la parution de son roman inachevé "2666". Les polémiques sur l'authenticité de ce manuscrit allaient bon train aux Editions à Paris, parce que celui-ci avait étrangement été rédigé dans un gros cahier. Ce qui n'était guère courant. L'auteur chilien ne procédait pas ainsi et n'avait jamais rien écrit qui ne soit répertorié par l'éditeur exclusif de Roberto Bolaño. Et pourtant, il n'y avait nul doute, c'était bien du Bolaño. La traduction devait obligatoirement être achevée avant le prochain salon littéraire de Paris. En accord avec J. Herralde, l'éditeur espagnol de feu Bolaño, ils en sortiraient d'abord et en exclusivité la version française. Habituellement, les traducteurs-adaptateurs de roman mettaient de nombreux mois pour y aboutir, mais là il y avait urgence. Elle ne s'en souciait pas outre mesure, elle était payée pour accomplir ce qu'elle avait toujours désiré et elle bénéficiait d'un superbe voyage en Argentine.
C'est l'éditeur français lui-même qui l'avait rappelée. «C'est juste une rencontre informelle», avait-il précisé, «ne vous attendez pas à plus». Une rencontre avec l'éditeur était déjà un plus, mais que cachait cette «informalité». Elle lui avait envoyé une candidature spontanée quelques mois avant l'obtention de son diplôme. Elle avaitpatienté près de dix mois et avait relégué tout espoir d'y être un jour, engagée. Ce coup de fil n'aurait pu mieux tomber qu'en ce moment, elle qui cherchait justement à s'exiler pour cautériser une blessure sentimentale. Quand l'éditeur lui avait annoncé qu'il s'agissait de traduire l'un des écrivains les plus courus de l'Amérique Latine, elle l'avait reçu comme le plus grand des honneurs et comme la chance de sa vie. L'éditeur lui avait d'emblée précisé que le contrat recelait quelques impératifs, il fallait qu'elle s'exile en Argentine pour mieux s'imprégner du climat d'écriture de feu Roberto Bolaño. Elle ne pourrait hélas pas rencontrer l'auteur, mais le souvenir qu'il avait laissé là-bas était encore très présent depuis son décès. Elle devait impérativement s'organiser pour que sa traduction passe sous la rotative bien avant le Salon du livre de Paris. Le Salon de Paris était l'événement incontournable que les Editions avaient choisi pour révéler au monde littéraire cet inédit totalement inattendu. Le délai était relativement court. Robert Amutio, le traducteur attitré de Bolaño, n'avait pu accepter le projet, il était déjà saturé d'autres commandes, et ce contrat relevait quelques énigmes qui ne lui convenaient guère. Cette opportunité était unique pour elle, l'éditeur lui avait laissé entendre avec déférence qu'il pourrait ainsi tester ses capacités et que si elle leurs donnait satisfaction, il l'engagerait pour une série de contrats.
Elle n'avait disposé que de trois jours de réflexion pour lui donner sa décision. Le lendemain, elle acceptait. Il fallait qu'elle parte dans la semaine pour avoir suffisamment de temps sur place. C'était rapide, certes, mais ça lui laissait quand même quelques jours pour préparer son départ.
