Poussières d'étoile

Chloé Jaussaud

Chapitre 1

« France Bleu Ile de France, il est 8h30. Tout de suite, la nouvelle chanson d’Oxalis, « A l’aveuglette ». Son album est déjà 10ème des ventes. A 8h40, Miranda March au micro de Joe Sanchez nous parlera de son métier de voyante, après le point route. France Bleu Ile de France, C déjà le matin avec Bill Debruge pour vous accompagner jusqu’à dix heures. »

L’appartement d’Oxalis se dressait au bord de la rive gauche de la Seine. Elle habitait le dernier étage. Ce matin de juin, la chaleur rendait l’atmosphère pesante. Seule une brise faisait trembler les feuilles des arbres. La jeune femme renonça à dormir. Le radioréveil la tira de son sommeil. Elle sortit du lit en grommelant, prit l’air à la fenêtre, regarda en bas les taxis qui se pressaient et les boulangeries qui distribuaient leurs baguettes.

L’émission de la veille avait été une sinécure. Pas d’imprévu. Platitude absolue. Oxalis avait serré les mains des gens à saluer, souri à la caméra, répondu aux questions sans embûche. La chanteuse avait retenu ses bâillements devant les spectateurs et redressé son port lorsqu’elle sentait sa tête basculer. Elle ne s’était pas endormie sur le plateau, avait accompli son travail.

La bouilloire l’appela de la cuisine. Son thé était prêt. Combien de femmes avaient travaillé sans relâche pour ramasser ces feuilles, les plus savoureuses, dans une plantation chinoise ? Combien de kilomètres avaient-elles parcouru dans les champs à la recherche du pekoe, ce bourgeon au duvet cotonneux, l’apanage des thés de renom ? Le luxe, elle pouvait désormais se l’offrir. Elle aussi en avait gravi des sommets, pour se poser au quatrième étage, surplombant le quai des Grands Augustins. Oxalis n’avait pas désiré cet univers fait d’étoiles et de paillettes. Les princesses, leurs robes de soie et de tulle ne lui donnaient pas à rêver. Elles appartenaient à un monde qui n’était pas le sien. La peur avait guidé ses pas, sans autre motivation.

La chanteuse avait toujours fui. Ses parents, ses amants, échappé aux autres. Elle donnait de la voix pour s’évader, se perchait au dernier étage des immeubles pour s’élever, courait de peur d’être rattrapée, écrivait pour se noyer. Comme les autres jeunes de son âge, elle avait craint de se retrouver sans travail, sans armoire croulant sous le poids des vêtements, sans maquillage Chanel sur les yeux. Avec acharnement, elle avait démarché les maisons de disques. Le public l’avait piratée sur Internet, copiée, puis finalement adoptée en poster et en DVD.

Oxalis avala une gorgée de thé. Elle ferma les yeux. Le liquide lui brûlait la gorge. Elle eut une grimace au contact de la chaleur. Elle se bousillait les cordes vocales alors que des volutes de fumée s’échappaient de la tasse. La jeune femme aimait cette seconde de souffrance et les picotements au fond de sa gorge. Des gouttes de transpiration perlaient sur son visage. La boisson avait un goût âpre. Son odeur envahit la pièce, fragrance de jasmin mêlée au fruit de la passion. L’appartement se chargea de spiritualité. Elle logeait dans son temple, où les bruits de la ville et sa violence ne pouvaient l’atteindre.

Tout le monde avait aussi peur qu’Oxalis. De quoi ? La terreur devant l’inconnu, le désert causé par le vide, angoisse de perdre les noisettes passées des années à amasser. Oui, cette frayeur d’oublier l’odeur de leurs rêves les atteignait en plein cœur. Oxalis l’avait compris le jour où la célébrité avait commencé à la gagner. Elle rassurait son public. La chanteuse avouait ses doutes, criait ses peines et conduisait ses fans sur une route sur laquelle ils ne risquaient pas de s’égarer. 

En bas, les files de voitures s’allongeaient. Elles couraient après l’heure, se précipitaient aux quatre coins de la ville. Les uns y travaillaient, les autres bronzaient aux terrasses des cafés. Lorsqu’elle retrouvait ses amis la nuit, Paris, ses ruelles et son béton leur appartenaient. Le centre des quartiers battait au rythme de la musique. Les noctambules flânaient de bière en bière, de bars en salles de spectacles. La frénésie de la nuit les prenait. Ils étaient libres de danser, de se saouler, de s’effondrer dans les bras les uns des autres. Ils rentraient à l’aube laissant la ville intacte pour ceux du jour qui envahissaient alors les rues. La pénombre donnait des ailes aux anges tandis que le soleil leur passait les chaînes. Oxalis dormait environ cinq à six heures jusqu’à ce que le camion poubelles déboule avec fracas.

Elle appuya sur la télécommande de sa télévision et zappa entre le Téléachat et les dessins animés, joua un instant avec sa marmotte en peluche et remit ses coussins en ordre. Le grain de sa peau avait bronzé, ses cheveux ondulaient dans son dos. A bientôt trente-cinq ans, elle n’avait pas la trace d’une ride. Ses yeux couleur émeraude scintillaient dans la lumière. Sa silhouette élancée aimantait les regards.

Sur la façade de la boulangerie d’en face, l’horloge indiquait dix heures. Oxalis organisait son emploi du temps selon ses désirs, écrivait quand cela lui chantait. Elle avait gagné sa liberté et choisissait ses moments d’épuisement comme les dates de ses vacances.

La jeune femme se décida enfin à descendre faire les courses. Elle avait les moyens de s’offrir quelqu’un pour le faire mais rejetait l’idée d’avoir un esclave. Le téléphone sonna au moment où sa main se posait sur la poignée de la porte.

« Oxalis ? Alors, cette émission, c’était comment ? » cria son attachée de presse, d’une voix dont le grincement rappelait celui d’une scie à métaux.

« Consternant , répondit la chanteuse sur un ton blasé. Le jour où un présentateur pensera à une question digne d’intérêt, qu’il me prévienne ! J’aurai le temps de préparer une réponse à la hauteur. »

Abigaïl retint un rire à l’autre bout du fil.

« Il ne faut pas trop leur en demander. Du moment que les journalistes continuent de faire passer nos tubes de l’été en tête du hit parade, ils nous rendent service. »

« Et je ne peux pas leur préparer des questions, moi ? Ça arrangerait tout le monde non ? »

« Ne jamais blesser un journaliste. Au fait, continua Abi, si tu peux passer dans la journée. Bruno m’a appelé. Il a une place pour toi dans deux semaines. »

« On verra… Tu as le don pour m’appeler au mauvais moment. »

Pour se protéger d’une averse, Oxalis flâna dans la librairie du quartier, une boutique minuscule, coincée entre deux immeubles. Elle fit halte au rayon des romans, le dernier Musso venait de sortir. Lui aussi tournait sur les plateaux télé et devait crouler sous les questions. Par solidarité elle acheta le livre. A la caisse elle rencontra son voisin qui, visiblement, partageait ses lectures. Elle le connaissait surtout de vue et ne lui avait guère adressé la parole, pas plus qu’aux autres propriétaires de la cage d’escalier. La trentaine, homosexuel, il lui rendit son sourire. Ce dernier ne s’attarda pas et courut sous les gouttes, son livre à la main.

