Pneu honni

Francois Ville

Pneu Honni

    J'ai exceptionnellement accepté de travailler chez Michelin ce samedi après-midi du mois de juillet. Le chef d'équipe, que j'apprécie, me l'a demandé, et c'est payé vingt-cinq pour cent supplémentaires par rapport aux jours ouvrables.
    De plus, dans l'optique d'être embauché à nouveau pendant les grandes vacances suivantes, il est préférable de me montrer dynamique et volontaire. Un job d'été bien rémunéré est une denrée rare !
    Avec les copains et copines, on s'enquiquine en journée, il fait trop chaud. L'essentiel est d'avoir la soirée libre.

    Je ressens une légère angoisse à l'idée de réaliser une nouvelle tâche, au sein d'une équipe inconnue, sous les ordres d'un supérieur hiérarchique réputé tyrannique. Cependant, mon chef habituel m'a briefé, ça devrait aller.
    La plupart des postes sont faciles à comprendre intellectuellement, merci le taylorisme et la division du travail.
    La difficulté tient plus de la pénibilité, due aux efforts répétitifs requis, aux cadences infernales exigées. Pas merci le taylorisme, et l'exploitation de l'homme par la machine.

    Ma première expérience, tout juste majeur, au sein de l'atelier PK, me revient en mémoire. Une horreur ! Ce fut d'ailleurs la seule et unique année durant laquelle des étudiants ont été engagés pour exécuter ce boulot.
    D'après Michelin, un semestre de montée en compétence était nécessaire pour rendre un ouvrier performant. Moi, et quelques autres jeunes, n'avions eu que quinze jours de formation lors des vacances de printemps.

    Voilà le topo, imagine : tu dois remplacer pendant huit heures des centaines de bobines de fils en métal, chacune pesant douze kilos. Elles se dévident les unes après les autres, sur des panneaux rectangulaires et verticaux d'un mètre quatre-vingt de hauteur, formant un long couloir. Les fils sont ingurgités par une sorte d'énorme machine à tisser, dont la fonction est de fabriquer la carcasse des pneus.

    Il te faut distinguer la prochaine bobine au bout du rouleau (en mourant, elle voit toute sa vie défiler). Cela n'a rien évident, car cette sale bobine cherche à t'embobiner. En effet, elle a le mauvais goût de ressembler comme deux gouttes d'eau aux deux cent trente neuf copines qui l'environnent. Elle est juste moins épaisse, une épaisse en voie de disparition pourrait-on dire, mais ce n'est pas flagrant par rapport à ses congénères dont il faudra t'occuper ensuite.
    C'est comme le jeu « Trouver Charlie », en moins rigolo, et moins coloré.

    Une fois saisie fermement, la bobine est à débobiner entièrement à la main, afin d'obtenir avec célérité quelques mètres de leste. Tu dois alors, grâce à ces maigres secondes gagnées, rabouter le fil de l'ancienne bobine, à celui d'une bobine neuve, sans interruption.

    Rembobinons, et décrivons cette course contre la montre plus en détail : d'une main, tu jettes le support en plastique de la bobine morte, tout en maintenant le fil fuyant.
    Avec ton autre paluche, le buste penché à quatre-vingt dix degrés, tu récupères, dans une rigole insérée dans le plancher, une pesante bobine vierge. Soulève-là afin de l'installer sur son cylindre rotatif, en lieu et place de la précédente.
    Ce n'est pas terminé, dans le court laps de temps restant, il te faut encore raccorder le nouveau fil avec l'ancien, à l'aide d'un tube grillagé, et étroit de deux centimètres de longueur. C'est la partie technique, et délicate. C'est comme tenter de passer un  fil de couture dans le chas d'une aiguille, avec des moufles.
    Pour conclure, tu comprimes l'ensemble fortement à l'aide de tes doigts gantés, ce afin de solidifier au maximum la jonction.
    Le fourbe fil de fer, lui, continue de filer fissa, terrible épée de Damoclès. En effet, si une seule bobine n'est pas substituée dans le délai imparti, ou si la liaison cède ou n'est pas faite à temps, toute l'allée se retrouve à l'arrêt !
    En panique, tu dois alors courir jusqu'à la machinerie en bout de chaîne, afin de dénicher le fil orphelin parmi ses centaines de jumeaux. Ensuite, il faut le tirer manuellement jusqu'à la bobine neuve laissée en plan, et rétablir la jonction correctement.
    Le regard mauvais du pilote de la machine, agacé par sa productivité en baisse, ajoute à la bonne ambiance. Quelques vulgarités à ton encontre peuvent se faire entendre.

