Poussière Dorée

nathaniel-edd-mevri

Jeremiah s’écria :

-          Blanche, attention !!

Mais trop tard, Blanche s’était pris les pieds dans sa robe et s’était étalée de tout son long. La petite tasse finement ouvragée qu’elle tenait délicatement était venue se briser sur le sol et une tache de thé commençait à s’étaler sur le tapis de couleur claire du couloir. Jeremiah se précipita pour aider Blanche à se relever. Son visage était rempli de larmes, autant d’avoir abimé le tapis que d’avoir cassé la tasse de sa grand-mère. Peut-être aussi à cause de l’égratignure qu’elle s’était faite au genou lors de sa chute. Jeremiah fit asseoir sa petite cousine de sept ans encore en pleurs sur les marches en bois du vieil escalier de la demeure de leur grand-mère. Il essuya les larmes de Blanche et la prit dans ses bras en lui répétant que ce n’était pas grave.

Jeremiah et Blanche étaient chez leur grand-mère depuis deux jours. Ces deux jours avaient été magiques : ils avaient éprouvé un plaisir sans pareil à jouer dans la vieille demeure. Cette maison était pleine de pièces inutilisées où l’on pouvait déceler des trésors d’un autre âge. Ce matin là, par exemple, les deux enfants étaient tombés sur une vieille malle où ils avaient trouvé un magnifique service à thé en porcelaine. Après avoir demandé la permission de l’utiliser à leur grand-mère Rosa, ils s’étaient préparés, eux et plusieurs peluches et poupées, à prendre le thé comme des grands.

Le soir de leur arrivée chez Rosa, ils avaient trouvé dans la grande armoire d’une chambre aux couleurs pâles de magnifiques vêtements ayant appartenu aux oncles et tantes de Rosa. Et depuis ce jour, Blanche et Jeremiah s’habillaient tous les matins dans cette chambre, avec de charmants vêtements désuets. Après s’être vêtus de ces originaux vêtements, ils partaient à la découverte des pièces qu’ils n’avaient pas encore explorées et faisaient la collecte de tous les trésors qu’ils trouvaient dans chacune d’elles. Rosa les regardait faire avec amusement et mélancolie. A chaque fois qu’elle les observait, elle semblait se rappeler des souvenirs de sa propre enfance dans cette maison. Puis elle poussait un léger soupir et retournait à son tricot, à son livre ou à son tableau.

Une fois la collecte achevée, Jeremiah et Blanche passaient le reste de la journée à jouer dans le grand jardin à des jeux dont eux seuls connaissaient le secret. Ils pouvaient rester interminablement à jouer dans ce jardin s’ils ne tombaient pas d’épuisement sur le coup des sept heures.

Jeremiah prit Blanche dans ses bras et monta les escaliers. Arrivés dans le salon il la posa sur un fauteuil de velours vert. Quand il leva les yeux vers le fauteuil de sa grand-mère, il vit qu’elle n’était pas seule dans la pièce. Rosa posait un regard grave sur la tante de Jeremiah et Blanche. Viktoria lançait quand à elle un regard de dégoût à Jeremiah. Blanche, blottie dans son fauteuil l'observait, elle avec un air terrifié.

Viktoria, la plus jeune des filles de Rosa, n’était pas en très bons termes avec le reste de sa famille. Jeremiah l’avait toujours trouvée particulièrement désagréable. Cette petite femme de vingt-cinq ans avec ses cheveux raidis et colorés artificiellement en noir n’était jamais présente aux réunions familiales. Tous les membres de la famille De Virelles évitaient de parler d’elle. Elle n’avait ni mari ni enfant : elle était la seule des filles de Rosa à ne pas avoir fondé de famille. Elle n’avait pas non plus de métier stable et elle ne refaisait surface que lorsqu’elle avait besoin d’argent. De plus, Jeremiah gardait un très mauvais souvenir de cette femme.

Un soir où elle était de passage chez les parents de Jeremiah, il s’était retrouvé seul avec elle. Elle l’avait terrorisé en lui racontant une histoire qui parlait de la maison dans laquelle elle avait grandi avec ses deux sœurs. La maison de Rosa. Elle lui avait raconté cela avec dans les yeux une lueur à la fois apeurée et détestable.

-          Il y a longtemps, quand nous étions enfants avec ta mère et ta tante. Nous avions une nourrice. Cette nourrice avait une fille : Eleonora. C’était une jeune fille très jolie qui avait à l’époque quatorze ans. Je venais à peine de naître, ta mère avait deux ans et ta tante quatre. Personne ne savait qui était le père d’Eleonora, notre nourrice refusait d’en parler. La seule chose que de rares personnes savaient était macabre. La nourrice : Donna, était tombée follement amoureuse d’un homme : Devon. Après avoir vécu quelques rares instants privilégiés avec lui, Donna s’était retrouvée enceinte. Ils n’étaient pas mariés et ils ne se voyaient qu’à de rares occasions. Elle était tombée sous le charme de cet homme mystérieux dont elle ne savait pratiquement rien. Elle n’avait à ce moment là aucune idée de ce qu’il faisait de sa vie. Mais quand elle voulu lui annoncer qu’elle était enceinte, elle se rendit à l’hôtel où il logeait pour la semaine. Lorsqu’elle ouvrit la porte de sa chambre, une découverte horrible l’attendait. Elle le vit un couteau à la main, du sang plein le visage. Il riait avec démence en caressant les cheveux d’une fillette morte sur le plancher. Devon était un fou qui prenait plaisir à égorger des petites filles ! Il gagnait sa vie en demandant des rançons pour les enfants qu'il kidnappait. Mais les petites n'étaient jamais rendues à leurs parents ... Donna horrifiée s’enfuit ce soir là et ne revit plus jamais Devon.

      Quatorze années passèrent. La fille de Devon grandit dans la sérénité avec sa mère, chez Rosa. Le jour de l'anniversaire d'Eleonora, la jeune fille remarqua qu'une ombre l'observait depuis la forêt. Curieuse, elle décida de démasquer cette ombre, elle se retrouva devant un homme qui se disait être son père. Se souvenant de ce que sa mère lui en avait raconté, elle tenta de s’enfuir, mais Devon la retint. Il essaya de la convaincre, il lui disait qu’il ne tuait plus depuis longtemps. Il lui disait qu’il voulait seulement voir sa fille, la connaître, la protéger, comme un père devrait le faire.