La nuit, lorsqu’elle ne sortait pas et que le sommeil restait lettre morte, elle n’avait pas meilleur remède qu’une histoire d’amour. Lire le bonheur des autres, leurs sourires en coin, leurs soirées face à une cheminée où crépitait un feu lui procurait du plaisir. Chanter l’amour revenait à lancer une gerbe de souffrance dans le ciel, évacuer sa peine, la faire éclater en étincelles. Le lire c’était s’ouvrir aux émotions, se laisser traverser par des rayons d’espoir, connaître une passion sans contraintes. 

Oxalis avait rendez-vous Place des Vosges avec Marc. Comme à son habitude, elle était en retard. Elle attrapa le jean et le débardeur de la veille, roulés en boule sur sa chaise. Marc ne supportait plus son manque de ponctualité et le stock d’excuses de la jeune femme s’amenuisait. Il devinait qu’elle mentait. Lorsqu’elle avait refusé ses propositions de vie commune, il n’avait pas compris. Il avait pris ses réticences pour des reculs sans fondement. Il n’avait pas tort mais prêtait de l’attention à Oxalis qui se refusait à le faire souffrir. A son âge, il était temps qu’elle songe à choisir l’homme de sa vie. Au moment de s’engager un doute survenait. Elle cherchait avant tout un équilibre dans sa vie. Les tournées, les soirées, changeait sa vie en capharnaüm. Marc  constituait son point de chute. Leur histoire pouvait stagner longtemps. Elle n’aurait bientôt plus l’âge des folies.

Marc n’entendait rien à la musique. Pour lui ne comptaient que la banque qui l’employait cinquante heures pas semaine, les chiffres et les cotations en bourse. Au paradis de la finance, le trader est roi. Ses neurones trouvaient une explication à tout, par des raisonnements alambiqués. Sans doute n’avait-il jamais connu ces instants  d’ivresse, où la vie semble guidée par le hasard. Bel homme, il raffolait des parfums de luxe. Oxalis avait exclu de s’enticher d’un homme aussi superficiel, mais elle avait cessé de se poser des questions pour avancer au gré de ses sentiments. Elle savait qu’un jour la nostalgie la rattraperait et qu’elle chercherait de nouveau un prince charmant qui lui murmurerait des mots de velours.

Elle aurait aimé être une actrice pour pouvoir agir comme dans les films, essayer ses tenues pour se sentir jolie mais n’en avait ni le cœur, ni le temps. Elle vida son sac à main sur son lit, y fourra son portefeuille d’un geste machinal. Elle enfourcha son scooter et disparut à toute vitesse du Quai Voltaire. Marc, toujours en avance, l’attendait sur la pelouse du square.

La Place des Vosges était passée à l’heure d’été. Des amoureux et des touristes s’y baladaient. Bertillon dépoussiérait son auvent avant d’ouvrir. Il était trop tôt pour une glace. Les jardiniers taillaient les buissons qui avaient poussé en travers du chemin et finissaient l’arrosage. Les gamins du centre aéré lançaient un jeu de piste au square. Oxalis laissa dériver son regard vers eux avec attendrissement. Leurs bouilles rougies par la chaleur à force de courir, leurs mains salies de terre pour avoir fouillé les massifs de plantes, ils ne se souciaient de rien. Ils se faisaient griffer par les épines mais persistaient à poursuivre les pigeons.

Un homme avait fait naître en elle le désir de devenir mère. Ce n’était pas Marc. Celui-là était parti en lui laissant l’âpreté de la défaite. Depuis, elle n’avait eu que des incertitudes et n’avait plus le loisir de se poser des questions. En voyant ces gosses à l’air épanoui, elle admirait leurs parents qui étaient parvenus à leur offrir la stabilité, alors que sa vie était l’arène du Colisée, où se déchaînaient les démons.

Marc la tira de ses pensées en l’entourant de ses bras. Elle se laissa bercer. Il aimait la philosophie. En ses moments de trouble, la chanteuse s’attendait à ce qu’il lui sorte une de ses phrases du genre à semer le doute, la panique, mais pas le réconfort. Dans ses heures perdues il ne songeait pas à devenir père. Il dévorait Nietzsche ou Platon, s’invitait à son Banquet ou flirtait avec Cratyle. Marc lançait alors des réflexions sur l’essence des choses ou sur son sujet de prédilection, l’art et son utilité pour la société. Il fouinait parmi les penseurs pour établir sa vérité, s’échinait en réfutations, en argumentation.

Il lui tint une fois de plus le même discours. Elle s’entendit dire que l’artiste ne produit rien, qu’il ne vend que de l’illusion. D’ordinaire, elle se taisait et changeait la tournure de la discussion. Ils avaient eu ce débat à mille reprises et rien d’enrichissant n’en sortait. Oxalis se sentait humiliée de n’avoir rien à répondre.

« Tu crois que tu apportes du bonheur aux gens. Mais, après le concert, ils retournent à leur train-train. Ils ont cru pendant une heure que leur vie irait mieux mais se retrouvent de nouveau le lendemain au bord du gouffre. » enchaîna Marc sans remarquer que le visage  d’Oxalis se décomposait au fur et à mesure qu’il prononçait ces mots.

Elle ne pouvait plus supporter de se terrer dans son silence, la veille de sa tournée. Trente dates aux quatre coins de la France, en passant par la Suisse et la Belgique. Des soirs d’Olympia, de Zénith, de festivals en perspective. D’interminables journées de route à rattraper le sommeil. Trois mois de concerts dont la plupart des dates étaient complètes. Elle avait d’autres soucis que la philosophie : Oxalis avait besoin d’être rassurée, mise en confiance. Son succès avait été tel, ces dernières années, qu’elle craignait plus que jamais de tomber de son piédestal.

Ce trader n’y comprenait rien. Une goutte d’eau prit forme dans l’esprit d’Oxalis, parcourut son corps. La bulle, fit étinceler ses yeux avant d’être crachée  à la figure de Marc :

_ Assez de tes phrases à rallonge, qui perdent leur sens en chemin ! Leur lourdeur m’écrase. Tu me saoules, sans déclencher d’ivresse. Tu m’attaques, Marc. Mon bouclier ne suffit plus à me protéger. Je redoute nos rendez-vous, je les déteste. Pourtant, ils me changent les idées. Si je n’étais pas ici avec toi, je traînerais dans mes toilettes. Le stress m’étrangle, m’arrache les cordes vocales, m’étripe, me saigne. Oui, je vends du rêve, de l’extase comme tu n’en as jamais connue !

Sans laisser à Marc la possibilité de protester, Oxalis tourna les talons et laissa son homme planté au milieu du square. En rentrant, calmée, elle le rappela mais n’eut que le répondeur pour interlocuteur. Oxalis raccrocha avec cette certitude. C’était le moment de mettre fin à cette histoire qui avait trop duré, le mal avait déjà été fait. Il n’y manquait qu’un point final. Depuis toujours, elle avait suivi ses impulsions. Jusque-là, Oxalis avait rarement eut tort. Pas d’enfants. Pas de compagnon fixe. Un appartement qui manquait d’agitation et qu’elle quittait à la moindre occasion. L’homme qu’elle attendait, elle le connaissait. Celui qui hantait ses nuits n’était pas un rêve inaccessible mais un être vivant, qui partageait certainement le lit d’une autre. Sa place était auprès de lui, certitude qui ne l’avait jamais quittée. Elle ne serait pas une de ces femmes de cinquante ans qui se retournent un matin sur leur passé, comprenant qu’elles ont loupé un virage et embrassé le mur. Elle chercherait Joël où qu’il soit et l’amènerait dans ses serres, par les mêmes moyens qui avaient  fonctionné auparavant.