    La morale, c'est qu'en matière de bobine, il ne faut jamais perdre le fil.

    N'oublions pas le contexte global, plutôt désagréable : toutes ces actions sont à mener muni de gants de protection, des accessoires indispensables contre les coupures, certes, mais nullement pratiques pour ajuster deux fils fins filant follement.
    La chaleur est caniculaire en été, car l'usine est en tôle. La sueur mouille le bleu de travail épais. Les gants, et les chaussures de sécurité n'arrangent rien.
    Le vacarme métallique est permanent.
    La station debout est de mise, de cinq heures du matin à treize heures, ou de treize à vingt et une, ou de vingt et une à cinq heures, soit le créneau le plus inhumain, et le moins naturel, en raison de la privation de sommeil.
    Chaque plage horaire est entrecoupée de deux pauses de dix minutes, gracieusement octroyées par le code du travail, ainsi que trente pour le casse-croûte.

    J'ai trimé ainsi pendant deux semaines à Pâques, puis durant juillet et août. Jamais je n'en ai autant bavé de ma vie. Pourtant, sportif, pratiquant assidûment la musculation, ma forme était au top.
    En revanche, après une décennie de cet enfer, mes compagnons de misère étaient physiquement "cassés".

    La vie ne tient qu'à un fil.

    Les anciens m'ont rappelé plusieurs fois : "Ne finis pas comme nous, travaille bien à l'école." Cela m'a encore davantage motivé à poursuivre et réussir mes études. J'obtiens des diplômes entre autres pour me débiner à coup sûr des bobines du Bibendum.

    Un an plus tard, pour ces nouvelles grandes vacances, mon rôle est d'être cariste. Franchement faut pas charrier, conduire un chariot élévateur, c'est indubitablement moins harassant !
    L'objectif est de transporter des palettes de gomme, ou des rouleaux de tissus, de charger et de décharger des camions. Un fax indique quoi livrer, et où.
    Certains routiers ramènent à boire et à manger, par exemple de la « pompe à gratons », une sorte de brioche avec des morceaux de gras frits à l'intérieur. Avec un petit verre de blanc, c'est aussi roboratif que succulent.
    Pendant huit heures, je reste assis, avec de l'air dès que je roule. Le confort est inouï comparé à l'an passé.
    La rapidité est le cœur du métier, les machines doivent être achalandées en temps et en heure, voire en temps et en seconde.
    Surtout, il faut faire gaffe de ne rien renverser, ni les collègues, ni les palettes, ni les palettes sur les collègues. Une fois, mes fourches ont fait culbuter toute une pile de rouleaux de tissus, soit six mètres de hauteur pour plusieurs tonnes. Par chance, personne n'était dessous !

    Mais revenons à nos moutons. Ce samedi, je me rends à la manufacture à treize heures. Le chef d'équipe que je ne connais pas encore, Journiak, m'emmène sur mon lieu de travail. Alimenter une machine avec de la gomme sera mon activité. Rien de sorcier.