      Depuis lors, Eleonora revint souvent dans la forêt pour passer des moments chers à son cœur avec son père qu’elle découvrit bon et aimable, bien loin du tueur sanguinaire que sa mère lui avait décrit. Le temps passa et Eleonora passait de plus en plus de temps dans la forêt. Donna, qui se faisait du souci pour elle, décida un soir de la suivre et de l’espionner. Quand elle découvrit que Devon s’intéressait de près à sa fille, elle prit peur et décida de tuer Devon avant qu’il ne fasse du mal à Eleonora. Elle était persuadée qu’il ne s’intéressait à elle que pour assouvir son désir de fou sanguinaire. En voulant protéger sa fille, elle s’arma d’un couteau et le pointa sur le cœur de Devon. Elle lui ordonna de laisser sa fille tranquille et de partir loin d’ici, en le menaçant de le tuer. L’homme qui en voulait à sa femme de ne pas lui avoir donné la joie d’élever lui-même sa fille, sortit lui aussi son couteau qu’il tenta de planter dans la poitrine de Donna. Mais Eleonora s’interposa et c’est dans son cœur à elle que vint se planter le couteau. Devon, qui n’avait plus tué de jeunes filles depuis longtemps et qui ne voulait que le bien d’Eleonora, venait de tuer sa propre fille. Fou de douleur, il se poignarda à son tour.

Viktoria avait tourné sa tête vers Jeremiah :

-          Et veux-tu savoir quelles furent ses dernières paroles ?

Jeremiah avait dit non, cette histoire l’effrayait et il ne voulait pas savoir la suite. Viktoria l’avait ignoré et avait poursuivi :

-          Ses dernières paroles furent : « Moi qui n’ai jamais rien aimé de plus que les charmantes enfants, me voilà dépourvu de la mienne. Ma propre fille sous mes yeux ébahis, ma main l’a assassinée. C’est ma punition pour avoir pris la vie des enfants d’autres : voilà que malgré moi j’ai pris celle de ma propre fille. Je ne souhaite qu’une chose, c’est qu’après ma mort les petites filles délaissées par leur père se réunissent dans un paradis qui leur sera réservé. Un lieu qui vivra grâce à leur imagination, un endroit secret où elles s’amuseront, chanteront et danseront pour toujours. » Donna le traita de tous les noms. Elle l’accusa de vouloir, encore après sa mort, enlever des jeunes enfants de leurs familles pour profiter de leur corps et de leur jeunesse. L’homme répondit, dans un soupir, qu’il offrait seulement le paradis à toutes les filles qu’il n’avait jamais eues. Et en gage de bonne foi, il jura qu’il ne toucherait plus aucune fillette physiquement et que seuls les esprits purs des enfants seraient à jamais en sûreté dans ce jardin secret.

Contente de l'effet qu'elle avait produit, elle aperçut le regard arrogant de Jeremiah.

-        Je ne te crois pas, avait affirmé celui-ci.

Viktoria était partie d'un rire effrayant et avait dégainé, tel un cow-boy, une ancienne photographie de sa poche. Elle représentait une jeune fille avec des cheveux blonds très longs, et une femme aux traits sévères qui était assise sur un fauteuil derrière sa fille. Viktoria avait soutenu que ces deux femmes étaient Eleonora et Donna. Jeremiah avait fini par se convaincre que cette histoire n’était que balivernes, qu’elle n’était que le fruit de l’imagination perverse de sa tante malfaisante. Il refusait catégoriquement d’y croire. Non seulement parce que c’était Viktoria qui la lui avait contée, mais aussi car elle était beaucoup trop cruelle. Surtout pour une histoire qui était censée s’être réellement produite. Pour Jeremiah ce n’était qu’un conte de mauvaise qualité.

Viktoria se tourna vers Rosa et siffla :

-          Crois-moi, maman il n’est pas bon de réveiller les souvenirs. Cette maison est malsaine. Tu verras, reste encore ici si tu le souhaites et tu deviendras une vieille folle dans peu de temps. Les mioches ne sont pas en sûreté ici.

Elle laissa son regard glisser vers la fenêtre et se mit à épier le fond du jardin comme si une abomination allait sortir de derrière les arbres.

Jeremiah s’approcha de sa grand-mère et dit :

-     Je suis désolé. Il baissa la tête en tripotant son chapeau haut-de-forme qu’il avait retiré. J’ai perdu Blanche des yeux et elle est tombée. Elle s’est pris les pieds dans sa robe.

       Oh, ce n’est pas une chute grave ! Mais elle a une égratignure au genou. Et il y a une tache de thé sur le tapis du couloir. Je suis désolé.

-          Jeremiah, dit Rosa d’un air affectueux, même si ce n’était pas toi qui aurais commis la faute,  tu t’excuserais quand même. Va me chercher la boîte à pansements. Nous allons examiner cette vilaine blessure.

Jeremiah quitta la pièce d’un pas rapide.

Une petite voix s’éleva du fauteuil.

-          Ça va faire mal ?

Rosa sourit.

-      Mais non ma chérie !

-      Et tu crois que je pourrai retourner jouer avec Jeremiah ? Demain il a douze ans et on veut jouer au jeu le plus génial pour l’anniversaire le plus génial du cousin le plus génial !

-      Bien sûr ma chérie. Tu seras en pleine forme pour les douze ans de Jeremiah.

Celui-ci revint dans la pièce et donna à Rosa une boîte blanche dans laquelle étaient rangés des pansements de toutes sortes. Viktoria se retourna d’un mouvement théâtral.

-          Douze ans ! Ce gosse a douze ans et passe ses journées à jouer. Il faudrait penser à grandir un peu, la vie n’est pas un jeu.

Les adultes, pensa Jeremiah, ils n’ont aucune imagination. On dirait que, leur enfance terminée, quelqu’un leur vole leur envie de jouer, leur envie de rêver. Tout enthousiasme est parfaitement réglé, maitrisé. Aucun débordement n’est permis, aucune évasion. Comment les adultes font-ils pour oublier un peu l’instant présent ? Comment se laissent-ils porter par leurs rêves ? Ils ne le font pas, ils ne le font plus. Jeremiah n’avait aucune envie de grandir. Il voulait rester à jamais un enfant, sans responsabilité, sans devoir. Jouer pour l’éternité …

Viktoria se retourna vers Rosa.