Plus qu’une promesse, cette décision était un serment. Oxalis se jura de rattraper le bonheur perdu, même s’il fallait labourer la terre entière. Elle sonderait les recoins de la planète pour cet homme qui lui revenait de droit. Elle y consacrerait son temps libre s’il le fallait, mais les enfants de Joël se formeraient dans son ventre et non celui d’une autre.

            Cette tournée la rendait folle d’inquiétude. L’impatience lui torturait l’estomac. Elle rêvait de mains tendues vers elle, de cris du cœur, de son public dont la fidélité à son égard n’avait jamais failli. Elle l’aimait et lui aurait promis la lune. Quel plaisir, la chaleur de la musique qui les unissait, leurs voix qui se fondaient en une, les lumières qui caressaient leur peau. Au cours de ces moments, elle se sentait à sa place. Elle n’aurait pu imaginer d’échanger cette aventure. Du devant de la scène, elle sentait monter en elle une vague de consécration. Des soirées qu’elle n’oublierait jamais, gravées dans ses souvenirs, frappées du sceau du roi. Ces gens, avec leurs bras en l’air, ne ressemblaient pas aux autres. A chaque chanson, il fallait les séduire par des mots, des phrases. Reconquérir ce public sans cesse appelé ailleurs. Il ne se laissait apprivoiser qu’à force de patience et de sincérité. L’argent, les intérêts, comptaient pour zéro dans leur relation. L’air qu’ils respiraient, à l’abri dans les salles sombres, abondait de pureté. Ne les liait qu’un fil tissé par les années. Si Oxalis parvenait à faire chavirer son public, elle serait capable d’amener Joël dans ses filets. Il ne lui résisterait pas plus que les autres. Il était l’eau qui lui permettait de se ressourcer.

Oxalis se remémorait ses concerts avec délice. Elle n’avait jamais imaginé l’ivresse qu’ils lui procureraient, avant de monter sur scène dix ans auparavant. Aucune drogue ne remplaçait cette sensation, aucun alcool n’en donnait d’aperçu. C’était une histoire d’hommes, un compte à régler entre humains. Là était sa raison de vivre : palper la puissance des sommets, y recueillir le vent prêt à lui déchirer les ailes, lui résister. L’orgasme surgissait dans ce jardin d’Eden. Ils n’étaient pas deux mais des centaines, des milliers, à jouir au-delà des limites. 

Marc ne pouvait comprendre. Il ne l’avait toujours pas rappelée, retenu par son foutu sens de l’honneur. Quelle taille avait-il à côté de sa tournée, son refuge ? Un Lilliputien devant Gulliver. Une levure à observer au microscope. La jeune femme cherchait de l’inattendu, de l’émerveillement, voulait redevenir une fillette de six ans dans un monde dont elle ne discernait pas les défauts. La réalité ne la retiendrait pas au sol. Elle s’envolerait au pays des merveilles, entraînant le public auquel elle devait tout. Il ne la lâcherait pas. Oxalis tentait de s’en persuader alors que le stress multipliait ses assauts au cours d’une guerre sans merci. Elle élaborait des plans pour croiser la route de Joël au plus vite et provoquer ce hasard qui l’avait narguée. Le trac la dérangeait.

Sa tête devenait un poids sur ses épaules. Le Doliprane n’avait plus d’effet. Elle se traînait, s’accoudait à la fenêtre pour observer le ballet des voitures avant de se jeter sur son lit. Dormir, se vider le cerveau relevait de l’impossible. Oxalis absorbait ses tasses de thé et de café comme une éponge en comptant les heures qui la séparaient de la première. Les séances de répétition lui donnaient du répit. Elle partageait son trac avec ses musiciens. Ils avaient le don de la rassurer, mais ce n’était que de courte durée. Lorsqu’ils parvenaient à la faire rire, elle s’accrochait à leurs mots, à leur figure joviale, pour ne pas redescendre dans son trou. Oxalis se mettait dans des états terribles avant les concerts. Qui l’eût cru en la voyant à l’œuvre, apprivoisant le public avec tant de talent et de naturel ? Ses musiciens savaient sa fragilité.

« Oxalis, tu devrais venir dormir à la maison, ce n’est pas bon pour toi, la solitude maintenant » lui proposa Patrick, son batteur âgé d’une trentaine d’années. Ses yeux rappelaient une mer sans fond. Il avait loué un appartement le temps des répétitions, mais repartait dès qu’il en avait l’occasion dans sa Bretagne, auprès de sa famille. Entre eux, ils le surnommaient marin d’eau douce. Sa force et son calme rassuraient Oxalis.

« Non, je préfère rester seule. Marc viendra sans doute me voir quand il en aura terminé à la banque. Je dois nourrir Bubulle, j’ai encore oublié de m’occuper du poisson rouge ce matin. »

Marc ne viendrait pas. Elle goûterait au silence dans la pénombre de son salon, en écoutant ses vinyles de Simon and Garfunkel, passerait la nuit à aspirer chaque note, à fredonner et à boire. La gentillesse de Patrick la touchait, mais elle fuyait toute compagnie les veilles de concert. Les autres le savaient. Ils n’essayaient plus de la convaincre. Ils se contentaient de l’appeler depuis le tumulte d’un bar ou d’une boîte, pour s’assurer qu’elle était en vie. Ils ne s’étonnaient plus si Oxalis ne décrochait pas.

Ils achevèrent la dernière répétition à vingt-trois heures, dans un studio du nord de Paris. Oxalis et ses musiciens aimaient l’ambiance de ce quartier, pas trop propre. Les scooters qui filaient en trombe dans la nuit, les bourrés, les fêtards, les banlieusards en escale sur la capitale, étaient au rendez-vous. Ils se sentaient bien dans ces rues mal éclairées où seuls des épiciers Kabyles ouverts à toute heure et certains bistrots résistaient à leur invasion. En sortant du studio, Oxalis grimpa sur le Vespa rouge qui l’accompagnait depuis quelques années. Les autres entamèrent leur tournée des troquets.

La chanteuse roula sans s’arrêter. Elle empruntait des ruelles au hasard, se perdait dans des culs de sac. Sur les boulevards, elle restait au milieu de la route jusqu’à ce qu’un bolide la remette à sa place. Le vent lui faisait du bien. Enfin, elle trouvait le repos, ses pensées s’envolaient. Oxalis recouvrait sa liberté. Sentir l’air ébouriffer ses cheveux et la fraîcheur caresser sa figure était si bon ! Elle se laissait guider à la lueur de la pleine lune, en partance pour les étoiles. Le scooter se faisait doubler par les voitures qui arrivaient en trombe. Elle ne dépassait pas les cinquante kilomètres à l’heure et suivait les quais de Seine. La fatigue ne l’atteignait pas. Après un quart d’heure d’errance, sans raison, elle bifurqua et rattrapa le boulevard Voltaire puis rejoignit le Canal Saint Martin avant de se retrouver sous les fenêtres de Marc.

Il habitait le rez-de-chaussée d’un bâtiment de pierre, style meulière du début du XXème qui donnait sur le canal. Du pas de sa porte, il pouvait contempler le va-et-vient des péniches. Un bateau mouche amarré servait le dîner aux derniers passagers.

