Pour une chaise longue

marie-myrtille

Le bus numéro 12 en plein cœur de Thessalonique, port grec des Balkans. Un après-midi d'été lourd et chaud, comme seule une ville portuaire de Méditerranée sait les faire. Son apparition m'a subitement tirée de mes réflexions, sans pour autant m'imposer la pesanteur de la réalité…Bien au contraire. J'eu plutôt l'impression de "planer à trois mille". Et si j'en crois la stupéfaction parmi les autres passagers, je n'étais pas la seule. Lui resta totalement étranger à l'effet produit. Sans doute ne se rendait-il même pas compte. C'était un homme âgé, ou du moins en donnait-il l'impression. Un peu voûté, les jambes courtes et légèrement arquées, une démarche plus fatiguée que lui. Il semblait porter le poids des ans, les siens, ceux de ses aïeux et de ses enfants. Je ne parvenais pas à discerner son visage, dissimulé par un béret aussi élimé que le reste de sa tenue: un bleu de travail généreusement tâché de tous les labeurs de son propriétaire, une chemise à carreaux trop grande, sans doute réservée aux rares sorties en ville. Mais aussi abîmé que puisse être cet attirail, il n'aurait pu suffire à attirer l'attention du bus sur son propriétaire. Après tout c'était celui d'un pauvre paysan un peu loin de chez lui. J'aurais d'ailleurs à peine remarqué le personnage s'il n'avait embarqué, avec maints efforts et soufflements éreintés, une immense chaise longue de pauvre figure. A en juger par l'état de l'armature et la couleur de la toile, elle venait de passer plusieurs jours dans la rue avant d'être adoptée par son nouveau propriétaire. Le bus reprit ses cahots urbains avant que le vieil homme n'ait eu le temps de s'installer. Je l'observais du coin de l'œil. Où pouvait-il bien aller avec cette chaise trop grande pour lui? Je le vis hésiter, gêné par son improbable fardeau... Le regarder, hésiter encore. Les irrégularités de conduite du chauffeur et les mauvaises farces de l'asphalte le firent dangereusement tituber. Le véhicule prit de l'assurance et de la vitesse. Il devenait urgent de prendre une décision. Il regarda autour de lui d'un air interrogateur, croisa quelques regards sceptiques. Haussa les épaules, déplia la chaise au beau milieu du bus…et s'assit dedans. La solution si désespérément simple et si incongrue à la fois fit sourire l'ensemble des spectateurs... Et moi avec ! Ce sont ces moments-là que j'affectionne le plus dans la vie à l'étranger: des bouts d'improbables coincés dans un quotidien différent où tout est à découvrir. Et là, j'étais servie!

Le bus sortit de la ville, laissant derrière lui les files d'immeubles à balcons noyés de bougainvilliers en fleurs, de paraboles satellite et de panneaux solaires. On traversait désormais de longues étendues sèches, d'interminables champs d'oliviers brûlés de soleil. Nous étions en plein été. Une canicule à laquelle la proximité de la mer semblait ne rien pouvoir changer.

Je l'observais toujours... Il transpirait à généreuses gouttes sous son béret. Je compris sa maladie à son teint brûlé, ses mains tremblantes, l'hésitation de ses lèvres et le manque d'éclat dans ses yeux. Une maladie volontairement occultée... Par choix, par manque de moyens. Par peur aussi sans doute. Peur de savoir, de devoir compter les jours. Nous roulions sans ralentir, avalant les kilomètres de la Chalcidique. Je ne me souciais plus de mon arrêt. Nous l'avions passé depuis longtemps sans que je m'en aperçoive. Il finit par se lever, agrippant tant bien que mal son trésor. Le bus s'arrêta au milieu de nulle part et je le suivis comme un souffle d'air, sans réfléchir, attirée comme un aimant. Une chape de plomb chaud écrasa mes épaules. J'avais oublié à quel point le mercure pouvait monter haut hors du confort de la climatisation. Il se mit en route à l'instant, avant même que je n'ai posé le pied sur le bitume, et emprunta un chemin de terre qui s'éloignait de la route. Je le suivis de loin pendant une demi-heure, luttant contre une apathie inspirée par le soleil tyrannique au-dessus de nous Je peinais, du haut de mes vingt ans pleins de vigueur, à mettre un pas devant l'autre dans cette fournaise. C'était à se demander comment lui pouvait avancer. Alentour, des oliviers et la terre morte griffée de feu. Je le voyais peu à peu s'avachir sous le poids de la fatigue, au point de trébucher une ou deux fois. Je me serais lancée à son secours si le village n'avait pas subitement fait son apparition entre les branches. Il prit la chaise d'une main, remonta son vieux pantalon de l'autre. Puis obliqua sur la gauche et disparut dans les arbres en appelant joyeusement quelqu'un. Ce n'est qu'une fois à sa hauteur que, l'instant d'une photographie, je vis la dernière scène de cet acte si théâtral. Il se tenait devant une petite maison de pierres sur le point de tomber, plein de fierté et de joie. Il déplia sa nouvelle chaise avec des allures d'Artaban devant une petite vieille, plus fatiguée et malade que lui, et lui tendit une main tremblante pour l'inviter à s'asseoir. Je passais rapidement pour dissimuler ma curiosité et mon embarras, si loin de la ville, de mon arrêt de bus, de mon appartement d'étudiante étrangère. Derrière moi, la petite dame souriait de pouvoir installer sa triste maladie sur ce petit morceau de confort que son mari venait de lui ramener au prix de plusieurs heures de voyage et d'efforts. Et en m'éloignant de la bicoque à moitié en ruine, je les imaginais assis côte à côte, lui sur un vieux tabouret bancal, elle dans sa nouvelle chaise, à regarder filer leurs derniers jours au milieu des oliviers.

Confortablement installée dans le cuir du taxi, de retour dans la grande ville, je me dis que tant qu'un vieux monsieur trouverait la force de ramener à bout de bras un peu d'amour à sa femme, malgré la chaleur, la maladie, la pauvreté, les regards d'inconnus, les cahots du transport urbain, alors les marchés pourraient bien s'acharner à spéculer, les corrompus à mentir et le monde à tourner de travers, l'humanité pourrait continuer à se tenir droite.

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