-          Je te le dis, c’est cette maison qui empoisonne la vie.

Elle envoya ses cheveux en arrière d’un mouvement rageur et quitta la pièce en bousculant Jeremiah d’un coup d’épaule. Rosa soupira, les yeux brillants et encore perdus dans de lointains souvenirs. Après que la blessure de Blanche eut été pansée, les deux cousins se précipitèrent dans le jardin.

--ooOO§OOoo--

Blanche et Jeremiah se laissèrent tomber sur l’herbe épaisse. Ils étaient épuisés, ils avaient passé l’après-midi à courir de tous côtés dans le jardin. Après avoir tous deux respiré bruyamment pendant quelques minutes, Blanche se leva d’un bond et s’écria en s’agitant :

-          A quoi on joue maintenant ?

Jeremiah soupira. Sa cousine était infatigable, elle bougeait tout le temps et avait besoin de se dépenser. Il articula faiblement entre deux respirations.

-          Va te cacher … près des arbres … je viendrai te trouver … dans quelques secondes.

Blanche commença à sautiller vers le fond du jardin. Elle traversa un rideau qui était formé par des arbres aux troncs sinueux. Au fur et à mesure qu’elle, avançait la lumière devenait de plus en plus faible. Elle n’était jamais allée dans cette partie-là du jardin. Elle ne prenait pas note du chemin qu’elle empruntait, trop excitée par son envie de découverte. Elle tomba sur un arbre au tronc énorme. Elle en fit lentement le tour et décida d’entamer l’ascension de cette merveille. Mais ne trouvant aucune branche basse sur laquelle grimper, elle abandonna cette idée. Oubliant qu’elle était censée trouver une cachette avant l’arrivée de Jeremiah elle s’assit près de l’arbre et s’attela à la tâche de lui trouver un nom. Après un long moment de réflexion, elle décida de l’appeler Bo. Heureuse d’avoir baptisé son arbre, Blanche s’appuya contre le tronc. Mais à sa grande stupéfaction, son dos ne rencontra que du vide. Elle se trouva couchée sur le sol. Il faisait noir. Effrayée, elle se redressa en vitesse et se retrouva de nouveau assise à coté de l’arbre. Elle se mit debout et après un moment d’hésitation elle avança sa main vers l’arbre. Au lieu d'en toucher l’écorce, sa main traversa l’arbre sans rencontrer d’élément solide. Elle retira sa main, puis prit une inspiration et traversa l’écorce tout entière. A l’intérieur de l’arbre tout était sombre. Elle commença à avancer droit devant elle mais à peine avait elle fait deux pas qu’elle rencontra à nouveau le vide, mais cette fois il était sous ses pieds. Toujours dans le noir le plus complet, elle tomba dans un puits sans fond.

--ooOO§OOoo--

Après qu’un quart d’heure se fut écoulé après le départ de Blanche, Jeremiah avait obligé son corps à se relever. Puis, il était parti à la recherche de Blanche dans la forêt. Dès qu’il eut mis les pieds au couvert des arbres il comprit qu’envoyer Blanche ici avait été une grosse erreur. Cette forêt était immense et Blanche était totalement introuvable. Jeremiah était maintenant en train de hurler le nom de Blanche à travers la forêt. Il était envahi par la culpabilité et par l’angoisse. Et s’il ne retrouvait pas Blanche ?

Non, il fallait qu’il la trouve, il ne sortirait pas de cet endroit avant de l’avoir trouvée. Jeremiah buta contre une racine et s’étala de tout son long. Quand il redressa la tête il se trouva nez à nez avec deux petits souliers noir vernis. Il se releva et trouva Blanche qui le regardait, tout à fait calme. Il l’entoura de ses bras mais elle ne partagea pas l’étreinte de son cousin.

-          Oh Blanche, je suis tellement désolé ! Je n’aurais jamais dû te laisser aller seule ici. Rentrons maintenant il est tard !

Il prit Blanche par la main et prit la direction de la maison. Comme le silence était un peu pesant, il demanda d’un ton faussement léger :

-      Alors, tu t’es amusée ici ?

-      Tu m’as laissée, répondit Blanche d’un ton grave.

Un ton qui ne lui ressemblait pas du tout, un ton qui n’aurait jamais du exister dans la bouche d’une enfant.

Jeremiah resta silencieux. Elle reprit, toujours du même ton qui commençait à effrayer Jeremiah.

-          Alors Bo m’a attrapée. Bo m’a attrapée et il m’a enlevée, mais je suis là. Mais il me tient prisonnière. Mais je suis là. Il nous a séparées. Elle est encore là-bas, mais je suis là. Mais je ne suis pas elle. Mais nous, nous sommes Blanche. Mais Bo la détient. Mais moi, je suis là.

Sa voix s’éteignit puis elle s’évanouit dans les bras de Jeremiah.

--ooOO§OOoo--

Blanche ouvrit lentement les yeux. Des brins d’herbe étaient venu chatouiller ses joues, ce qui l’avait tirée de son sommeil. Elle se redressa et détailla les alentours. Autour d’elle s’étendait une ravissante clairière. Des fleurs de couleurs éclatantes étaient éparpillées à l’intérieur. Un soleil chaleureux éclairait ce paysage plaisant. Tout ici semblait étinceler de couleurs vives. Comme dans un rêve. Blanche se rendit peu à peu compte qu’elle n’était pas dans ce que l’on pouvait appeler communément la réalité. Elle avait l’impression de faire partie d’un dessin, un dessin d’enfant colorié avec des feutres.

Elle entreprit de se relever mais ses jambes flageolantes ne la portèrent pas assez. Elle s’écroula dans l’herbe. De la poussière dorée s’envola et retomba lentement, comme lorsqu’on se jette sur un canapé poussiéreux. Elle tenta une nouvelle fois de se mettre debout et ses jambes la portèrent tant bien que mal. Elle eut le réflexe de dépoussiérer ses vêtements qui devaient être pleins d’herbe et de poussière dorée mais elle s’aperçut qu’ils étaient totalement propres. Elle porta une main à ses cheveux et tenta de se rappeler pourquoi elle était là. Elle se souvenait d’être tombée dans un puits d’obscurité après avoir traversé l’écorce de Bo.