    J'accomplis consciencieusement mon devoir, quasi peinard. Le rythme est loin d'être soutenu.
    L'atelier Z est considéré comme l'un des pires de l'usine, à cause de l'odeur puissante de caoutchouc brûlé, du bruit, et surtout de la saleté. Celle-ci donne carrément droit à une prime de douche au bénéfice des salariés qui la subissent !
    Toutefois, je m'attendais à plus rude. Pourquoi Michelin a-t-il fait venir du monde en ce début de week-end ? Est-ce une erreur de calcul ?
    
    Une heure plus tard, mon supérieur passe, silencieux.

    Je suis partagé entre l'ennui de n'avoir rien à faire, la gêne d'être payé à ne rien faire, et la joie d'être payé à ne rien faire. Quelle affaire !

    Cela ne pouvait pas durer éternellement. Journiak rapplique, et m'ordonne d'aller sur un autre poste. Cette fois, je dois réceptionner des pains de gomme produits par une machine, et les déposer sur des palettes en métal. Fastoche !

    Mais la chance tourne, l'action ne se déroule pas comme prévu.

    Plutôt que d'affluer paisiblement, les pains déboulent du tapis roulant incliné, tel un troupeau de bisons en furie !
    Les pièces dégoulinent d'anti-collant. Elles glissent comme des savonnettes entre mes mains nues.

    Patatras, des morceaux tombent par terre ! Ceux que j'attrape maladroitement, je les empile de travers.
    Sur chaque palette, trois colonnes doivent être érigées au cordeau, mais la gomme est si lubrifiée qu'elles s'écroulent et s'enchevêtrent.
    Des bouts débordent ostensiblement. Je ne parviens pas à les remettre d'équerre, car l'anti-collant sèche vite. De surcroît, mesurant un mètre de longueur, pour quatre centimètres d'épaisseur et environ six kilos, ces pains ne se mènent pas à la baguette.

    Même en mettant la gomme, la situation me dépasse totalement. En l'espace d'un quart d'heure, je suis fourbu, essoufflé, abasourdi, endolori, choqué. Tapi derrière le tapis, je suis KO, au tapis. Ma tenue est trempée de transpiration. La sueur pique mes yeux, ma vue est troublée.

    Personne n'intervient, car chacun est affairé. Les machines dictent leur loi. Quelle gomme à la gomme !

    Soudain, le dos de mes mains râpe contre le tapis granuleux. Mon hémoglobine se mélange avec le noir du caoutchouc, l'anti-collant, et la peinture jaunâtre servant à identifier la gomme. Impossible d'arrêter, les pains continuent de surgir avec une vigueur démoniaque. Tant pis pour le risque d'infection.

    Entre deux vagues-submersion, je ramasse tant bien que mal les morceaux tombés à terre, en les replaçant à la va comme je te pousse sur des palettes déjà mal chargées. Lorsque je n'ai pas de disponibilité pour nettoyer la zone, les pains au sol m'entravent, risquant de me faire trébucher.

    Un cauchemar !

    Novice, j'ignore si tout ça est bien normal. J'en doute, mais je n'ai ni le temps, ni personne à qui poser la question.

    La cloche sonne, mais à la pause repas, amplement méritée, un ouvrier me coupe l'appétit. Péremptoire, il affirme que je contreviens au règlement. Ma tâche doit être réalisée avec des gants !
    Il aurait pu en prendre lui, des gants, avant de m'annoncer ça comme ça ! Devant mon air ahuri, il part en chercher en bougonnant.

    Dans le réfectoire, une scène hallucinante détourne mon attention. L'un des ouvriers, José, cent quarante kilos au bas mot, décide sportivement d'engloutir quatre litres de bière bon marché, via huit canettes de cinquante centilitres. Le tout en trente minutes chrono, même si, ce jour là, José n'est pas très à cheval sur l'horaire. Cela représente un véritable exploit, mais le gaillard a visiblement de la bouteille.