Oxalis jeta un œil par la fenêtre de Marc, sans prendre la peine de s’arrêter. Elle guetta sa silhouette longiligne et crut apercevoir une chevelure de femme. A moins que ce ne fût le reflet d’un rayon de lune contre la vitre ? Elle passa son chemin, malgré sa curiosité. Si elle coupait le moteur, le trac lui bondirait dessus, la peur reviendrait au galop. Le ronflement du Vespa la berçait, l’éloignait du danger.   

   Le scooter secoué de soubresauts, repartit. Cela suffit à tirer Oxalis de sa torpeur. Que faisait-elle ici ? A demi consciente, elle roulait à contresens. Elle secoua la tête pour remettre ses idées en place, ne comprenant pas ce qu’elle faisait là alors qu’elle aurait dû dormir depuis longtemps.

« Merde ! »

 Elle jeta un œil à sa montre avant de consulter sa jauge d’essence. L’aiguille était au plus bas, il n’y avait aucune station alentour. Le Vespa toussota puis refusa d’avancer un mètre de plus. Oxalis n’avait aucune envie de subir les remarques d’un chauffeur de taxi à cette heure et préféra pousser l’engin jusque chez elle. Avec la chance qu’elle avait, elle risquait encore de se le faire voler en le laissant là.

Le téléphone la tira de son sommeil. C’était une heure indécente pour se lever mais Oxalis ronflait toujours, d’un souffle régulier. Abi arrivait déjà à l’attaque. Il y avait bientôt sept ans que les deux femmes travaillaient ensemble, la chanteuse avait parfois du mal à s’habituer à ses excentricités. Mais elle aimait la façon qu’avait Abigaïl de prendre les choses en main : son attachée de presse était d’une efficacité redoutable. Abi était la seule qui parvienne à lui changer les idées les jours de première. Avec sa coiffure en pétard et ses cheveux couleur de braise, elle s’accordait rarement une minute de repos.

_Salut Miss ! Je suis en bas de chez toi. Je te connais trop bien pour savoir que tu ne veux voir personne et surtout pas moi. Mais tu vas ouvrir quand même. 

_Promets-moi que tu n’as aucune émission à me proposer. Pas de télé, pas d’interviews. »

_On verra ça demain. Ouvre, j’ai faim, gémit Abi. 

A peine Oxalis avait-elle entrebâillé la porte qu’Abi surgit tel un ouragan. Où puisait-elle tant d’énergie ? La chanteuse s’affala sur le lit qu’elle venait de quitter, en nuisette. Abi envoya un coup de pied dans une pile de vêtements qui traînait par terre. Elle se vautra à côté d’Oxalis en prenant un air coupable.

_Habille-toi, on va déjeuner. Regarde-moi dans quel état tu t’es mise ! Et même pas bourrée avec ça! Patrick a appelé. Tu dois être à 14heures au Zénith. Le mot de passe pour entrer, c’est tenir debout et marcher droit. 

Elles déjeunèrent dans un café vers la Villette. Oxalis dévora et termina l’assiette d’Abi.

_J’ai besoin d’énergie avant de monter sur scène. C’est un boulot de titan ! Toi, tu picores. Tu devrais faire du sport. »

_A côté de ton assiette de moules frites, de mon assiette de frites, des deux tiramisus que tu as engloutis, je ne fais pas le poids.

            Patrick lança sa baguette à Oxalis. Enfin, la répétition s’achevait. Pendant la séance, il avait observé la chanteuse. Sa splendeur coupait le souffle. Elle maîtrisait sa voix, le rythme, ses mouvements. La jeune femme n’atteignait la perfection que dans une salle noire de monde. Son corps se cabrait alors sous le feu des projecteurs, se dressait à l’appel de la nuit, se donnait à la vie. Le Zénith, sans son public, n’avait aucune consistance. Répéter à blanc c’était comme attendre qu’une coupe se remplisse de champagne.

Oxalis rattrapa la baguette d’un geste vif. D’ici trois heures, il y aurait en face d’elle plus de visages que ses yeux ne pourraient en compter. En transit sur la piste de décollage, elle s’assit au bord de la scène. Julien, son guitariste lui passa un bras autour du cou. Elle appuya en silence sa tête sur son épaule.

_A quoi penses-tu ? murmura-t-elle.

_A ma femme et ma fille. Elles viennent nous voir tout à l’heure. Elles souffrent de mon absence. J’ai peur qu’un jour elles ne la supportent plus. Aller à la scène, c’est pour moi comme trouver de l’or. C’est la corde qui me fait vibrer. »

_ Et toi, à quoi tu penses avant les premières ? 

_A lui. Il pourrait être assis là, sur le siège au bout du troisième rang où là, perdu dans la fosse. 

_Marc ? 

_Oh non. Marc c’était mon remède à l’addiction, le substitut qui jamais n’égalera la drogue. 

_Vous n’êtes plus ensemble ? 

_Je ne sais pas. Mais Joël, c’était autre chose. Il pourrait être ici, peut-être seul ou avec une femme et une fille. J’y pense avant chaque concert. Il aurait le même charme, me regarderait partagé entre la gêne et la fierté. Avec de sa part ce signe de vie, je serais comblée.

Julien l’embrassa. Il aimait, Oxalis, avec ses états d’âme et ses contradictions. Sa place d’ami, de confident parfois, lui convenait. Il restait à l’abri des fureurs et des passions.


Chapitre 2

Ce concert représentait pour les fans une soirée d’exception. Les chansons avaient été retravaillées, fondues, sculptées de nouveau pour provoquer l’étonnement. Patience et talent avaient été de mise, le fruit de leur travail serait soumis à un jugement sans compromis. Ne pas oublier les paroles d’un titre ni jouer une fausse note. Le moindre écart ne serait pas pardonné.

Le public leur demandait d’être irréprochables, de l’éblouir. Durant près de deux heures, il souhaitait s’évader pour découvrir d’autres planètes, décoller pour se souvenir de l’instant présent. Il voulait pleurer, rire, laisser s’échapper son trop-plein d’amour le temps d’une échappée aux frontières du réel. Il pourrait faire éclater ses fantasmes, évacuer son excitation.

Le groupe devait éliminer chaque défaut, être à la recherche de sons parfaits, de silences purs. Les cinq musiciens allaient enfin vivre la soirée à laquelle ils se préparaient avec acharnement tout en la redoutant. Lorsque le rideau se lèverait, ils seraient seuls face à la foule, accompagnés par ces milliers de paires de mains et autant de cris. Le Zénith serait à leurs pieds.

Oxalis ajusta sa tenue, souffla et franchit le seuil des coulisses. Son pantalon noir épousait les contours de sa taille. L’ampleur de la toile masquait la finesse de ses jambes. Des volants flottaient derrière elle, accrochés à une ceinture de tissu. Son débardeur blanc brillait à la lumière. Ses musiciens lui lancèrent un sourire d’encouragement. Les quatre n’en menaient pas plus large qu’elle. Un voile orange du sarouel d’Oxalis commençait à se découdre. Elle haussa les épaules, il était trop tard. Dans quelques secondes, la jeune chanteuse qui assurait la première partie, s’éclipserait.

Elle grimpa sur une enceinte, dissimulée par un tissu. L’émotion lui faisait pousser des ailes. Le public applaudit avec condescendance la chanteuse qui quittait la scène. Assise sur son enceinte, les pieds se balançant dans le vide, Oxalis dominait la salle en restant invisible. Elle trépignait dans l’attente de leur admiration, eux qui s’étaient fait beaux pour la voir, pour l’entendre et qui avaient joué des pieds et des mains pour se glisser aux premiers rangs.