Elle fit deux pas. Une musique résonnait dans la clairière. Des voix d’enfants chantonnaient ce qui semblait être une comptine. Elle fit le tour de la clairière du regard et s’aperçut que cette mélodie venait de Bo. L’arbre trônait au centre de la clairière mais ce n’était pas le même arbre qu’elle avait traversé quelques instants auparavant. Celui-ci était plus vif, plus feuillu, plus coloré, plus … vivant.

Elle approcha encore et commença à distinguer des personnes, des enfants. Trois fillettes tournaient autour de l’arbre. Elles sautillaient gaiement en fredonnant l’air d’une chanson. Une chanson sans paroles. Un profond sentiment de mélancolie envahit Blanche et c’est à contrecœur qu’elle parla aux autres fillettes. Elle répugnait à interrompre le chant mélodieux et le bien-être qui semblait régner entre les filles et l’arbre.

-          Je peux venir jouer avec vous ?

Une des fillettes, celle qui avait les cheveux les plus longs, prit la main de Blanche et l’entraîna dans le cercle joyeux.

--ooOO§OOoo--

Jeremiah courait. La tête de Blanche ballottait sur son épaule. Elle était restée inconsciente depuis qu’elle s’était écroulée après avoir déliré à propos de Bo. Jeremiah était inquiet, il ne comprenait pas ce qui était arrivé à sa cousine mais il était sûr que c’était de sa faute. C’était à cause de lui qu’elle était allée se perdre dans la forêt.

Il était épuisé, ses cuisses étaient en feu et il avait les épaules et le dos endoloris d’avoir soutenu le poids de Blanche. La maison apparut devant lui. Rosa était postée en haut des marches, et dès qu’elle aperçut ses petits-enfants, elle se précipita vers eux. Elle prit Blanche dans ses bras et Jeremiah par la main et les amena tous les deux dans le salon. Elle déposa Blanche sur le sofa et installa Jeremiah qui se sentait vidé de toute énergie sur le fauteuil en face du sien. Elle fixa son petit-fils pendant quelques instants puis rompit le silence :

-          Comment se nomme-t-il cette fois-ci ?

-          Pardon ?

-          Elles leur ont toutes donné un nom.

-          Mais de qui tu parles ?

-          Quand elles avaient à peu près votre âge, mes filles sont toutes les trois ressorties de la forêt en racontant un charabia inexplicable. Et elles disaient toutes être retenues prisonnières par quelqu’un. A chaque fois c’était un nom différent …

-          Bo … elle a dit qu’il s’appelait Bo.

-          Donc cette histoire se répète encore.

-          Mamie … est-ce que ce qui est arrivé aujourd’hui a quelque chose à voir avec l’histoire de Devon et Eleonora ?

-          Comment connais-tu cette histoire ?

-          Viktoria me l’a racontée pour m’effrayer quand j’étais petit. Peut être que c’est Devon qui a kidnappé l’esprit de Blanche !

-          Cette histoire est plus un conte que l’on racontait aux filles pour qu’elles ne jouent pas dans la forêt, et pour expliquer le fait qu’Eleonora était partie étudier loin d’ici.

-          Alors elle n’est pas véridique ?

-          Eh bien … je ne suis pas sûre … je me souviens que Donna racontait ces histoires aux filles, et quand j’ai vu qu’elles les effrayaient ainsi, elle m’a assurée que ce n’était qu’un mensonge qui permettrait aux filles de se renforcer. Elle disait en riant que c’était un conte comme un autre sauf que c’était elle qui l’avait inventé.

-          Qu’est-il advenu d’elle ?

-          Donna ?

-          Oui, que lui est-il arrivé ?

-          Eh bien, quand ta tante Cassandra a eu douze ans, elle est morte d’une maladie au cœur.

Le silence qui suivit aida Jeremiah à réfléchir clairement. Il avait du mal à discerner la vérité du conte à propos des événements qui s’étaient passés dans cette maison. Il décida donc de ne pas tenir compte du passé et de se consacrer au problème présent.

-          Quoi qu’il y ait, c’est dans la forêt.

-          Dans la forêt ?

-          Oui, ce qui a kidnappé la raison de Blanche, ça se cache dans la forêt. Si nous y allons nous trouverons peut-être quelque chose !! Viens mamie !

-          Non.

-          Mais … pourquoi ?

-          Quand mes filles sont revenues de la forêt, leur délire n’a duré que quelques heures. Elles sont redevenues elles-mêmes quelques heures après. Il ne faut pas s’inquiéter.

-          Non, Blanche me l’a dit, elle est toujours là bas, une partie d’elle est prisonnière et il faut que je la délivre. Comment t'expliquer … elle n'est pas complète, pas … entière. Quand tes filles sont revenues, est-ce qu'elles avaient quelque chose de changé ? Est ce qu'elles semblaient avoir perdu, même un infime détail qui faisait d'elles ce qu'elles étaient ?

-          Eh bien, il est vrai que depuis lors ta mère a arrêté de dessiner et Cassandra a délaissé sa passion pour l'écriture. Et Viktoria s'est désintéressée de son envie de découverte. Quoique pour elle l'évènement soit survenu bien plus tard que pour ses sœurs ...

-          C'est bien ce que je disais ! Le jour où elles sont revenues de la forêt, elles avaient perdu une partie d'elles-mêmes ! Et …

-          Ne dis pas de sottises, tu es jeune, ton imagination n'a pas de limite. Elles ont arrêté leurs activités tout simplement parce qu'elles grandissaient et qu'elles avaient d'autres priorités. C'était l'âge, cela n'a rien à voir avec une quelconque perte de soi-même.

-          Mais mamie ...

-          Maintenant il fait nuit, tu devrais aller te coucher. Fais moi confiance, quand tu te réveilleras demain matin, Blanche sera redevenue tout à fait normale. Et puis demain c’est ton anniversaire, il faut que tu sois en forme. Allez file.

Jeremiah monta dans sa chambre. Il s’enfouit sous les draps rassurants, mais il ne trouva pas le sommeil. Et si demain Blanche était dans le même état ? Si cette forêt avait dérobé quelque chose de précieux en elle, comme son âme ou sa raison ? La grand-mère de Jeremiah ne croyait en aucune de ses explications mais Jeremiah était sûr qu’il y avait quelque chose de magique dans cette histoire. Quelque chose comme un mauvais sort ou une malédiction. Il se retourna pour la énième fois dans son lit.

