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+ Un nouvel enfant (Partie 2) +
Benjamin Katagena
Que devient-on quand à la fleur de notre jeunesse nos parents disparaissent brutalement ? Que pour seul souvenir, il ne nous reste qu’un héritage trop encombrant pour garder les pieds sur terre ?
N'ayant pas le cœur à la musique, je refermais ce piano hanté en pensant à ma mère. Maman m'avait inscrit très jeune au conservatoire de musique et je dois admettre que j'étais prédestiné au piano. Au fil des ans, Monsieur Albert, mon professeur, vantait à ma mère un talent certain qui la poussait à voir en moi la graine d'un pianiste de renommée internationale. « Bientôt mon Charles, les dates de ta tournée seront inscrites ici » me soufflait-elle souvent l'index pointé sur tel ou tel panneau publicitaire toujours plus grand que le précédant. Les rêves de ma mère se mêlaient toujours à des désirs d'enfant gâté et la gloire promise qu'elle avait pris soin de monter pièce après pièce dans mon esprit avait fini par faire de son ambition notre destinée secrète. Nous nous inventions cette foule en liesse venue m'écouter jouer à Dublin, Saint Petersburg, sur la plage de Malmö, les bords de Seine et des océans. Les ovations, les applaudissements à s'en bruler les paumes…
Maman était une rêveuse contagieuse et quiconque à qui elle souriait, les yeux pleins de certitude, se prenait à planer avec elle.
Merde. Je n'avais pas à m'en vouloir si Maman avait su me faire tourner la tête. Par ailleurs, je n'étais pas responsable de la déviation qui s'était plantée du jour au lendemain sur l'itinéraire de ma vie.
Yvonne m'ôta de mes pensées en bougonnant La javanaise où Les amoureux des bancs publics… Encore une fois ça n'était pas très clair mais c'était la première fois qu'elle me servait cet air et je me disais ébahi qu'elle avait incroyablement dépoussiéré son répertoire. Le téléphone sonna. Il était rare de l'entendre sortir de son silence, cela me surprit un peu. Ma tortue de ménage – indifférente - se pencha doucement en se raclant la gorge avant de se mettre à briquer la table basse. Ses mouvements faisaient balancer son immonde derrière. J'allais décrocher le combiné.
C'était Alain Fudal, l'éditeur de mon père. Un tout petit monsieur à l'allure négligée. Malgré quelques cheveux gras qui tombaient au niveau de sa nuque, le haut de son crane était aussi nu que celui d'un nourrisson. Ma mère et moi l'appelions le chauve aux cheveux longs. Le petit homme était maigre comme une épingle. Teintées de crasse et plantées sur son visage ingrat, deux grosses lunettes surplombaient un sourire qui bien qu'amical laissait entrevoir une dentition particulièrement négligée. Ce petit monsieur avait tant perdu l'espoir d'être un jour présentable qu'il ne prenait pas plus soin de sa tenue vestimentaire. Ses habits toujours trop grands étaient perpétuellement tachés de nourriture. On pouvait deviner son menu quotidien en scrutant sa chemise.
Cependant, son aspect physique était aux antipodes de sa personnalité. Un requin habitait ce petit bonhomme fébrile et les Éditions Fudal avaient encore de beaux jours devant elles. Alain avait le don de discerner dès les premières lignes un manuscrit qui allait se vendre d'un torchon sur lequel il perdrai de l'argent. De sa voix molletonnée, il demanda de mes nouvelles. Avait-il réellement bon cœur ou la fortune qu'il continuait à amasser des droits de l'œuvre de mon père le rendait-il constamment redevable envers le rejeton ? C'était une question qui me hantait. Ami ou bandit ?
Oui, j'allais bien. Non, la douleur de la perte de mes parents ne s'était pas amoindrie. Bien entendu, j'allais réfléchir à reprendre une formation professionnelle. Promis, j'allais prendre soin de moi. Merci pour cet appel, bonne journée Alain – au revoir.
Alain et mon père étaient complices et cela n'avait rien à voir avec le succès des romans de papa. Le dimanche, ils allait chasser en foret de Fontainebleau, ils s'invitaient régulièrement à diner l'un chez l'autre et se téléphonaient très souvent. Un jour, j'étais tombé sur un article de presse dont le titre résumait bien leur relation : Horner & Fudal – Dupont & Dupond.