Devant le Zénith, la queue avait pris forme toute l’après-midi. Les gens s’étaient occupés avec les moyens du bord pour tromper leur ennui, masquant leur impatience. Certains avaient joué aux cartes, d’autres s’étaient gavés de hamburgers. Les amateurs de skate ne s’étaient pas laissés déloger. Devant les grilles fermées par un cadenas et surveillées par deux vigiles, ils se frayaient un chemin parmi les fans d’Oxalis et les badauds.

Les admirateurs les plus ambitieux élaboraient des stratégies pour approcher la scène, d’autres arboraient des t-shirts vert pâle, couleur de leur idole. Une plante évoquant un trèfle sortait en relief sur fond bleu, encerclée par le « O » d’Oxalis. Ce signe fleurissait dans la foule, en signe d’appartenance à une même tribu. Pour certains, c’était leur premier concert. Ceux-là, surexcités, avaient attendu l’ouverture des grilles avec plus d’appréhension que les autres, curieux de découvrir l’agencement de la salle et des détails auxquels les habitués ne prêtaient plus attention. 

Les fans avaient redouté qu’Oxalis ne sache plus les surprendre. A quelques minutes du lever de rideau, ils ne le craignaient plus. Ils la connaissaient suffisamment pour ne pas la croire en panne d’inspiration. Leurs corps frémissaient déjà à la pensée du spectacle imminent.

Marc s’était préparé pour assister au concert comme toujours, bien qu’il ne sache plus quelle était sa place. Il n’avait pas l’impression d’aimer la même femme que ces gens. Il voulait tenter de trouver des réponses à ses doutes, pour mieux la comprendre. Il se sentait étranger dans cet univers dont elle était l’idole. Son admiration allait à Oxalis en tant qu’être humain, non en tant que chanteuse. Pour lui, son succès était dû à une succession d’opportunités. Elle avait gravi les échelons et risquait de les redescendre tout aussi subitement. Il avait l’impression d’être rejeté en écoutant ces chansons qui ne parlaient pas de lui mais d’autres hommes qui l’avaient précédé.

Sur scène, il croisait une Oxalis affranchie qui n’avait pas besoin de lui. Dans l’intimité, elle apparaissait plus fragile. Marc se perdait parmi ces facettes et ne savait plus qui elle était. Il n’applaudirait pas ce soir la star dont l’image s’étalait sur la couverture des magazines, ni même son amoureuse, incapable de discerner où en était leur histoire ni ce qu’elle représentait pour Oxalis. Il refusait d’être noyé dans la foule. Elle ne s’apercevrait pas de sa présence, trop occupée à envoyer à son public des mots pleins de sensibilité et à être plus honnête des inconnus qu’avec lui. 

Alors que les grilles s’étaient ouvertes, que l’agitation avait ébranlé la queue d’un mouvement, Marc s’était ravisé. Il n’écouterait pas Oxalis ce soir. Il préférait rentrer chez lui plutôt que d’assister à son dévoilement. Tandis que le rideau se levait, il sirotait une Heineken devant sa télévision. Aucune de ses expériences n’avait ressemblé à celle-là. Il avait tourné les talons avec la sensation qu’Oxalis le quittait cette fois pour de bon.

Les « Ola » se multipliaient en attendant un signe de la chanteuse. Par où allait-elle arriver ? Quelle serait sa première chanson ? Jouerait-elle d’un instrument ? Le public était prêt, aux aguets, à l’affût du moindre détail. Dans la fosse, presque sous la scène, s’échangeaient des regards. Un bruit, un mouvement à peine perceptible déchaînaient les vociférations du public.

Sur scène, à l’abri des regards, des dizaines d’intermittents s’activaient. Il restait des instruments à brancher, des éclairages à régler en dernière minute. Une erreur à traquer. Oxalis attendait, entrant peu à peu dans le corps de celle dont le public hurlait le prénom, s’appropriant le rôle dont elle avait revêtu la tenue. Elle avait envie de s’enfuir comme une jeune mariée sur le point de s’engager. Son cerveau allait exploser, tiraillé entre la jubilation d’être sur scène et la peur de ce public qui l’adorait. Ses démons multipliaient leurs assauts et laissaient triompher son anxiété dans ce cocktail d’émotions.

Le moment était prêt à être consommé, vécu. Moins d’une minute avant d’affronter le public. Oxalis ferma les yeux et se lança, debout sur la baffe, avec son premier couplet. Après un mouvement de recul, elle se jeta en avant. Quelques coups de batterie pour chauffer l’auditoire, une pluie de notes de guitare pour détendre l’atmosphère, un soupçon de clavier. La bourrasque d’applaudissements couvrait les basses. Ils descendirent de quelques tons et la lumière se braqua sur Oxalis que le public cherchait. Quand il la repéra, ce fut un ouragan de cris. Une clameur les portait comme une vague. Oxalis emprunta l’échelle qui rejoignait la scène.

La chanteuse avait dessiné elle-même son modèle de sarouel. Elle avait gardé les pieds nus. Ses chevilles étaient mises en valeur par des bracelets de perles et de fils tressés. Oxalis avait opté pour un débardeur crème dont les bretelles se croisaient dans le dos. Ses cheveux étaient lâchés sur ses épaules. Son maquillage était peu prononcé, à part ses paupières et le contour de ses yeux souligné par un trait de khôl.

Elle apparaissait, proche du public par sa beauté naturelle. Grâce au talent de sa maquilleuse, ses défauts devenaient des qualités. Elle lui avait peint avec une précision d’artiste un visage qui serait dévoré par des milliers d’yeux et que les fans s’arracheraient. Sous les jeux de lumière prenait vie une femme dont les signes de fatigue avaient été estompés et qui semblait nager dans un aquarium. Ce n’était pas sur son seul physique que s’était bâti son succès. Elle ne se contentait pas de chanter ses propres histoires mais celles de ceux qui la comprenaient. Ses peines étaient universelles.

Si l’on entrait dans le vif du sujet

Toi le sujet moi le chercheur si ça me plait

Si l’on pénétrait les entrailles de la vie

En chute libre, dans ce vide infini… 

 

Oxalis se rapprocha du rebord de la scène. Il lui semblait plonger dans une mer vivante. Les mains se tendaient vers elle. C’était à celui qui aurait le bras le plus long pour l’atteindre. Elle se tenait droite, affrontant l’irréel. Elle balaya la fosse du regard, s’attarda sur le troisième rang de sièges mais n’y vit que des inconnus. Nulle part le visage de Joël, ni même celui d’un autre qui lui ressemblerait. Elle ne distinguait pas les têtes ni les expressions qui se perdaient dans la marée. Si son homme avait été là, le cœur proche du sien, à battre au même rythme et sur le même tempo, Oxalis l’aurait senti comme un poignard qui lui aurait remué les entrailles.

Il lui fallait tenir, ne pas éclater en sanglots sous la pression. Des souvenirs lui revenaient en mémoire. Chanter sur ces hommes qui s’étaient appliqués à la détruire constituait une épreuve. A chaque couplet, elle leur envoyait un coup de poing en plein ventre. Elle se battait avec ses armes. Le goût du sel de ses yeux ne s’était jamais effacé Oxalis luttait contre son inconscient où ses chagrins étaient refoulés.