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Blanche était heureuse. Complètement heureuse. Elle tournait indéfiniment autour de Bo, se laissant porter par la mélodie des petites filles. Elle ne savait pas depuis combien de temps elle était là mais peu lui importait. Le bonheur qu'elle éprouvait lui semblait irréel. Elle avait pris la décision de rester à jamais dans cette clairière paradisiaque, jouer et ne jamais grandir. Au moment même où elle pensa que la tête lui tournait un peu à cause de tourner, les petites filles stoppèrent leur ronde. Elles se réunirent autour de Blanche et embrassèrent ses joues et ses mains, déposèrent des fleurs dans ses cheveux, la coiffèrent avec leurs petits doigts. Toutes quatre riaient aux éclats. Leurs voix résonnaient dans la clairière et semblaient être absorbées par l'arbre. Le vent balançait légèrement ses branches et faisait bruire doucement les feuilles.

Il semblait veiller sur les enfants. Les trois petites filles avaient un air de famille, leurs cheveux étaient tous de la même teinte châtain. La plus grande des trois portait les cheveux courts. Une robe droite et verte et des collants vert foncé. Elle semblait venir d'une autre époque, des années soixante-dix. Il y avait une lueur odieuse dans son regard. Elle ne semblait pas agir comme elle le voulait. Comme si ce qu'elle faisait était contre sa nature. Comme si quelqu'un l'obligeait à sourire alors qu'elle était en colère. Les deux filles plus petites semblaient par contre complètement épanouies, tout à fait à l'aise dans cet univers enfantin. Elles devaient avoir à peine quelques années de plus que Blanche, l'une avait les cheveux longs et une robe rouge avec des collants blancs, l'autre avait des tresses et portait une chemise de nuit rose pâle. Elles semblaient elles aussi sorties d'une autre époque.

-        Je m'appelle Viktoria et toi ? demanda la fille aux cheveux courts.

-        Ma tante s'appelle Viktoria ! Moi je m'appelle Blanche.

-        Elle, c'est Maria, expliqua la fille aux cheveux longs en désignant celle qui avait des tresses. Et moi je suis Cassandra.

-        C'est étrange, songea Blanche tout haut, ma mère et ses sœurs portent les mêmes prénoms que vous.

-        Viens, continuons à jouer, sinon Bibi risque de tomber malade ! coupa Viktoria.

-        Arrête de l'appeler comme ça ! Il s'appelle Charles ! riposta Cassandra

-        Non il s'appelle Dragon d'émeraude ! renchérit Maria.

Elles commencèrent alors toutes trois à se chamailler comme … comme des sœurs. Blanche ne savait plus très bien où elle en était, elle demanda alors en élevant la voix pour couvrir les piailleries des trois garnements :

-        Mais de qui parlez-vous ?

-        Mais de l'arbre bien sûr, celui qui nous surveille, celui qui nous protège, celui qui nous donne tant de bonheur ! expliqua Cassandra, comme si c'était un crime de ne pas le savoir.

-        Mais qu'est ce que vous racontez ? Il s'appelle Bo !

-        Charles !

-        C'est Bibi !

-        Non, Dragon d'Émeraude !

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N'y tenant plus, Jeremiah sortit du labyrinthe que formaient les draps de son lit et s'en extirpa en silence. Il parcourut quelques mètres pieds nus en prenant garde de faire le moins de bruit possible. Il ouvrit légèrement la porte pour qu'elle ne grince pas puis se glissa dans son entrebâillement. Il traversa le couloir dont le parquet grinça comme si un millier d'insectes le rongeaient puis s'introduisit discrètement et dans l'obscurité la plus totale dans la chambre de Blanche. Il tendit les bras devant lui pour éviter de se prendre un mur mal placé et atteignit tant bien que mal le lit qui trônait au milieu de la pièce. Il s'agenouilla et tâtonna sur la table de nuit pour enfin trouver l'interrupteur de la vieille lampe de chevet bleu ciel. Il se pencha au-dessus du lit et distingua vaguement une forme de petite fille qui dormait complètement ensevelie sous les couvertures. Il tira un peu les draps et découvrit la tête de sa cousine. Blanche dormait comme aurait dormi une personne normale, rien ne pouvait témoigner qu'une chose étrange lui était arrivée. Après une seconde d’hésitation, Jeremiah secoua Blanche pour tenter de la réveiller. Après force protestations, Blanche ouvrit les yeux, qu'elle referma aussitôt, aveuglée par la lumière de la lampe de chevet.

-        Laisse-moi dormir, j'ai sommeil, gémit Blanche.

-        Est-ce que tu te sens bien ? s'assura Jeremiah.

-        Non.

-        Non ? Qu'est ce qu'il y a, tu te sens bizarre ?

-        Oui, j'ai sommeil.

-        A part que tu aies sommeil, quelque chose ne va pas ?

-        Oui.

-        Quoi ?

-        La lumière me fait mal aux yeux.

Jeremiah poussa un soupir exaspéré, et essaya d'en venir aux faits.

-        Tu as dit des choses bizarres aujourd'hui, tu t'en souviens ?

-        Non.

-        Et ce qui s'est passé dans la forêt ? Tu peux me raconter ce qu'il t'est arrivé ?

-        J'ai aidé un ami.

-        Un ami ? Tu parles de Bo ?

-        Oui, je l'ai nourri parce qu'il avait faim. Je l'ai aidé en lui offrant de quoi survivre. Mais je vais bien, ne t'en fais pas.

-        Que lui as-tu donné à manger ?

-        C'est un secret entre lui et moi.

-        Bon … Tu es certaine que tout va bien ?

-        Mais oui, mais oui, articula-t-elle dans un bâillement.

-        Bon à demain alors. 

Il se leva, un peu perplexe. Il éteignit la lampe de chevet et se dirigea vers la porte.

-        Jeremiah ?

-        Oui ?

-        Bon anniversaire.

Jeremiah eut un sourire attendri et referma doucement la porte. Il reprit le chemin de sa chambre et se recoucha, plus rassuré qu'il ne l'était quelques instants auparavant. Quand il fut dans son lit, il jeta un coup d'œil vers le réveil posé sur sa table de nuit et il lut l'heure : minuit pile. En effet, c'était son anniversaire.