Mon père, Gilles Horner, était professeur des universités à la Sorbonne. En parallèle aux cours qu'il donnait, il avait écrit douze romans tous salués par le public, tous encensées par la critique. Ce qui avait fait le succès de Papa, c'est qu'il savait traiter des sujets les plus noirs avec beaucoup de douceur et de délicatesse. Ses héros étaient humains et bourrés de sensibilité.
Papa m'avait toujours assuré avoir écrit ses premiers romans sans l'ambition de devenir écrivain. Infiniment modeste, il avait réussi à garder la distance qu'il fallait pour ne pas prendre la grosse tête. C'était un homme des plus simples, un artiste à l'enfance bercée de livres. Comme ses parents n'étaient pas suffisamment aisés pour voyager et que l'été ses camarades partaient en croisière à l'autre bout du monde, lui se servait de pages comme de voiles pour trouver les vents, prendre le large et s'évader. Des étagères de romans policiers, il naviguait à celles des romans d'amour, des journaux intimes aux romans d'aventure, de la poésie contemporaine aux rondeaux ou sonnets, la bibliothèque du 17ème arrondissement était devenue son océan privé.
Mon père était respecté et son public l'admirait. C'était un habitué des plateaux de télévision et de diners mondains en compagnie de tout le gratin culturel français.
Malgré la fortune, les passe-droits et la notoriété, il était resté l'homme simple qu'il avait toujours été. Sympathique et avenant, il s'intéressait beaucoup aux autres, sa faiblesse.
Comme les rêves enfantins de ma mère, les bouquins de papa n'était pas ce que j'admirais le plus chez lui, bien au contraire. Je l'ai toujours gardé pour moi mais son enthousiasme m'exaspérait. Ses héros étaient niais. Ils ne voyaient toujours que le bon côté des choses… Je tirais pourtant un avantage de la réussite de mon père puisque sa célébrité m'atteignait indirectement. Depuis le collège les filles étaient amoureuses de moi et aujourd'hui il m'arrivait encore de coucher avec nombre de ses admiratrices qui avait en commun avec les héros de mon père cette foutue naïveté. Chacun sa croix.
La chose qui me fascinait plus que tout chez mes parents c'était leur histoire d'Amour. Papa et maman s'étaient toujours connu et aimé. Les parents de mon père vivaient rue Jean Leclaire, ceux de ma mère rue Maria Deraismes, dans le 17ème arrondissement. Jean et Maria – Gilles et Elsa, se faisaient face. Entre les deux immeubles parisiens chantaient les oiseaux du square des Epinettes. Ce jardin fleuri était destiné à devenir le théâtre de la plus belle des Idylles. Enfant, mon père y courait après les pigeons tandis que maman glissait sur les toboggans. Plus tard elle en crayonnait les arbres, papa lisait ses livres. Il a fini par se prêter au jeu de modèle et pendant que maman croquait son visage, il lui écrivait des poèmes en la bouffant des yeux. Adolescents, c'est encore là qu'ils se retrouvaient après les cours pour boire de la bière, rire ou pleurer sur l'épaule de l'autre. Tout naturellement, c'est ici qu'ils échangèrent leur premier baiser. Ils s'aimaient et s'aimeraient toujours. Quoi qu'il advienne.
Le destin essaya une première fois de barrer la route à cet Amour vaillant. Malgré sa volonté de fonder une famille, le couple trentenaire n'arrivait pas à donner la vie. Ils consultèrent un spécialiste qui décela des problèmes de stérilité chez l'un d'eux. Comme ils ne faisaient déjà qu'un, ils refusèrent d'apprendre lequel des deux était infertile. Mes parents eurent en riant l'idée d'adopter un enfant. Le destin, qui venait de se prendre un coup de massue se retira sans demander son reste pour mieux préparer sa vengeance. Je me souviendrai toujours de ce foutu jour de mai 2010 ou il remporta la partie.
Mes parents moururent l'un à côté de l'autre - l'un amoureux de l'autre, dans leur petite voiture. Fauchés par un camionneur anglais qui s'étonnait de voir tout les véhicules à contre sens sur l'A86. Dix ans de prison pour le chauffard, la perpétuité pour moi. J'avais vingt ans et nos trois cœurs se sont arrêtés. Tailladés, mes rêves travaillés sur les bancs du conservatoire. Effondrée, ma vie tranquille. Lessivée, mon âme. Jeune héritier de la fortune de mon père, ma peine était immense puisque tout cet argent n'aurait pas suffit à les ressusciter.
à suivre...