Joël était le seul à avoir surpassé les autres. Il l’avait quittée aussi soudainement qu’il s’était pris dans ses filets, devenant le modèle auquel elle comparait les hommes. Elle se disait qu’un jour, cet homme qui vivait quelque part, l’admirerait pour son travail puis se rendrait compte qu’il n’avait jamais cessé de l’aimer. Elle s’accrochait à l’espoir de retrouver le prince charmant qu’elle avait connu.

Elle s’affranchissait de son emprise, ouvrait les menottes qui lui liaient les poignets en chantant sa liberté avec la foi d’une esclave. C’était face à elle-même qu’elle devait se battre. Un psychologue n’aurait pas compris la ténacité avec laquelle elle s’accrochait à la pensée de retrouver celui qu’elle avait élevé au rang d’Apollon.

Avant les concerts Oxalis ressentait le besoin d’être seule pour dompter ses cicatrices. Elle accentuait la frontière entre les coulisses et la scène, passant d’un état de profonde solitude à l’extase qui la submergeait au contact du public. Se noyait dans ses souvenirs pour affronter le présent. En franchissant les coulisses, elle oubliait tout. Lavée de toute influence, elle tournoyait, transpirait sous les regards conquis.

Où que Joël soit, il était en elle. Elle aimait les peintures de Van Gogh parce qu’il les avait admirées, conduisait en trombe comme il en avait l’habitude. Elle ne s’était passionnée que pour lui. Elle s’était empiffrée de sucreries, assise au fond de sa pâtisserie tandis qu’il terminait sa journée. Il cuisinait tartes et gâteaux sans relâche, rêvant du jour où il quitterait son poste d’apprenti. A vingt-cinq ans, il économisait pour ouvrir sa boutique. Elle lui promettait de l’aider, de tenir la caisse, de servir les clients. La chanson l’avait rattrapée. Le succès, les applaudissements l’avaient emportée. Ils s’étaient éloignés.

La chanteuse lança un clin d’œil à son guitariste, s’échappa d’un bond vers le fond de la scène, invisible au public à qui elle manquait déjà. Elle revint en virevoltant, se laissant aller sur les envols d’un violon.

…Puisque

De corps et d’esprit,

On se connaît

De corps et d’esprit,

Tu es parti

De corps et d’esprit,

Te revoilà nu devant moi aujourd’hui.

 

Les spots éclatèrent de leur puissance pour balayer le public. Des reflets de bleu mêlés de jaune étincelaient. Les projecteurs tournaient, les entraînant dans leur course. A perte de vue des sourires, une béatitude se lisaient. Ils étaient venus de toute la France pour la voir dans l’espoir d’un signe. Le stoïcisme de la chanteuse la rendait inhumaine. Elle était à portée de main et impalpable. Elle les ensorcelait en ne laissant jamais le trouble l’envahir. Elle continuait de chanter avec fluidité, ne butait sur aucun mot, n’écorchait aucune phrase.

 

On se connaît

De corps et d’esprit

Tu es parti

De corps et d’esprit

Te revoilà nu devant moi aujourd’hui.

 

Oxalis se déshabillait devant ses fans. Elle ôtait son maquillage, effeuillait ses peurs et touchait ses faiblesses du doigt. Le public croyait alors connaître tous ses secrets mais ne la saisissait jamais. Comme le papillon Oxalis volait de fleur en fleur et évitait tous les filets.

La foule jubilait. D’énormes tournesols campés sur des tiges en plastique vert emplissaient une partie de la scène. La chanteuse en balançait à la foule en guise de salutations. Des banderoles tenues à bout de bras émergeaient. Le « O » d’Oxalis y surgissait comme une couronne. Certains formaient des cœurs avec leurs mains, d’autres lui envoyaient des baisers.

Ces baisers, elle se voyait les offrir à Joël le soir de leur rencontre. Ils avaient fait connaissance durant cette soirée d’été. Ni l’un ni l’autre ne l’avaient prévu. L’idée de faire souffrir les hommes enchantait assez Oxalis. Sa jeunesse, lui permettait de croquer la vie. Elle n’avait pas encore expérimenté la douleur qu’ils pouvaient lui faire subir. Ce virage soudain lui avait donné foi dans le hasard. Oxalis transformait les obstacles en opportunités. Sans cette ferveur qu’elle plaçait en l’inconnu, son chemin ne l’aurait pas conduite là où l’échec est si cuisant que seul la mort lui succède. Dans une relation plate et sans avenir, vouée à s’embourber dans la routine.

Étrange futur qui l’avait bousculée alors qu’elle croyait en la permanence de l’état des choses. Oxalis pouvait reconstituer les moindres détails de leur jardin bien qu’elle n’y soit jamais retournée. Un endroit irréel perdu parmi les arbres de Fontainebleau, à l’ombre d’un château. Elle n’aurait plus le courage d’en franchir les portes. Ils en avaient fait leur domaine pour une nuit. Une pelouse invitait à d’autres jeux qu’une partie de football dans le noir. Dans la salle des fêtes la musique battait son plein. Ils avaient préféré s’éloigner. La pénombre en ce lieu encourageait à se départir des limites que l’on s’impose. La forêt les appelait dans son univers de silence. L’air y était tiède, instaurant une atmosphère emplie de mystères.

Percer les secrets de cet endroit revenait à dépasser ses propres préjugés, chercher des réponses à des questions que l’on n’avait jamais osé se poser. Oxalis ressentait aussi sur scène cette nécessité de mettre au jour ses fantasmes. Vivre dépouillée de son maquillage avec cette animalité enfin assumée, maintes fois réprimée sous des regards détournés et des esprits enchaînés à la morale.

De la même manière qu’elle succombait aux attraits de la scène, Oxalis n’avait pu que s’incliner devant Joël. Elle avait faibli devant sa raison qui lui commandait de résister, puisqu’il n’est de douleur plus poignante que la passion. Devant les yeux de cet homme, sous le poids de son sourire, elle n’avait qu’à se plier aux ordres dictés par ses pulsions. Pendant les concerts, Oxalis recherchait cette excitation, en proie aux égarements de sa raison. Tout semblait permis dans les bras du public comme entre ceux de Joël. Les actions ne prêtaient plus à conséquence. Le reste n’existait pas. Oxalis et Joël, Oxalis et son public, étaient deux corps livrés à eux-mêmes, un soir d’été.

Joël portait dans ses yeux en amande une lueur qui ne faiblissait jamais. Plonger son regard dans le sien troublait les sens, l’inciter à détourner son regard procurait un sentiment de victoire. De taille moyenne, plutôt timide, le charme qu’il dégageait jaillissait de chaque cellule de son corps.

Oxalis s’en était emparée pendant quelques heures en ignorant qu’il ferait d’elle sa prisonnière. Ses chansons lui étaient dédiées. Elle lui devait l’inspiration et le talent. Ses vers, ses rimes, la force de continuer, elle les puisait en se rappelant ses caresses et ses gestes. La chanteuse était devenue un totem, dressé en l’honneur de Joël et qui s’agitait sur scène dans le seul espoir d’attirer son attention. Malgré cette foule qui criait son nom et son emploi du temps  surchargé, Oxalis n’attendait qu’une voix, qu’un soupir contre son oreille.

