+ Un nouvel enfant (Partie 1) +
Que devient-on quand à la fleur de notre jeunesse nos parents disparaissent brutalement ? Que pour seul souvenir, il ne nous reste qu’un héritage trop encombrant pour garder les pieds sur terre ?
Du plus loin que je me souvienne, les fourmis me fascinaient. J'aimais me lever en début d'après midi, assommé par une nuit de débauche puis m'asseoir au bord de la terrasse avec ma tasse de café noir. Noir de mes humeurs, des cernes sous mes yeux. Comme un rituel, je posais mon casque sur ma tête pour écouter l'acte 2 de L'invitation au château de Francis Poulenc.
Des hauteurs de la ville, je contemplais la foule minuscule qui s'agitait en bas. Les fourmis cravatées se pressaient au rythme du tango qui se jouait entre mes oreilles. Ces petits bêtes travailleuses se dandinaient en file indienne de nul part aux tavernes à malbouffe puis des tavernes à malbouffe pour ailleurs.
Téméraires, la plupart étaient debout depuis l'aube, parfois même avant. Le café servi, elles s'abreuvaient de faits divers – guettaient la pendule du salon en rêvant de tout leur petit coeur que les aiguilles tournent enfin à l'envers – puis, résignées à rejoindre la colonie, quittaient en trombe leurs minuscules deux pièces pour se mettre sans envie à leur triste besogne. De courbettes agiles en chuchotements bientôt trahis, elles se contentaient de peu et se persuadaient qu'il y avait pire ailleurs. Le temps d'une pause devant la machine à café, elles draguaient cruellement leurs semblables dans l'espoir vain de quelques extras puis reprenaient leur labeur. Je les retrouvai quelques heures après, ici même. Je me réveillais et elles déjeunaient, entre treize et quatorze. Depuis ma terrasse perchée sur un immeuble de l'île Saint Louis, j'aimais contempler Paris. Merveilleuse fourmilière.
Un jour sur deux, je finissais par être interrompu par un manège bien moins passionnant qui se jouait de l'autre côté de la porte fenêtre, à l'intérieur même de mon appartement. Sans tambour ni trompette, Yvonne, ma femme de ménage, entrait en piste. Cette idiote rousse au pas lourd était le stéréotype de la paresse. Elle trainait ses fesses énormes de gauche à droite comme une tortue sous morphine, traversait les pièces tel un fantôme pris dans une danse douteuse avec ses torchons et son tablier à fleurs, fanées depuis longtemps. Suante de vulgarité, elle se raclait bestialement le fond de la gorge toutes les minutes trente et dans un bougonnement à peine audible, chantonnait pour elle même les airs d'avant guerre d'une France oubliée. Le refrain de Ma Pomme de Maurice Chevalier était par exemple son bougonnement favori. Yvonne était une vieille TSF rouillée. Du temps où elle était encore à peu près neuve, un peu moins de deux ans avant ma naissance, mes parents l'avait installé dans leur appartement de Courbevoie. Cette relique a toujours fait partie du décor et à leur décès, il fut très difficile de m'en séparer. J'ai emménagé ici, elle m'a suivi. Yvonne, c'était le souvenir de vingt ans passés trop vite, la boule à neige d'une vie heureuse. Son existence était formidablement maussade et si les fourmis se contentaient d'une vie sans panache, cette femme en était la reine.
Le soleil cognait fort, fier de sa prestation aoûtienne. Je finissais mon café en essayant de trouver un sens à cette nouvelle journée qui s'annonçait banale. De retour à l'intérieur je m'asseyais devant le piano et de mes doigts engourdis par une nuit agitée, je tentais de le faire chanter. L'instrument m'agaçait. Ma mère m'y avait initié à mes cinq ans et j'avais le sentiment qu'en vingt ans de pratique, j'en avais fait le tour. Ce clavier m'ennuyait terriblement mais je n'avais jamais réussi à m'en défaire, comme Yvonne. Quelques morceaux de mon enfance me revenaient en accords tordus ou réinventés. Les partitions apprises autrefois sur le bout des doigts étaient aujourd'hui usées d'avoir étés trop jouées, et pour qui ? Pour soi ? Alors à quoi bon ?
Indéniablement, Natacha m'avait mis à l'âme une petite grisaille qui venait faire la nique au soleil frappant. Cette nuit la tigresse avait été agile mais son charme était particulièrement glacial. On aurait dit qu'elle était en détresse, tombée au fond d'un gouffre creusé à l'intérieur d'elle même. Son enveloppe extérieure la gardai désirable, pourtant ce n'était qu'un leurre : au fond de ses yeux gris clairs on pouvait lire son désarroi en larmes majuscules. Quand on décide de passer du bon temps avec une Escort et qu'on choisi pour changer un peu d'en solliciter une nouvelle, mieux vaut aimer l'aventure. « Chaque fille est un port », disait l'autre. Natacha était celui d'une île frappée par la tempête.
à suivre...
J'aime décidément beaucoup ton écriture, à suivre j'attends avec impatience bises
· Il y a plus de 8 ans ·ade
Merci Ade ! C'est un premier essai, ce roman :)
· Il y a plus de 8 ans ·Benjamin Katagena
Essai transformé, continue !
· Il y a plus de 8 ans ·ade