--ooOO§OOoo--

-        Si on ne s'amuse pas, il sera triste, si on ne joue pas, il sera malade. C'est grâce à nous qu'il est en vie ! Nous le faisons profiter de notre bonheur et il s'en nourri. Comme de sucreries. Allez viens jouer sinon tu le feras pleurer !

Blanche se laissa à nouveau porter par les jeux des petites filles, elles s'attrapaient et riaient aux éclats. Elles se couraient après et agitaient leur petits bras. Tout semblait idyllique lorsqu'un grand coup de vent passa dans la clairière. Une vague d'air froid qui traversa la prairie pour s'engouffrer dans les cheveux et les vêtements fins de Blanche. Cette interruption refroidit d'un coup l'enthousiasme de Blanche qui prit soudain conscience de la situation. Si elle restait ici, à s'amuser pour l'éternité, elle allait rater l'anniversaire de son cousin ! D'un pas décidé, elle se dirigea vers Bo. Il fallait qu'elle sorte de cet endroit afin d'arriver à temps pour l'anniversaire de Jeremiah, que dirait-il si elle n'était pas là pour lui souhaiter en premier un joyeux anniversaire ? Non, c'était hors de question, bien que ces jeux charmants soient pleinement distrayants, elle ne pouvait pas laisser tomber son cousin.

Tandis qu'elle filait droit vers le vieil arbre, les trois fillettes se postèrent devant elle et, le passage obstrué, Blanche dut stopper son élan.

-        Où vas-tu ? demanda Viktoria.

-        Je pars.

-        Pourquoi ? s'enquit Cassandra.

-        Il faut que je sois présente pour l'anniversaire de mon cousin.

-        Tu ne peux pas partir, prévint Maria.

-        Je le dois.

-        Elle t'en empêchera.

-        Qui ça ?

-        La princesse, elle ne te laissera pas partir.

-        Mais pourquoi ?

Cassandra pressa fermement le bras de Blanche et la força à reculer.

-        Crois moi, tu ne pourras pas passer outre.

-        Et bien c'est ce qu'on va voir ! avertit Blanche.

Elle fit lâcher prise à Cassandra et continua son chemin. Elle savait qu'il y avait un passage vers la demeure de Rosa dans cet arbre et il fallait à tout prix qu'elle le traverse. Elle avait presque atteint Bo quand une main se posa sur son épaule et la força violemment à se retourner. Ce n'était pas une des trois petites filles comme elle s'y attendait mais une personne plus âgée et plus grande. Elle semblait plus grande que Jeremiah. Elle portait une longue robe grise qui semblait recouverte de poussière, ainsi qu'un voile dans le même état. Blanche réussit tant bien que mal à distinguer une jeune fille sous ce voile. Des cheveux blonds en dépassaient et rampaient le long de son dos jusqu'à sa taille. La mystérieuse personne posa son autre main sur la seconde épaule de Blanche et la fit tourner pour se placer entre Blanche et Bo. Blanche pensa que ça devait être elle la princesse dont avaient parlé les trois petites filles. Cette princesse ressemblait tout de même plus à une sorcière. Et le fait de ne pas pouvoir voir son visage inquiétait quelque peu Blanche et titillait sa curiosité. La princesse se mit tout d'un coup à la secouer violemment.

-        Tu veux Le tuer c'est ça ?! Qu'est ce que tu croyais faire ? Tu veux Le rendre triste après tout ce qu'Il a fait pour toi ? Après qu'Il t'ait offert la liberté, le rêve, le bonheur ? Petite égoïste, tu ne penses qu'à toi et à ton maudit cousin ! Tu t'en fiches que Lui il soit triste, hein ? Tu t'en fiches de Le laisser mourir !

Blanche sentit des larmes lui monter aux yeux. Cette princesse n'avait absolument rien d'une princesse. Elle était effrayante. Elle la secouait comme si elle n'était qu'un vulgaire chiffon. Blanche essaya vainement de se dégager mais elle dut supporter quelques moments encore les reproches de la princesse ainsi que la douloureuse brusquerie qu'elle lui administrait. Puis lorsqu'elle l'eut bien révolutionnée, elle la poussa violemment dans l'herbe avec un profond dédain.

-        Vermine idiote, tu devrais être heureuse qu'Il ait pris soin de toi, qu'il t'ait offert la liberté et le bonheur, qu'il t'ait sauvée de la réalité si insipide. Alors que tu ne connais rien de lui, tu ne connais même pas son vrai nom, Il est seulement pour toi celui que tu as décidé qu’Il était. Mais t'es-tu doutée qu'il avait une âme, une personnalité ? Sa gentillesse ne connait aucune égale, il te donne le droit de faire de lui tout ce que tu veux. Ton sauveur, ton ami, ton confident, ton propre père !

 Elle avait craché le dernier mot comme s'il lui en avait coûté de le dire.

-        Profite du bonheur qu'il te donne et n'espère pas avoir le droit de le décevoir en retour.

Elle fit demi-tour et s'éloigna, sa robe ondulait dans le vent. Elle passa derrière l'arbre et ne reparut plus. Blanche sanglota recroquevillée sur elle-même puis dans un long cri de détresse, elle releva  la tête et appela :

-        Jeremiah !

--ooOO§OOoo--

-        Jeremiah !

Jeremiah se redressa dans son lit, encore ensommeillé, il se raisonna et déduisit que la voix de Blanche qui l'avait appelé n'était qu'un résidu de son rêve agité. Il reposa sa tête sur le coussin quand il entendit de faibles sanglots qui résonnaient dans le couloir. Cette fois-ci il bondit hors de son lit et se précipita dans la chambre de Blanche. Il ouvrit la porte avec grand fracas et ne trouva dans le lit qu'une boule de drap qui tremblait et gémissait. Il farfouilla dans cet amalgame de tissu et réussit à en extirper Blanche en pleurs. Il la prit dans ses bras et la berça doucement. Elle tenta de parler mais ne parvint pas à articuler quelque chose d'intelligible. Après encore quelques instants où les larmes coulèrent à flots, Jeremiah s'assit sur le bord du lit et fit asseoir Blanche sur ses genoux. Il essuya ses larmes avec les draps puis, peu à peu, les sanglots de Blanche diminuèrent.

-        Raconte-moi ce qu'il s'est passé, demanda-t-il.