« Bonjour, lança la chanteuse aux auditeurs qui s’étaient tus dès qu’elle avait ouvert la bouche. Certains d’entre vous ont réservé leur place pour ce concert avant que nous n’ayons commencé à le répéter. Nous comptons ne pas vous décevoir. »

Elle présenta brièvement ses musiciens. Ils avaient mélangé les styles, alterné les ambiances pour déboussoler le public. Oxalis jouait avec ses chansons, proposait des musiques en modifiant parfois les paroles. Elle débordait d’énergie. Les spectateurs se laissait conduire au gré de ses envies, en réclamant toujours plus. Ils s’offraient et elle les caressait comme un seul homme. Le public se donnait sans un mouvement de résistance. Elle lui accorda quelques minutes de pause en entonnant des chansons plus introspectives.

Elle le rassurait comme elle se rassurait elle-même. Elle aimait lire sur leurs visages les expressions égarées causées par une pensée refoulée. La chanteuse murmurait que l’important n’est pas ce qui détruit, ni la rupture ou le manque, mais ce en quoi l’on croit. La première leçon de survie est de prendre soin des souvenirs que personne ne peut voler ni salir. Les fans écoutaient avec avidité chaque syllabe qui émanait de sa bouche comme s’ils espéraient trouver une solution à leurs problèmes ou une amie qui les comprenne.

Un lien s’était tissé entre Oxalis et ses admirateurs. La chanteuse était moins timide, eux plus disciplinés. Oxalis emplissait son esprit d’images jusqu’à ce qu’il déborde. Les fans lui renvoyaient le reflet d’une femme admirable. Ils lui donnaient sa fierté. Une princesse aux pouvoirs ensorcelants, à l’aura irrésistible. Elle devenait la gardienne de leurs songes. C’était eux qui lui permettaient de continuer à croire que tout pouvait survenir.

Les ovations ne cessaient pas. Les étincelles dans les yeux du public lui rappelaient celles qui brillaient au fond des yeux de Joël lorsqu’il la regardait feindre de dormir. Il ne quittait jamais sa chambre d’étudiante sans avoir caressé sa silhouette allongée. Tant d’amour était inhumain. Oxalis connaissait les mêmes joies, les mêmes soucis que son public hormis ceux d’argent. Sa voix avait beau être moins travaillée que celles d’autres artistes, son honnêteté la plaçait au dessus d’eux. Elle jetait ses tripes sur la table.

Dans une ambiance de techno parade, Oxalis entonna un morceau qui datait de ses débuts et que peu connaissaient. Elle n’avait pas eu l’occasion de le chanter sur scène depuis ses premières armes.

Plus de réseau Internet sur la planète

On perd la tête

On est seul, on gueule,

Devant nos yeux dansent les glaïeuls.

La fin d’un monde, on tombe,

Dans l’ombre de nos écrans

La fin d’un monde, on sombre

Ces mensonges étaient illusoires…

Oxalis, montée sur une caisse, tapait des poings par terre. Elle roulait sur la scène, s’agrippait aux fils qui tapissaient le sol. La chanteuse les tenait entre ses mains comme des trésors signant sa renaissance. Du premier rang s’éleva un cri strident à vriller les tympans. Elle offrait son dynamisme, ses dernières forces, mais ne dévoilait pas le secret de son mystère, manipulait sans laisser deviner ses limites.

La scène s’ouvrit sous le poids d’Oxalis. La chanteuse passa au travers et le public lança un murmure de stupéfaction. Elle avait disparu. A sa place s’étalait un trou donnant l’impression que la scène s’était écroulée. La voix d’Oxalis continuait de vibrer en sous-sol.

Elle réapparut par les coulisses en prononçant les dernières paroles. Elle ne changerait pas le monde. Pendant quelques secondes elle se recueillit sa tête sur les genoux puis repartit de plus belle. Oxalis courait autour de la scène, agitait les bras comme pour inviter le public à l’accompagner. Son guitariste la suivait en pinçant les cordes de son instrument. Ils se comprenaient d’un geste, d’un sourire du coin des lèvres. Ils s’encourageaient du regard, portés par le public qui leur donnait une énergie nouvelle. Entre deux morceaux, il leur arrivait de se murmurer des phrases qui, hors contexte, auraient pu être des déclarations. Au cours de ces moments privilégiés, leur relation était presque charnelle. Traverser ensemble cet océan humain les liait.

La chanteuse s’approcha de son batteur :

– Comment on fait s’il n’y a pas de rappel ?

– Ma chérie, continue et ça ne risque pas d’arriver !

– Tu crois ?

­– Ils sont captivés par toi. Nous jouons juste et il y a dix ans qu’ils sont au rendez-vous. Prend ça comme une garantie. Ce n’est pas maintenant qu’ils nous abandonneront.

En l’espace d’une soirée, ils recréaient une relation irréelle entre les dominés et leur dominatrice, qui les envoûtait. Elle leur parlait comme à des amis de longue date. La discussion devenait confidence. Ils partageaient un secret collectif que les fans se garderaient de révéler. Oxalis refoulait ses larmes tant l’émotion était forte. Il importait peu que ses histoires soient imaginées ou enjolivées, elles appartenaient toutes à quelqu’un. Les chansons d’Oxalis lui étaient inspirées par leur vécu et comblaient leur solitude. Ses créations lui étaient dictées par ses pulsions, par l’émulation du public. Leurs blessures les rassemblaient. Oxalis savait que, sans son public, ses chansons resteraient des boules de papier froissées au fond d’un tiroir

Les lumières faiblirent tandis que les cris embrasaient la foule. « Pas maintenant, pas encore » se disaient intérieurement les spectateurs. « Une autre, une autre », hurlaient-ils. en frappant dans leurs mains. « Une autre, une autre ! » clamaient-ils dans le noir. Cette nuit leur appartenait. Qui les bercerait lorsque la voix d’Oxalis s’éteindrait et que le silence prendrait le pas sur la musique ? L’atterrissage était trop violent. Ils ne pouvaient se quitter sans un mot. Nul DVD ne saurait traduire l’ambiance de ce concert. Quelle surprise leur réservait leur chanteuse ?

Oxalis revint, portant un jean large et un débardeur. Au diable la frontière qui la séparait de la foule. Elle voulait se fondre dans leur nombre. Elle s’assit sur le bord de la scène ainsi que ses musiciens.

Les mains touchèrent son cou, coururent sur ses bras. Des doigts anonymes lui tendirent des bouquets de fleurs. Des voix perdues parmi la foule lui disaient que c’était trop court et promettaient de revenir. Oxalis échangea deux mots avec Patrick et Julien qui l’avaient rejointe tandis que leurs deux acolytes entamaient une valse sur scène.

Alors que les auditeurs commençaient à désespérer d’entendre de nouveau la voix d’Oxalis, la musique repartit. Le piano répondait à la guitare et la batterie, qui se disputaient la pôle position de ce morceau. Parfois la corde jouait seule puis Patrick la délogeait d’un coup de baguette et leur combat reprenait. Oxalis entonna un ultime refrain, presque obligée de crier pour couvrir le son des instruments. Elle avait réussi son pari, emprisonner ses fans dans une transe, la plus douce des drogues. 

La chanteuse se sentait toujours aussi seule. Joël n’était pas venu. Elle n’avait nul besoin de croiser chaque spectateur pour le savoir. Il lui faudrait le chercher ailleurs, commencer sa quête à la case départ. Joël demeurait sourd à ses appels. Il n’avait aucune pitié face aux cris qu’elle lançait depuis des années ni devant les rimes qu’elle cherchait pour lui. Que pouvait-elle imaginer pour l’étonner, éveiller ses souvenirs ? Etait-ce bien cet homme qui lui murmurait qu’elle était la plus belle, le même qui la transformait en reine sous la chaleur de ses draps ? Alors que chaque minute de sa vie était dédiée à cet amour disparu, elle se demandait si elle était encore capable de se l’approprier.


