Pour pas un rond
Marc Laroche
L'auteur, scénariste, dialoguiste, réalisateur, a choisi, pour son film de huit minutes et demie, le plan-séquence; ce sera tourné en super-16 avec une Aaton XTR plus, pas vraiment récente (il aurait préféré une A-Minima) mais en parfait état (rachetée 4500 euros lors d'une vente des Domaines, elle a servi pendant des années à réaliser des films scientifiques), et tout ça dans les conditions d'une vidéo amateur: très peu -quasiment pas si possible- de lumière d'appoint, une prise de son directe sur trois enregistreurs Tascam, pas de pied Sachtler mais la caméra portée sur épaulière; il sera son propre chef-opérateur et fera lui-même le cadre. Pourquoi un seul plan? Non, ce n'est pas qu'il ne puisse pas le monter, son film, au contraire, il dispose d'un Final cut dernière génération embarqué sur son ordi qui turbine comme une fusée; non, il s'agit bien d'un choix artistique, celui d'une production voulant donner au final l'impression d'un filmage type "brut de décoffrage", mais avec, derrière, la qualité unique du support film.
Il ne l'ignore pas, le choix du plan-séquence n'est pas sans risque, parce que, bon, si on tourne en continu et que tout se passe bien à la première prise, d'accord, c'est formidable; ça fait un film d'un coût raisonnablement bas, et dans ce cas, on peut même s'offrir deux, voire trois prises. Par contre, s'il y a un pépin à n'importe quel moment de la prise de vues, il faut tout recommencer et consommer un nouveau chargeur de 122 mètres de pellicule. Et il le sait bien, c'est pas donné, les 400 pieds de Kodak Vision 2! Mais quand le pote producteur lui a demandé de revoir son découpage, pour le morceler en au moins quatre ou cinq plans, par sécurité, il a pété un câble et a catégoriquement refusé.
Parce que bon, d'accord, même s'il tourne une production ultra-minimaliste, avec un budget très très serré, il est quand même un professionnel, quelqu'un qui connaît son métier dans tous les détails, un type à qui on ne dicte pas ce qu'il a à faire ni comment le faire! Il a été formé à la FEMIS, lui, merde! Qu'on ne vienne pas lui casser les bonbons avec des réticences, des critiques sur ses choix ou des conseils à la con, toutes choses qui seraient peut-être acceptables dans des projets entrepris par tous ces cinéastes auto-proclamés qui réalisent, au final, des trucs irregardables, même gratos, sur Youtube! Mais pas à lui, non, pas à lui!
C'est qu'il y tient à son film. Et personne ne l'empêchera de le faire comme il l'entend. Le plus marrant, c'est que c'est une pure apologie de la littérature, ce film! À l'origine, rien d'autre qu'une discussion de tablée un peu animée, au resto, pendant un tournage, il y a deux ans. À l'époque, il était assistant sur un long métrage, une adaptation du beau roman de Martine Le Coz, Céleste.
Au fil de la conversation, le metteur en scène, mais sans en faire tout un plat, regrettait que le scénario -qu'on lui avait imposé sans droit de regard- fasse l'impasse sur un tas d'aspects magnifiques du livre, des trucs strictement littéraires passés par profits et pertes dans l'adaptation.
D'autres convives, techniciens ou acteurs, présents à ce déjeuner, n'étaient pas entièrement d'accord avec cette analyse, clamaient que de toute façon un film n'était vraiment fidèle que s'il trahissait le roman d'origine.
Oui, avait-il alors concédé, lui, l'assistant, un film n'obéit pas aux mêmes règles qu'une œuvre romanesque et une adaptation peut être réussie tout en étant très différente du texte original.
Par exemple, suggérait-il, Le Guépard est un double chef-d'œuvre, et celui de Visconti est sublime non pas "bien qu'il ne contienne pas" tout Lampedusa, mais bien "parce qu'il ne contient pas" tout ce qu'a écrit le prince, dans sa fresque littéraire.
À l'inverse, poursuivait-il, Lord Jim, même si l'adaptation réalisée par Richard Brooks est grandiose, peine à être un chef-d'œuvre à l'égal du roman, parce que l'interminable monologue du vieux Marlowe, qui fait le caractère unique de ce roman hors norme, ne peut tout simplement pas être restitué dans un film, sinon à l'état résiduel, dans quelques passages en voix off, dits par Georges Aminel dans la version française.
Dans son court métrage, il veut absolument retrouver cette ambiance de discussion serrée, ce ping-pong fébrile, dense. C'est pour ça qu'il tient tant au plan-séquence, pour que le spectateur ne puisse pas supposer la moindre ellipse dans la conversation. C'est un fait qu'au cinéma, le temps est toujours truqué, reconstruit, factice, à la fois concentré par le montage qui élimine les "temps morts" du réel et arraché à une chronologie véritable par le moyen de raccourcis dans la continuité des actions (le personnage qui, sur le trottoir, arrive devant une porte cochère et qui, la seconde suivante, frappe à une porte d'appartement sur le palier du 5è). À part Cléo de 5 à 7, combien de films respectent une temporalité réelle?!
