Planète

daremo

Il faut un minimum de bien-être et de confort;
mais, passé cette limite, ce qui devait nous
aider devient source de gêne.
Gandhi
Tous les hommes sont frères.

  

Un vent agréable balayait la place principale d'une petite ville. Les habitués du Majorana, le bistrot le plus fréquenté du coin, s'étaient installés à l'extérieur, sur de minuscules tables rondes, pour profiter du soleil revigorant, et du grand air ― tout en sirotant leur whisky pur, en cette jolie fin de matinée. Quelques vieilles dames tiraient péniblement leur panier à roulette, en discutant bruyamment du journal télévisé de la veille. Lorsqu'elles croisèrent un groupe de jeunes garçons, en tenue de sport, l'un avec un ballon de football au pied, et d'autres avec une fille accrochée à leur bras, elles les regardèrent passer avec un petit sourire, nostalgiques de leurs meilleures années. Au centre de la place, deux bancs, à l'ombre d'un grand chêne, se faisait face. Allongé comme à son habitude sur l'un d'eux, Hervé, un sans-abri bien connu des habitants des alentours, s'octroyait une courte sieste qu'il jugeait bien méritée.
Sous les yeux des ivrognes du Majorana, passa soudain une magnifique et brillante limousine blanche, dont les vitres entièrement teintées gardaient, pour l'instant, le mystère sur l'identité des passagers. Le véhicule de luxe roulait lentement. Il s'arrêta un peu après le bar, alluma ses feux de détresse, et resta stationné sur un côté de la route, pendant quelques minutes. Durant ce laps de temps, les habitants de la petite ville avaient tous le regard tourné vers la limousine. Hervé, à moitié endormi sur son banc, était le seul que cette arrivée n'avait pas l'air d'intéresser.
Un homme en costume sortit de la voiture et épousseta énergiquement sa veste. Il fut immédiatement suivit par une équipe de télévision, dont la plupart des membres avait une grosse caméra à l'épaule.
― Vous filmez ? Demanda rapidement l'homme en costume à l'un des cadreurs.
Ce dernier leva le pouce, et tous se dirigèrent vers Hervé.
Réveillé par les bruits de pas du petit troupeau qui venait vers lui, le sans-abri leva la tête vers les nouveaux visiteurs.
― Bonjour, dit l'homme en costume.
Hervé fixa les caméras qui étaient maintenant toutes dirigées sur lui.  
― Permettez-moi de me présenter, continua l'homme en costume, je suis Paul Kemper, le Maire de cette ville, enchantée de vous rencontrer. Pouvons-nous vous dérangez quelques instants ?
― Bah… Allez-y, fit Hervé après un instant de réflexion. C'est pas comme si j'avais plein d'choses à faire...
― Je vous remercie. Nous ne serons pas longs.
Paul, très sûr de lui, s'exprimait avec de très courtes phrases.
― Vous auriez peut-être une cigarette ? Tenta Hervé.
― Non. Je ne fume pas.
L'intérêt du sans-abri pour Paul baissa de moitié. Il jeta un œil vers le reste du groupe, mais personne ne se manifesta pour lui offrir ce qu'il désirait.
― Vous n'êtes pas sans savoir que la planète est dans une très mauvaise passe, commença le Maire en essayant de récupérer l'attention d'Hervé.
― Pardon ?
― Vous savez que la protection de l'environnement est un combat majeur de notre politique nationale ?
― C'est c'qui s'dit, ouais.
― Bien. À quel point êtes-vous au courant du désastre que nous faisons vivre à Dame Nature ?
Hervé prit le temps de réfléchir un moment.
― On pollue ! Lâcha-t-il, fier d'en savoir un peu sur ce sujet qui, semblait-il, avait de l'importance.
― Voilà.
― J'vois pas en quoi j'peux vous aider, par contre !
― Ce n'est pas votre aide que nous venons mendier, expliqua Paul.
Le sans-abri parut soulagé.
― En ce qui concerne l'ensemble de ces questions écologiques, c'est aux hommes politiques de prendre les choses en main. À notre modeste niveau, nous avons donc mis au point un programme pour lutter contre le réchauffement climatique. Le dérèglement de l'effet de serre doit cesser au plus vite. Pour cela, la déforestation doit cesser, l'agriculture intense doit cesser, et la combustion trop importante du pétrole et du gaz, doit cesser ― ou être limité. Comme vous l'avez brillement fait remarquer, l'homme pollue l'air qu'il respire ! L'air dont il a besoin pour vivre ! L'air que chaque animal de la Terre respire ! Pour la planète, nous nous devons d'agir. Et c'est ce que nous avons fait ! Nous avons trouvé le moyen d'encourager l'humanité à préserver la nature qui l'entoure.
― J'suis pas certain que ça m'concerne, vot' machin, dit Hervé.
― Détrompez-vous. Comme je vous le disais, nous avons trouvé le moyen d'encourager nos citoyens à être plus responsables. En leur offrant en contrepartie ce qu'ils désirent le plus : de l'argent. Ainsi, nous avons prélevé un impôt à tous les habitants de cette ville, et ce, uniquement dans le but de le reverser à la personne qui sera la plus respectueuse de l'environnement ! Cette personne, nous l'avons sélectionnée avec un jury constitué des plus grands spécialistes de la question. En bref, nous avons mis en place un concours de la responsabilité écologique ! Et j'ai l'honneur, Monsieur, de vous annoncer que vous avez été choisi pour être le premier vainqueur de ce concours. C'est un moment historique pour tous ceux qui luttent pour la planète.
Paul prit des mains d'un de ses assistants un énorme panneau en carton, d'un bon mètre de long, sur lequel il était inscrit « vainqueur », au dessus d'une somme en euros cachée par la main du Maire, et attendit une réaction du sans-abri ― réaction qui ne vint pas. Hervé fixait l'homme politique sans la moindre manifestation d'intérêt. Mais il regardait, et, pensait-on, il devait écouter.
― Vous, qui vivez dans la rue, vous avez un très faible impact sur la pollution, n'est-ce pas ? Lança Paul.
― Bah, j'fume ! Répondit Hervé. Un peu d'trop, mais vous savez c'que c'est… N'a pas tous la même vie ! N'empêche que ça doit polluer un peu.
― Disons que nul n'est parfait. Avec l'impôt, nous avons réuni la somme de cent mille euros. Et vous avez été sélectionné pour être l'heureux vainqueur de ce « concours ».  
― C'est-à-dire ? Interrogea Hervé.
― Ce « chèque » est à vous, répondit Paul en lui tendant l'énorme carton. Je vous invite à passer à la Mairie, où nous vous l'échangerons contre la somme de cent mille euros.
Paul, dès qu'il répétait le montant de la somme, articulait exagérément chaque syllabe, tout en fixant une des caméras.
― Cent mille ? C'est beaucoup, ça ! S'exclama Hervé.
― Effectivement. Mais moi, Paul Kemper, je me dois de récompenser celui qui, de nous tous, pollue le moins ! Celui qui est le plus respectueux de notre belle planète ! Vous êtes un exemple pour nous tous, qui vivons dans cette société de consommation, esclaves que nous sommes de notre façon de vivre ! Regardez-nous ! Nous détruisons chaque jour un peu plus notre environnement ! Malgré les difficultés que vous endurez, je peux sentir le respect que vous inspire la nature, la faune, la flore. Vous qui dormez à même le sol, à la belle étoile, vous avez, de nous tous, le style de vie qui se rapproche le plus de la condition des premiers hommes ! C'est un immense plaisir qui me pousse à vous remettre cette somme de cent-mille-eu-ros.
Hervé haussa les épaules.
― Bon, ben, si c'est c'que vous voulez !
Paul se tourna vers un des assistants.
― J'étais comment ? Demanda-t-il.
― Parfait, Monsieur, nous avons la séquence qu'il nous fallait pour redorer votre image !
― Je veux que ça passe au journal de ce soir, c'est compris ?
― Oui, Monsieur le Maire.
Comme toute la troupe s'en allait, laissant Hervé avec son carton, il lança :
― Excusez-moi, c'est très gentil de vot'part, mais vous n'auriez pas, en plus, une p'tite pièce ou un p'tit ticket restau, pour me payer à manger ?
Paul Kemper se retourna, puis haussa les sourcils.
― J'plaisante, j'plaisante, s'éclaffa Hervé. Belle journée à vous !  

