Portraits chinois

Calame Scribe

Au cours d'une vie - Novembre 2018

 

Une petite souris joyeuse qui trottine vers ses jeux, qui virevolte entre son frère, ses cousins, sa chienne, son chat noir. Elle rit, elle papillonne, elle est certes un peu peureuse mais elle est confiante dans le monde qui l'entoure, un monde qui ne lui demande rien et ne lui apporte que du bonheur. 

On demande à la petite souris d'apprendre à lire et à écrire, à fixer son attention. On lui enlève le droit de rêver, de s'évader. On lui demande de vivre dans la vraie vie, pas dans celle de son imaginaire. 

La petite souris est surprise, ne comprend pas, la tristesse s'en empare. Elle regrette (déjà) le temps d'avant, le temps de l'insouciance. Elle se fait réprimander, elle se sent incapable de faire ce qu'on lui demande, de devenir ce qu'on attend d'elle. 

Alors la petite souris se transforme en escargot : elle se cache dans sa coquille. Elle a son monde à elle sur le dos, elle veut s'y réfugier encore et toujours. Elle ne sort ses cornes que pour voir où il faut qu'elle aille, pour manger quand elle a faim, pour trouver son lit quand elle est fatiguée. Le reste glisse sur sa coquille. 

L'escargot vit quand il pleut, se cache du soleil : chercher à se faire oublier, ne pas être sur le devant de la scène. Il sait que grives et merles sont à l'affût. L'escargot laisse au sol une trace peu flatteuse : des fautes dans ses dictées, des taches sur ses cahiers, des erreurs de calculs, des banalités dans ses rédactions et de mauvaises notes doublement sanctionnées.

Petit à petit, aucun lieu ne convient plus à l'escargot qui pourtant grandit et se transforme, évolue tant bien que mal, s'accommode de ses peines, ses tristesses et ses chagrins.

 A l'adolescence, la coquille de l'escargot n'est plus si douce, elle ne représente plus non plus un refuge suffisant. Alors l'inoffensif escargot se transforme en hérisson. Il pique même quand on le caresse. Il se met en boule pour se protéger : rien ne fera sortir son petit nez pointu du confort moelleux des poils doux de son ventre. Ses yeux sont cachés, il ne veut pas voir. Il entend cependant et, souvent, ce qu'il entend le terrifie ou lui fait mal, il ne sait pas parler, pas de mots pour ses maux ; alors il resserre encore plus sa position enroulée, ramenant ses petites pattes sous lui, poings serrés face à son impuissance, face à l'incompréhension. Il lui faudra attendre la nuit et le silence pour que, lentement, il ose se déployer et recommencer à vivre.

Le hérisson a vieilli. Les épines de son dos se sont émoussées. A force d'amour il a repris un peu confiance en lui, il ose regarder, il commente ce qu'il entend, il participe même à ce qui se passe autour de lui.

Un jeune loup apparaît dans le paysage du hérisson. Le hérisson est ébloui et la métamorphose s'opère. Que deviennent ses petites pattes repliées, son nez pointu et ses yeux noirs tout ronds ? Son pelage est doux, gris et fauve, son regard jaune-vert ambré regarde l'avenir. Le loup ne remarque pas encore cette créature encore effacée, et pourtant une louve se profile déjà, sort de son repaire, veut galoper au grand jour aux côtés du grand loup. 

La louve a eu trois louveteaux. Avec un bonheur immense elle les regarde jouer, apprendre la vie, se battre, grandir… grandir. La louve n'a plus d'autres préoccupations que le bien-être de ses jeunes. Elle ne regarde plus son loup qui se sent exclu, négligé. Il fuit une tanière où il ne trouve plus sa place de chef de meute. 

La louve, un instant effondrée, se reprend ; elle se doit de retirer des yeux de ses louveteaux la tristesse, la colère, l'incompréhension. Consoler, apaiser, expliquer. Que c'est difficile pour elle qui ressent tout autant que ses petits ces mêmes sentiments ! Mais la louve sait qu'elle doit lutter, pour elle peut-être, mais surtout pour que ses louveteaux reprennent goût à la vie et tirent de cette aventure des leçons positives pour l'avenir. La louve s'y épuise, elle maigrit, songe à une fin programmée. L'amour maternel la soutient et puis, un jour, elle revoit dans les yeux du loup une petite flamme, à la fois triste et implorante, et comprend que tout n'est peut-être pas perdu pour elle. Elle se redresse, fait face, redevient louve et regagne l'amour de son loup. 