    Il faut savoir que Michelin tolère un quart de litre de vin par jour, et par tête. C'est trop, car l'usine stagne en queue de peloton, en France, en terme de sécurité.
    A l'entrée du site, un panneau de prévention a été installé, doté d'un feu bicolore, rouge et vert. Malheureusement, le rouge sang s'affiche quasi quotidiennement, signalant par là une blessure survenue la veille. Cela peut aller du petit bobo au bras arraché.
    En dépit de ces signaux alarmants, nombreux sont les travailleurs qui boivent de l'alcool lors de leur collation, y compris parmi les conducteurs de chariots élévateurs !

    C'est l'heure, à regret, je redescends, laissant là le champion du houblon, sexy en diable avec son ventre jaillissant encore plus grossièrement de son t-shirt jauni par la transpi.

    Contre toute attente, les choses s'améliorent. Les tranches de gomme apparaissent une par une, sagement, moins glissantes qu'auparavant. Malgré ma fatigue incommensurable, mes empilements sont parfaits.

    Je respire enfin. Soulagement de courte durée.

    Journiak débarque encore, et aussitôt me niaque ! Âgé, grand, costaud, voix de stentor, c'est l'archétype même du boss autoritaire et arbitraire.
    Tétanisé, décontenancé par la haine lisible au fond de ses yeux, je reste coi, demeurant tel un demeuré, incapable de riposter.

    Son regard me fusille par dessus ses lunettes demi-lunes. Il m'humilie en hurlant, histoire que chacun dans l'usine sache à quel point je suis médiocre. Il éructe haut et fort qu'à plus de cinquante balais, il peut sans problème faire mieux que moi à vingt.
    Il joint le geste à la parole, et commence de recharger correctement une palette. Sans peine, évidemment, puisque les pains ont séché, et qu'ils ne dévalent plus en trombe.
    Il en mériterait un de pain, mais nul ne réagit. Aucune solidarité. Chacun le déteste, tous le craignent.
    Journiak me somme de tout recommencer, et s'en retourne, furibond.

    Je reste comme deux ronds de flan, n'exposant pas mes pognes ensanglantées sous mes gants, fermant ma gueule que je n'ai jamais su ouvrir.
    
    Toutes les palettes non conformes sont dés-empilées puis ré-empilées. Elles se comptent par dizaines, soit plusieurs tonnes à manier. Je ne suis plus que l'ombre de moi-même.

    Éreinté physiquement, meurtri mentalement, l'image que je renvoie devrait inspirer de la pitié. Mais non, aucun répit, Journiak repasse à l'attaque tel un pitbull enragé.
    Par ma faute, les gommes sont mélangées ! Chaque palette doit contenir un seul type de caoutchouc, aisément repérable au moyen d'un marquage, cette foutue peinture qui tache mes mains blessées !
    
    Mais pourquoi ne me l'a t'il pas expliqué ?!

    Doté d'un sens aigu des responsabilités, je n'ai guère l'habitude de rejeter la faute sur les autres, surtout lorsqu'ils ont l'ascendant sur moi.
    Ravagé par l'usure, l'ego détruit, je reste encore muet comme une carpette.

    Je ne souhaite pas mettre mon père dans l'embarras en faisant un esclandre. Après tout, j'ai obtenu cet emploi grâce à cette filiation. Voilà la propagande rassurante et officielle dans ma cervelle. La  vérité est moins glorieuse, c'est bien la lâcheté qui scelle ma bouche. Mon absence de réaction est honteuse.

    Néanmoins, l'affaire ne s'arrête pas là.
    Je ne l'ai pas encore dit, mais je remplis quotidiennement des bons de livraison sur un PC avec André, un collègue administratif.
    Le lundi suivant, j'ignore comment et par qui, mais l'incident remonte à ses oreilles. Aussitôt, il va  dire ses quatre vérités à Journiak, ainsi qu'au supérieur de celui-ci.
    
    J'en ai la larme à l'œil quand je l'apprends.

    Depuis, comme à l'accoutumée, je me rejoue sans fin le film dans ma tête, imaginant les réparties cinglantes que j'aurais dû spontanément exprimer.

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