*

 

Quelques jours plus tard, Hervé sortait d'un supermarché avec un caddie plein à ras bord.
― C'est la belle vie, ça ! S'écria-t-il gaiement.
Une jeune fille vint soudainement lui bloquer le passage.
― Monsieur, Monsieur ! Bonjour, excusez-moi, vous auriez un instant ?
― B'jour, lança Hervé. Oui, c'est pour quoi ?
― Je fais partie d'une association qui s'engage à respecter et protéger l'environnent. Vous n'êtes pas sans savoir que le réchauffement climatique est LE principal problème auquel TOUTE l'humanité est confrontée ! La planète se meurt… chaque jour, des espèces en voie d'extinction sont tuées ! J'ai remarqué, à ce sujet, que vous aviez dans votre caddie des produits qui contribuent à la destruction de ces espèces animales menacées, ainsi qu'à aggraver la pollution de notre planète. Auriez-vous deux minutes à m'accorder, pour que je vous sensibilise à ces questions qui, je pense, nous concerne tous ?
La jeune fille pétillait d'un enthousiaste qui aurait donné l'envie à n'importe qui de rejoindre sa cause.
― Pas l'temps ! Répondit Hervé en la bousculant.
Puis, il se mit en route vers son nouvel appartement, au volant de la petite voiture qu'il venait d'acheter d'occasion. Elle était, certes, un peu polluante, mais quel plaisir, se dit-il, de pouvoir se déplacer ainsi, lui qui avait vécu plusieurs années dans la misère la plus totale !



Planète, par daremo (2018)
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