Mais ce n'est pas ça qui l'a déterminé à tant vouloir faire ce film à partir du souvenir de cette discussion, non, c'est plutôt ce qui s'est dit juste après: l'un des convives, l'ingénieur du son, a pris, contre toute attente, le parti du cinéma face à la littérature, faisant valoir que le roman, après tout, était la chose d'un autre temps, que maintenant la civilisation de l'image donnait le primat absolu au récit filmique. Le texte, proclamait-il, scénario original ou roman adapté, n'est plus que l'étape préparatoire à la réalisation, et rien de plus.
Et c'est là que lui, l'assistant, pourtant gars, on l'a dit, diplômé de la FEMIS, section réalisation, homme d'image par toute sa fibre, se souvient d'avoir senti monter en lui comme une colère en entendant de tels propos, et d'avoir improvisé le plus véhément des plaidoyers non pas seulement en faveur de la littérature, mais contre le cinéma. Si véhément que le silence s'est fait pendant cinq bonnes minutes, au cours desquelles toute la tablée, comme frappée de stupeur par la violence de la réaction, l'a écouté sans un murmure.
Ce sont ces cinq minutes de son plaidoyer qu'il entend reconstituer au plus près dans son court-métrage, au centre du film, entre les deux minutes d'exposition qui amènent son discours, et la minute et demie de retour à l'ambiance particulière d'un déjeuner de tournage.
Le titre de son film: Pour pas un rond, est à la fois un clin d'œil au financement du film lui-même, dont le coût doit être très faible, et surtout une référence explicite à ce qu'il se souvient avoir défendu, dans son plaidoyer, à savoir la gratuité totale de la littérature. En effet, se rappelle-t-il avoir clamé, si le cinéma est un art, il est aussi une industrie, il a ses coûts, ses contraintes économiques, alors que la littérature est un art "pur". Comment "pur"? avait réagi l'autre. En ce que la littérature peut ne strictement rien coûter, financièrement parlant, alors même qu'elle offre -et c'est vraiment le cas d'employer ce verbe- elle offre la possibilité de produire tout ce que l'on veut, y compris la plus formidable des superproductions.
Et il avait cité des exemples probants: qu'est-ce qu'a coûté à Flaubert Salammbô (à part bien sûr des mois d'un labeur acharné, fébrile, épuisant), Salammbô qui fait surgir de la nuit de l'histoire la Carthage reine de la mer, avec toute sa splendeur, toute sa population, et qui se clôt par la mise en scène hollywoodienne d'une bataille où Flaubert, démiurge prodigieux, se délecte, avoue-t-il dans une lettre, de "faire crever cent mille hommes"?
Les Misérables, au cinéma, sont systématiquement amputés de toute la réflexion sur le couvent, de celle sur l'historique des égouts de Paris, des considérations sur Waterloo. Or Les Misérables, sans ces parties, qu'est-ce que c'est? l'histoire d'une vie, celle de Jean Valjean. Mais Les Misérables, c'est loin de n'être que la vie d'un homme, c'est aussi, c'est surtout, la vie de tout un pays, sur un demi-siècle!
Il avait enchaîné: le cinéma sacrifie toujours tout ce qu'il ne sait pas rendre sur l'écran; la littérature, elle, n'a besoin de rien sacrifier pour exister; tout, absolument tout ce qui peut germer dans le cerveau humain, y a sa place; et pour pas un rond! Et ce n'est pas une clause de style: un roman intimiste, les mémoires d'une âme ou bien un roman-fleuve, c'est pareil en terme de prix de revient; les mots, ces objets immatériels, sont totalement gratuits, gratuits!
Il a l'impression de se souvenir de chaque mot qu'il a prononcé dans ce discours improvisé, éructé au-dessus de son assiette de choucroute, dans ce petit restaurant du XIIIè, lors de ce déjeuner d'un mardi de tournage chargé, avec la difficile scène inscrite au planning de l'après-midi, une scène dans un appartement ancien, non loin de la gare d'Austerlitz.
En y repensant, il a l'impression que ce discours, surgi inopinément du fond de lui-même, y était comme enfoui depuis longtemps et que, pareil à une lave incandescente, il avait soudain eu l'irrépressible besoin de jaillir à la surface et de tout envahir.
Et immédiatement, se souvient-il, pendant toute cette après-midi où il contribuait à la réussite de la scène difficile de combat contre le choléra, il avait quand même eu la tête ailleurs, dans la certitude soudaine qu'il devait absolument faire ce film-là sur la supériorité de la littérature; sur la magie unique, oui, de ces objets, comme il l'avait dit, immatériels, et pourtant capables de donner corps à des œuvres colossales: les mots.
Alors il comprenait mieux, lui-même, toute la densité qu'il y avait dans ce titre que Sartre avait donné à ses mémoires, ces simples mots: Les Mots.
Et depuis cet après-midi du quartier d'Austerlitz, cela ne laissait jamais de l'amuser beaucoup de vouloir à toute force exprimer tout cela non pas dans un livre, mais dans un film…