Argento était récipiendaire de la Faculté d'Ingénierie de l'université de Mendoza. Il s'était imprégné de la culture française avec Françoise Vidocq, sa mère, et en rejoignant régulièrement sa famille maternelle dans l'Hexagone. Il avait rencontré Laora au « marché des reventes » de Mendoza. C'était l'endroit où vous pouviez racheter l'introuvable à bas prix, tel parfum, tout smartPhone, les versions piratées des dernières sorties cinématographiques, des albums CD's de groupes américains ou autres stars les plus prisées. Vous pouviez également y retrouver ce que l'on vous avait dérobé ou raflé quelques heures auparavant. C'était aussi, d'après l'ami Jorge Estrada dos Santos, l'endroit où l'on pouvait courtiser sans grande difficulté les femmes désœuvrées qui s'étaient fait spolier ou dépouiller. D'aucuns se réjouissaient de pouvoir, sinon retrouver leur bien, en tous cas, en acquérir un équivalent. On lui avait volé son sac à dos Eastpak au détour d'une ruelle pourtant pittoresque. Le voleur ne devait même pas avoir 14 ans sous son look à la Fifty Cent . Il lui avait pointé, avec violence, la réplique d'une arme de poing Smith & Wesson, Modèle 60, un jouet fort semblable que l'on trouvait encore facilement sur de semblables étals des marchés d'Amérique Latine. Son sac ne contenait qu'un petit appareil photo numérique, quelques produits de beauté estampillés du "L" de la marque française Laora et un carnet de notes racorni. Elle s'était exécutée sans rechigner. Elle avait peu d'espoir de retrouver ses affaires, ni même son carnet dans lequel elle avait consigné de précieuses informations pour la traduction du manuscrit. Elle ne les avait malheureusement pas dupliquées comme elle l'avait fait avec ses documents d'identité. Ces notes avaient à ses yeux tellement de valeur qu'elle aurait aimé revoir le “gouape capuchonné”, juste pour lui dire qu'il pouvait sans problème garder l'appareil photo et même la très coûteuse crème solaire indice 30 de chez « Laora », à la condition qu'il lui remettre ses irremplaçables apostilles qui lui seraient d'ailleurs d'aucune utilité. Elle avait toutefois pu racheter son propre sac Eastpak rouge au marché des reventes pour le quart du prix, vidé hélas de tout son contenu.
Pour consoler cette pauvre touriste européenne, Argento Marchiesi lui avait proposé de lui offrir une glace sur l'avenue Aristides Villanueva. C'était en outre, une occasion de mettre à profit la théorie de Jorge sur l'aisance de lever une demoiselle qui s'était fait mystifiée. Elle avait éclaté de rire pour son côté gauche et bonhomme, pour la caricature totalement bancale du « tombeur argentin» qu'il se donnait, du cœur de pirate, alors qu'il était d'évidence qu'il avait un cœur de romantique fragile. Il s'était vexé. Aussi avait-elle prétexté que c'était juste un rire nerveux car elle n'était pas très friande de crème glacée. Argento avait rétorqué que les crèmes glacées argentines n'avaient rien de semblable aux gourmandises françaises, qu'elle pouvait franchement bannir le souvenir des glaces industrielles des grands magasins français, que les glaces argentines étaient les meilleures au monde, et pour l'en convaincre il l'avait amené chez le meilleur “heladeria” de Mendoza.
Flan con dulce de leche, crema americana ou crema rusa, double dulce de leche, frutillas à la crema. Les différents parfums étaient alignés devant elle, sous de hauts couvercles en inox. Elle ne put s'empêcher de choisir, par pure curiosité, le dulce de leche y malbec que le glacier plafonnait généreusement. Cela n'avait, en effet, rien à voir avec ce qu'elle connaissait des crèmes glacées habituelles. C'était là une coutume que les immigrants italiens avaient apportée et améliorée sous le soleil argentin. Le fils Marchiesi s'était contenté d'un énorme cornet de “moussé dè tchocolaté ” que sa langue flagellait goulûment. Sous ses airs patauds, il ressemblait à un enfant gâté avec sa figure polie. Tout cela était tellement innocent qu'elle n'avait pu qu'accepter qu'il lui serve de guide pour une visite des lieux pittoresques de la région. Et aujourd'hui, il la raccompagnait galamment après avoir partagé une superbe randonnée équestre et passé une agréable veillée avec Françoise et Ilivio Marchiesi, ses parents.
- Laora, je voudrais que tu réfléchisses très sincèrement à ma proposition. Ça peut te sembler précipité, mais l'opportunité se présente maintenant. Tu serais dans tes propres alcôves, tu pourrais bénéficier de la bibliothèque de mon paternel, profiter du calme, de la sécurité et de la nature pour traduire ton roman. Et puis, tu aurais une compagnie plus galante que les cucarachas de l'hostal Mendes. Mais c'est toi qui décides, Laora.
Sa pose de voix montrait qu'il était attentionné et de bonne famille. Il avait tendance à se désoler de la courtiser. Elle ébaucha un sourire ambigu qui ne trahissait en rien ses intentions mais que Argento Marchiesi s'enquit vite de mal interpréter.
- Je n'ai pas le dictionnaire d'interprétation de tes sourires, Laora, mais ce sourire en dit long, malheureusement.