En posant cette question il pensait qu'elle allait lui raconter un cauchemar ou quelque chose qui l'avait effrayée pendant la nuit. Mais il n'en fut rien.

-        Elle ne veut pas me laisser sortir, elle veut que je reste avec Bo ! Mais moi je ne veux pas rester ! Enfin, si mais, je veux venir à ton anniversaire. Je ne pourrais pas venir je suis désolée, elle ne me laissera pas sortir ! Mais moi je ne veux pas faire de mal à Bo ! Je l'aime bien, mais pas autant que toi. Il faut que tu ailles leur dire Jeremiah, sinon ils ne me laisseront jamais revenir. Il faut leur promettre que je reviendrais après, je veux juste revenir aujourd'hui, pour toi ! S'il te plaît, aide-la ! Aide-moi !

Jeremiah resta sur le lit un moment, il ne comprenait rien aux propos de sa cousine. Il ne voyait pas qui pouvait bien être Bo. Et pourquoi disait-elle qu'elle ne pourrait pas venir à son anniversaire ? Elle était bien là en ce moment ! Elle paraissait parler d'elle en d'autres termes, comme si elle avait égaré un morceau d'elle-même quelque part. La théorie de Jeremiah semblait sonner de plus en plus vrai, elle avait égaré quelque chose d'important dans cette forêt, quelque chose qui faisait d'elle ce qu'elle était. C'était de plus en plus étrange. Jeremiah tenta de percer à jour le délire de sa cousine.

-        Qui te retient prisonnière ? C'est Bo ?

-        Non c'est la princesse, elle dit que si je pars Bo sera triste, donc elle ne veut pas me laisser partir.

-        Et où te retient-elle ?

-        Avec Bo, et Cassandra, et Maria, et Viktoria.

Pourquoi parlait-elle de sa mère et de ses tantes ? Elles étaient à plusieurs kilomètres de cette maison, elles ne pouvaient pas être venues ici pendant la nuit …

-        Et où sont-ils ?

-        Dans la forêt ! Viens je t'y emmène si tu veux ! Tu vas leur, parler hein ? Promets-moi que tu vas leur demander de me laisser partir ! De la laisser partir !

Sans attendre de réponse, elle attrapa la main de son cousin et l'amena dans le jardin. Ils prirent la direction de la forêt et ils s'engouffrèrent sous les arbres, comme si la forêt les avait avalés.

--ooOO§OOoo--

-        C'est encore loin ?

-        Non, on y est presque.

Jeremiah poussa un soupir. Qu'allaient-ils découvrir dans cette forêt sombre ? Jeremiah était effrayé, la chose qui avait poussé Blanche dans son délire devait être des plus traumatisantes. Blanche semblait être persuadée de ce qu'elle avançait, dur comme fer.

Mais si elle avait raison … et que Rosa avait tort ? Si la première hypothèse qu'avait émise Jeremiah était bonne ? Si quelque chose avait véritablement dérobé l'esprit de Blanche ? Cela semblait irréel, comme tous les jeux auxquels Blanche et lui jouaient, tous ces jeux auxquels les adultes ne donnaient aucune importance, juste un dédain mature. Et si pour une fois toute la magie à laquelle les enfants croyaient grâce aux jeux était réelle ? Comme dans une histoire, une véritable histoire pourvue d'éléments magiques. Jeremiah en avait tellement rêvé, il l'avait tellement souhaité, et on l'avait tellement rejeté. On s'était moqué de lui en disant que ce n'était qu'un enfant, que ça passerait avec l'âge, que ce n'était pas important … Si maintenant il avait la chance de vivre une véritable histoire, comme celles que l'on raconte aux enfants le soir, si aujourd'hui la magie devenait réelle, alors Jeremiah se délecterait de cette réalité et en profiterait pleinement. Enthousiasmé par ces pensées secrètes, Jeremiah accéléra l'allure, décidé à découvrir ce que cachait cette forêt. D'humeur joyeuse, il proposa à Blanche de jouer à un jeu, c'était un jeu simple auquel ils jouaient souvent pour ne pas s'ennuyer pendant les voyages. On devait dire un mot, et l'autre personne devait dire un autre mot auquel le premier lui faisait penser, et ainsi de suite. Blanche adorait ce jeu, et suppliait toujours son cousin pour y jouer. Mais cette fois-ci …

-        Non je n'ai pas envie d'y jouer.

Jeremiah était sous le choc.

-        Mais pourquoi ?

-        Les jeux amusants, ça va bien deux minutes, j'ai autre chose à penser. Je suis grande maintenant, je ne suis plus une enfant.

Non, ça ne pouvait pas être possible, Blanche n'aurait jamais dit une chose pareille. Ces paroles renforcèrent les soupçons de Jeremiah, Blanche n'était pas elle même, il fallait qu'il retrouve ce qu'il lui manquait au plus vite.

Ils marchèrent encore un moment, puis ils parvinrent enfin à l'arbre imposant. Son tronc immense et ses branches robustes étaient comme une invitation au jeu. Mais il avait un côté inaccessible, les branches étaient trop hautes, le tronc n'assurait aucune prise. Il siégeait là, au milieu des autres arbres, tel une force de la nature, inébranlable, hors du temps. S'arrachant à sa contemplation, Jeremiah se tourna vers sa cousine.

-        Et maintenant ?

-        On y est.

Jeremiah resta perplexe.

-        C'est ici qu'il te retient prisonnière ?

-        Oui, à l'intérieur.

-        Mais à l'intérieur de quoi ?

-        De Bo bien sûr !

-        Mais qui est Bo ?

-        Lui ! assura-t-elle en désignant l'arbre.

-        Bo est un arbre ?

-        Oui mais il est vivant, viens voir, tu comprendras.

Elle prit la main de son cousin et ils foncèrent droit dans le tronc de l'arbre. Mais avant de pouvoir le toucher, Blanche s'arrêta net et lâcha la main de son cousin. Emporté par son élan, Jeremiah continua la course seul. L'arbre avala l'esprit de Jeremiah tandis que son corps retomba sur le sol près de Blanche.

--ooOO§OOoo--

Jeremiah se réveilla dans la clairière où résonnaient les cris joyeux des petites filles. Il resta béat d'admiration devant la beauté irréelle du lieu puis après s'être ressaisi et être enfin parvenu à refermer sa bouche qui était restée ouverte d'étonnement, il se leva d'un bond. Mais ce ne fut que pour tomber à nouveau car une petite forme indistincte lui avait sauté dessus en l'entourant de ses bras. C'était Blanche qui s'était jeté dans ses bras dès qu'elle l'avait aperçu, il partagea l'étreinte de sa cousine puis demanda :

-        Où sommes-nous ?