Les louveteaux sont devenus adultes, ils sont partis. L'image du loup est ternie, la louve n'est plus une bête fauve, à quoi bon ? L'amour est toujours là mais comme inutile puisque les petits sont partis, ils sont heureux ailleurs, avec d'autres… 

Le dos se voûte, la marche se fait plus lente, le regard n'est plus altier. L'hiver s'installe dans le cœur du couple. 

Les voilà devenus ours. Retirés du monde, solitaires. L'ours s'en tire mieux qu'elle. Il sait encore briller en société, trouver ses loisirs. L'ourse traînasse cherche une raison de vivre. Elle voudrait hiberner, dormir et se cacher, fuir la compagnie des autres. Qu'on la laisse tranquille ! 

Mais ce n'est pas comme cela que ça marche. Elle doit encore faire face à ses responsabilités, survivre pour les autres, elle le fait mais elle grogne tout le temps, pour un peu elle mordrait. Cela la rend triste. Elle ne sait que faire, enfermée dans son rôle d'ourse mal léchée. Son cœur est pourtant toujours aussi aimant mais il est à vif et elle souffre. 

L'ourse va pourtant chercher de l'aide, quelqu'un lui tend la main la remet sur pied, elle est de nouveau debout avec des projets, des désirs. La voilà qui vole au-dessus du commun des mortels, au-dessus de la vie, au-dessus des montagnes et des mers. Elle est oiseau, elle vit de nouveau, voit les choses de haut, a une autre vision du monde et oublie les petites choses sans importances, les détails sordides, les taches inesthétiques dans son environnement. 

Comme elle s'élève dans le ciel ! Elle ose regarder en bas. En bas, c'est de là qu'elle vient, là où on rase le sol, où on se tapit. Petit à petit cependant, elle fatigue, se met à avoir peur de tomber, de choir et déchoir. Elle prend conscience de la fragilité de cet état de grâce qui lui semble bien artificiel. Elle se force, cherche encore à braver le destin. Les forces lui manquent. L'oiseau est monté trop haut, la chute est inévitable, de nouveau. L'oiseau de feu brûle ses ailes dans le ciel de ses désillusions. 

L'atterrissage sera brutal. L'amour encore sauvera l'oiseau fragile, lissera ses plumes abîmées, apaisera son cœur affolé. L'oiseau de feu est devenu une petite mésange blessée.

Volera-t-elle de nouveau ?
Où sont ses rêves ? Formule-t-elle quelque envie ? S'autorisera-t-elle à revivre une nouvelle vie ? Elle n'en n'est pas encore là, mais ça viendra, peut-être. 

La mésange a foi en la vie. Elle refait petit à petit ses forces. Elle a trouvé refuge au plus profond d'un grand arbre touffu. Le matin, elle a de nouveau le goût de bien lisser ses plumes, de s'ébrouer pour assouplir ses articulations raidies par l'âge. Elle se surprend même à regarder le ciel, les autres arbres. Cependant, elle a eu trop peur en tombant de si haut ; elle ne veut pas revivre ce moment : la chute terrible, alors en un doux vol plané, elle atterrit sur le lit d'humus accumulé au pied du grand arbre au fil des années. 

La voici saine et sauve à terre mais, pour une mésange, le sol n'est pas un endroit sûr, alors, elle fait gonfler ses plumes, se redresse, se remémore quelques moments de son passé pour aller vers l'avenir, regarde attentivement autour d'elle. 

Fidèle, son vieux loup est là, elle le reconnaît. Certes, son pelage est plus clair, sa ligne un peu empâtée mais il est là, il la regarde de ses yeux énigmatiques que l'amour qu'il ressent pour elle illumine toujours. Elle s'approche de lui ; les pas qu'elle fait pour aller à sa rencontre la grandissent, la rassurent, la fortifient.

C'est un couple de loups grisonnants, à la démarche un peu traînante qui s'éloigne vers une nouvelle tanière qui, certes, ne verra plus naître de louveteaux : la saison des amours fécondes est terminée depuis longtemps et c'est très bien ainsi, mais ils savent qu'ils auront le temps d'y vivre ensemble, juste pour eux, de se souvenir et de profiter de la vie qui s'écoulera au ralenti au rythme de leurs pas accordés.

 

 

 

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