- Te formalise pas, Argento. Je souris parce que je prends enfin conscience d'une phrase que mon père répétait : “ La vie est une perpétuelle succession de dilemmes dont le choix détermine notre avenir et nos remords ”. Et j'ai l'impression de ne jamais m'être retrouvée confrontée à autant de contradictions. Mais quoi qu'il en soit, c'est d'accord, Argento.
- Quoi, "c'est d'accord" ?
- Eh bien, je suis d'accord de réfléchir à ta proposition de m'installer chez toi. Et, quelle que soit ma décision, c'est en tous cas généreux de ta part.
- Tu pourras rester le temps qu'il te plaira. Mes parents sont quand même partis en France. Tu auras ton intimité.
Ils arrivèrent dans la ville encore très animée à cette heure par les attroupements des jeunes Argentins qui quittaient l'envers d'un décor pour un autre endroit guindé. Argento lui proposa de l'emmener dans un lieu obligé de Mendoza, la “Colmena”.
- "Juste pour un dernier verre, Laora".
Il avait dit cette phrase supplice dans l'espoir sincère de conclure avec elle par l'échange du rituel “beso francès”, le libérateur d'ocytocyne, le “french kiss” qui comme partout ailleurs marque le début d'une relation, fut-elle amoureuse. Une phrase clichée qui en soi ne fait que postposer l'échéance du “non” lapidaire.
La "Colmena" était ce lieu couru de tous, où les argentins "branchés" venaient s'agglutiner dans l'espoir d'y être admis ; un mélange de bar-à-tapas, de bar lounge à l'atmosphère sensible d'une ruche d'abeilles ou encore de bodéga branchée ; un antre chaleureux où chaque détail avait été pensé. Il était, par contre, impératif de se présenter en couple à l'entrée. Un couple quel qu'il soit, homo, hétéro, et caetera. Jamais seul, ni à trois. Il était impossible d'y déroger. Il était même de jeu courant, pour certaines femmes indécises, de donner rendez-vous à deux prétendants et de laisser le choix aux portiers de composer le duo à sa guise et ainsi de renvoyer le singleton chez lui, à moins qu'il ne se résolve à chercher une autre partenaire dans la longue file. Les portiers s'étaient pliés à ce petit jeu auquel tous se prêtaient sans réticence.
Avant de pouvoir franchir le propylée de ce temple, il fallait s'armer de patience. Il y avait autant de personnes à l'extérieur qui attendaient des heures entières. La Colmena était à ce point prisée que certains n'y venaient que pour passer un moment dans la file, déjà un événement en soi. On y pouvait côtoyer de belles personnes. Les stars et autre "people" devaient pareillement patienter, sous la surveillance des vraies vedettes de ces soirées, les portiers engoncés dans leurs costumes sombres et paré de leur oreillette d'agent du FBI.
Argento Marchiesi s'entretenait timidement avec sa cavalière du soir dans la longue rangée de noceurs, lorsque la musique émanant de baffles d'une vieille décapotable européenne vint assiéger leur discussion. Jorge Estrada dos Santos, bellâtre qui ne jurait que par les européennes : voitures, comédies, ou femmes, était un modèle de garçon auquel une majorité de jeunes argentines rêvaient de s'accorder, mais qui, hélas, ne sortait principalement qu'avec des filles d'outre atlantique. Beau parleur, il était racé dans un corps cambré et dans sa gestuelle, son regard sombre, exalté par le hâle de son teint, piégeait naturellement les regards féminins. Il était toujours rasé de près, mais pour son malheur, s'aspergeait à l'excès d'une classique eau de toilette française qui jurait méchamment avec sa carnation de gaucho. Lorsqu'une européenne se targuait d'être sorti avec un bel argentin sympa de Mendoza et merveilleux danseur par surcroit, il y avait forte chance pour que ce soit avec lui. Jorge Estrada dos Santos parvenait toujours à resquiller une place dans la longue file en feignant d'amicales retrouvailles. C'est ainsi qu'il aperçut aux côtés d'Argento, sa nouvelle proie européenne.
- ¿ Hola, Argento, Que tal ?