Il avait l'impression de se répéter. Depuis quelque temps, c'était lui qui posait des questions et Blanche qui lui répondait. Il était en territoire inconnu, et ça ne lui plaisait pas de ne pas savoir. Il aimait avoir toutes les cartes en main, ça lui permettait de mieux tirer des conclusions … et voilà qu'il raisonnait comme un adulte, il fallait absolument qu'il se reprenne.

-        On est dans le monde que Bo a créé pour nous. C'est une échappatoire au monde réel.

Un monde à part ! Ils étaient dans un monde extérieur à la réalité, un monde imaginaire qui n'existait que dans les rêves des enfants !

-        Il faut qu'on se dépêche Jeremiah, Bo n'est pas content. Il ne veut pas de garçons dans ce monde.

-        Pourquoi ?

-        Je ne sais pas, je … j'ai l'impression que c'est ce qu'il pense ...

Une voix les interrompit.

-        Il n'est pas content.

-        Il veut qu'il s'en aille.

-        Il faut que le garçon s'en aille.

-        Ce n'est pas fait pour lui ici.

Les trois sœurs se tenaient derrière eux, le regard implacable. Jeremiah les détailla longtemps sans comprendre, puis ses yeux s'écarquillèrent.

-        Maman ?

Il fixait Maria qui le regarda en retour, comme s'il avait dit une énormité.

-        Qui es-tu, intrus ? cracha Maria.

Elle ne le reconnaissait pas. Normal songea Jeremiah, si la fille qu'il avait devant lui avait huit ans, elle ne pouvait pas se souvenir de lui. Il faisait partie de son futur.

-        Je ne suis personne, répondit-il. Viens Blanche, il faut qu'on parte.

Il se dirigea vers l'arbre qui trônait toujours au centre de la clairière, égal à lui-même. Il avait saisi la main de Blanche. Il aurait bien voulu rester dans ce lieu enchanteur mais vu qu'il était si mal accueilli, il préférait laisser ces gamines égoïstes à leur jardin secret. Mais Blanche le retint et le coupa dans son élan.

-        Non pas par là, elle ne nous laissera pas partir, trouvons un autre moyen.

Et ils s'orientèrent tous deux vers la lisière des arbres. Ils disparurent entre deux chênes touffus.

La forêt les enveloppa comme un voile étouffant, Jeremiah était mal à l'aise. Il respirait de moins en moins bien. Blanche haletait. Il s'épongea le front, ils étaient tous deux couverts de sueur. La gorge de Jeremiah se serra, il n'en pouvait plus. Il se sentit partir en arrière et au moment où le noir envahissait sa vision, ils débouchèrent à nouveau dans la clairière. La même qu'ils avaient quittée auparavant. Pourtant ils n'avaient pas pu tourner en rond, Jeremiah était certain que leur tracé avait été linéaire, ils n'avaient pas pu retourner à leur point de départ …

Mais bon, ils avaient bien trouvé un monde imaginaire dans un arbre, alors au point où ils en étaient …

--ooOO§OOoo--

-        Vous êtes encore là ?!

-        Qu'est ce que vous voulez encore ?

Jeremiah jaugea l'arbre et réfléchit un instant sans prêter attention aux fillettes. Puis, comme sortant d'une transe, il prit Blanche dans ses bras  et se mit à courir. Courir le plus vite qu'il put jusqu'à l'arbre. Blanche lui avait demandé de la faire sortir d'ici, et c'est ce qu'il allait faire. Même s'il ne demandait qu'à rester dans ce monde enchanteur, il se devait de rendre ce service à sa cousine. Il dépassa les trois sœurs qui lui criaient des choses qu'il ne prit même pas la peine d'écouter. Il y était presque, plus que dix pas et il atteindrait le tronc de l'arbre. Mais avant qu'il ne puisse se rapprocher davantage, une forme grise et poussiéreuse se posta devant lui, lui interdisant l'accès à la sortie.

-          C'est elle ! C'est la princesse qui m'a empêchée de sortir ! lui chuchota Blanche à l'oreille.

-          Elle ne peut pas passer.

Une voix nette, implacable. Qui ne laissait place à aucune protestation. Mais pourtant …

-          C'est pourtant ce que je cherche à faire, l'aider à sortir d'ici. C'est ce pourquoi je suis venu.

-          Tu peux repartir, mais pas elle.

-          Pourquoi ?

-          Parce qu'il le veut, dit-elle en désignant l'arbre du menton.

-          Tu lui obéis aveuglément ?

-          Je n'ai pas de volonté propre, je ne suis qu'un souvenir.

-          Le souvenir de qui ?

-          De lui, répondit-elle en désignant l'arbre avec le doigt cette fois-ci.

-          Et quel est son nom à « lui » ?

-          Tu n'as pas besoin de le savoir, encore moins qu'elles.

Jeremiah déduisit qu'elle parlait des fillettes. Il essaya de changer de sujet, la princesse n'étant pas très encline à parler de l'arbre. Il commençait à émettre des doutes sur l'utilité de cette conversation, cette fille n'avait rien d'un raisonnement humain, elle ressemblait plus à un robot.

-          Elle n'est pas comme ça tout le temps, la dernière fois elle avait l'air plus … humaine, lui murmura Blanche. Mais elle était en colère …

Jeremiah réorganisa son plan d'approche.

-          Tu ne connais pas son prénom, hein ?

-          Bien sur que je le connais, cracha-t-elle avec véhémence.

-          Et puis pourquoi est-ce que tu caches ton visage derrière un voile, hein ?

Elle ne trouva rien à répondre, Jeremiah continua sur sa lancée.

-          Tu sais ce n'est pas bien de retenir ici les esprits des fillettes. Tu ne te rends pas compte du mal que tu leur fais, tu kidnappes ici leur imagination, leur créativité, leur innocence d'enfants. Tu ne penses pas que c'est injuste ? Tu leur dérobes ce qu'elles ont de plus précieux, et tout ça pour nourrir un être qu'elles ne connaissent même pas. As-tu déjà pensé

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