Argento Marchiesi salua froidement Jorge qui, déjà, fixait sa cavalière. Il fut contraint de la lui présenter en espérant vivement qu'elle soit fille à prendre directement ses distances devant ce genre de chasseur souriant "qui-sait-y-faire ». En effet, lorsque Jorge Estrada dos Santos apposa, comme à son habitude, ses lèvres sur le dos de sa main, elle l'essuya discrètement en pensant que si ce coq priapique avait compulsé quelques livres sur les bonnes manières européennes, il n'en avait probablement jamais dépassé le premier chapitre. Mais celui qu'on surnommait pompeusement JEdS ne s'avoua pas pour autant vaincu. Il changea imperceptiblement de stratégie et parvint à l'intéresser en adoptant un profil bas et une émouvante humilité qui ne laisse pas indifférentes les filles de l'hexagone. Argento devait obligatoirement s'en libérer ou alors s'apprêter à subir une nouvelle humiliation. Il allait rester sur la touche puisqu'il n'allait pas pouvoir y rentrer seul. Ils étaient 3, combien de combinaison de paire y avait-il ? Argento la voyait gober le nouveau baratin de Jorge Estrada dos Santos, il était en train de la perdre.
Les aficionados de la Colmena avançaient très lentement dans l'excitation et la chaleur, tout en se racontant avec emphase. De très jeunes enfants vendaient des sachets de «papas fritas» que de grosses mamas, retirées derrière le coin, faisaient frire dans des “cacerolas” qu'un réchaud de fortune faisait bouillir. D'autres, âgés de 6 ans tout au plus, présentaient des “chiclés” pour masquer l'haleine de friture.
Jamais de dispute n'avait éclaté dans cette procession en attente. Ils se retrouvaient tous fraternellement complices et sans distinction aucune, dans la moiteur et les mélanges de transpiration, d'eau de toilette camouflage et d'effluve d'huile bouillante que ventilaient les éventails de toutes sortes.
Il ne restait que quelques mètres avant de franchir les portes de la “Colmena”. JEdS demeurait invariablement prolixe avec l'européenne, tandis qu'Argento Marchiesi, les poings fourrés dans les poches, pressentait que devant leur triade, les portiers allaient d'office choisir celui qui avait d'indéniables atouts pour leur boîte. Le fils Marchiesi appréhendait déjà de refaire la file d'attente avec une imbuvable partenaire qu'il feindrait de courtiser pour qu'elle fasse la pantoufle manquante pour la paire obligée. Il savait aussi que sur ce laps de temps, Jorge l'aurait déjà séduite, voire emballée en usant assurément de cet atout qui le rendrait, sinon gagnant en tout cas, plus crédible, le tango. Contrairement à Jorge, Argento ne savait pas danser. Le seul atout qu'il pouvait avancer se trouvait peut-être au fond de la poche qu'il fouilla. Il fondait son ultime espoir sur la cupidité des videurs.
Les imposants portiers étaient disposés en triangle, deux de part et d'autre de la porte d'entrée à double battant qui laissait échapper la musique à chaque ouverture, et le troisième se tenant quelques mètres en avant, près de la corde tressée derrière laquelle la foule trépignait.
Argento Marchiesi cachait dans la moiteur de sa main droite, un billet de 20 AR$. Il réfléchissait à la méthode qu'il devait user pour stipendier cette masse de deux cents livres contenus sur six pieds et trois pouces, sans le vexer, ni se trahir. Il supposa que ceux-ci avaient l'habitude de ce genre de transaction et que l'audace et le franc jeu étaient de mise. Argento fit un pas vers le colosse et lui tendit la main droite comme s'ils étaient de vieilles connaissances. Le portier resta de marbre et le fixa froidement avant de le repousser par une succession de pressions de l'index sur le thorax qui le ramena derrière la corde de sécurité. Offusquée par la morgue du portier, l'européenne vint à la rescousse d'Argento en proférant à la tête du mastodonte toutes les invectives qu'elle connaissait dans la langue de Cervantes.
Saturée par les propos de Jorge, lasse d'avoir trop attendu dans la file interminable et après avoir souffert les sarcasmes de l'épais videur, elle pria Argento de la ramener séance tenante à l'hostal Mendes, et
à suivre/ ...
6 - Pour Ilivio, mon ami de toujours.
7 - Logement de type chambre d'hôtes et meilleur marché que l'hôtel.
Fervent adepte du "roman choral", j'ai grand plaisir à parcourir l'amorce de votre tapuscrit " Please, accept my apology " et ses intrigues dont on ne peut se détacher. Je regrette qu'il me faille attendre pour espérer lire la suite. Je prendrai mon mal en patience.
· Il y a plus de 9 ans ·Jolo Constant