Chapitre 3

            Oxalis revivait ses concerts la tête dans les nuages. Elle répugnait à se lever le matin pour en rêver encore. Chaque soir, la folie recommençait. C’était sa drogue. Les applaudissements, les cris d’amours lui prouvaient la reconnaissance des fans. Elle lisait et relisait le courrier de ses fans avec avidité, lâchant échapper une larme devant la détresse de ceux qui plaçaient en elle tant d’espoir. L’amour d’un homme n’était rien en comparaison d’un tel dévouement.

            Lorsqu’elle rejoignait son appartement épuisée, elle avait de plus en plus de mal à trouver le sommeil. Le son des instruments résonnait encore dans sa tête et avec lui les voix des fans refusant de partir. Mille image gravitaient dans son esprit. Celle de la foule déchainée, de ses musiciens ébahis devant le succès et pourtant gênés, car ce n’était pas eux que les spectateurs venaient voir. Que ce soient eux ou d’autres, ils seraient au rendez-vous. Ils ne venaient pas entendre leurs guitares vibrer ni la note du piano s’éterniser en fin de portée. Le public ne venait que pour Oxalis, pour sa voix emplie de chaleur, pour l’univers qu’elle avait su recréer pour eux. Sans elle tout s’écroulait, elle était le pilier fondateur de l’affaire. Ses musiciens la suivaient pourtant, sans jamais éprouver  de jalousie, se confortant dans leur place à l’ombre.

            Puis ses pensées dérivaient vers Joël, invariablement. Les chiffres digitaux du radioréveil clignotaient au plafond, l’heure avançait, l'aube succédait à la nuit et elle ne dormait toujours pas. L’œil fermé mais le cerveau en ébullition, Oxalis songeait à cet homme auquel elle dédiait chacun de ses mots et qui la faisait se tordre de douleur par son absence. Elle se sentait si bien, à se remémorer leurs baisers, leurs sourires, leurs étreintes. Immanquablement, le fil de ses pensées déviait sur Marc et son égoïsme, sa rationalité. Il ne supportait pas son succès. Il ne lui apportait rien si ce n’est de la confiance en elle. Face à un homme si peu créatif, si sérieux, elle ne pouvait qu’éprouver de la pitié. Pourtant il la faisait douter sans cesse. C’était elle qui était anormale, pas foutue de se ranger dans une case, de rester sagement à sa place en laissant glisser les années sur elle. Elle n’était pas capable d’arrêter de se rebeller, de se tenir tranquille comme sa famille l’attendait d’elle. Il lui fallait courir pour ne pas se laisser bouffer, trouver un but, une fin avant d’en avoir terminé avec la vie.

            Elle devait retrouver Joël. Enfin elle se tiendrait à carreau, elle se tairait et mourrait en silence. Elle n’aurait plus de raison de chanter, plus rien à faire de son temps en somme. Elle s’abrutirait dans une routine qui enfin lui conviendrait. On ne verrait plus de photo d’elle droguée à la une des magazines, sortant d’une de ces soirées ou sa tristesse pouvait éclater sans retenue, avec celle d’autres célébrités pas bien mieux loties qu’elle.

Tous les soirs la même promesse de lendemains meilleurs, l’espoir de se réveiller près d’un homme qui serait sa moitié. Mais chaque nuit la réalité se montrait différente. Le sommeil la fuyait et chaque lendemain en témoignait. Les cernes sous ces yeux formaient des poches grises puis qui virèrent au noir. Les somnifères lui donnaient l’illusion de s’en sortir. Lorsqu’elle en prenait, les mauvaises pensées comme les bonnes s’enfuyaient, un trou noir, un néant les remplaçait. Oxalis en oubliait ce qu’elle avait vécu la veille, ne vivait que dans l’attente du concert suivant.

            Elle n’avait pas revu Marc depuis leur dispute, ni après le premier concert, ni après les suivants. Pas un appel, silence radio. Seulement un mot dans sa boîte au lettres, rédigé dans la précipitation, pour lui avouer qu’il ne l’avait pas vue sur scène. Elle n’en avait même pas été attristée, le billet avait rejoint la corbeille papier et trainait parmi les emballages de céréales et de jus de fruits. D’ailleurs pas une fois elle n’avait songé à Marc durant le spectacle. Sa seule préoccupation était de savoir si Joël regardait, si Joël était assis à quelques mètres d’elle, si elle le trouverait dans sa loge quelques heures plus tard.

            Elle ne pensait d’ailleurs à Marc que pour accumuler les reproches à son égard. Attentionné mais individualiste, gentil mais dépourvu d’originalité. Après chaque qualité que la chanteuse pouvait lui attribuer, elle ajoutait un défaut. Il s’en était allé tenter sa chance ailleurs, c’était sûrement ce qu’il avait de mieux à faire. S’il avait su en l’embrassant la première fois qu’elle était chanteuse, il s’en serait sûrement tenu là et aurait regretté son geste. Ils n’avaient rien d’autre en commun que leur solitude.

            Sur son billet, Marc avait laissé des mots bêtes, d’une banalité à faire rire. « J’espère que tu trouveras mieux ailleurs », lui avait-il écrit, ne sachant sans doute comment couper court à ces quelques phrases qui avaient déjà trop duré. Elle n’en avait même pas ressenti de pincement au cœur. Leur aventure avait été plate du début à la fin, même le récit de leur rencontre avait fait rire ses copines.

            Ils s’étaient croisés deux ou trois dans un bar en bas de chez lui. Il y descendait régulièrement en début d’après-midi pour prendre un café. Toujours  un expresso, avec le chocolat posé à droite de la tasse. Il s’accoudait au bar et rendait à chaque fois à la serveuse le morceau de sucre posé du côté gauche. Il sortait une boite de Canderel de son sac et en laissait échapper deux doses d’édulcorant. Oxalis enregistrait son album dans les environs. Chaque début d’après-midi, elle venait dévorer une assiette de frites ou avaler un sandwich sur le pouce. C’était avant que son coach sportif ne la reprenne en main, passé son congé de maternité. Elle s’était sentie vexée quand il lui avait proposé de l’édulcorant pour son café. Tout était parti de là, les embrassades, les diners au restaurant, les soirées chez lui où elle s’endormait devant la télé en attendant qu’il boucle ses dossiers. La routine était à la base de leur histoire, elle avait assez duré.

            Oxalis n’avait pas pris la peine de répondre au billet de Marc. Elle lui écrirait des chansons, comme aux autres, à qui elle n’avait pas su dire les choses importantes en face. Il aurait alors une bonne raison de l’écouter, pour l’entendre parler de lui à des inconnus. Il se moquerait de sa manière de fuir la confrontation, de craindre les reproches de l’autre et sa méchanceté. Il remplacerait Joël comme source d’inspiration lorsqu’elle aurait dit tout ce qui lui tenaillait le cœur.

            Leur histoire était finie et Oxalis n’avait aucune envie d’écrire. Pas la moindre inspiration alors que ces pensées volaient à cent à l’heure et qu’elle se tournait et se retournait dans son lit sans succès. Après avoir lutté des heures, la chanteuse finissait par aller chercher ce somnifère qui abrégeait ses souffrances. A bout de force, ne pouvant trouver autrement le repos, elle l’avalait le cachet dans un soupir de soulagement, attendant le trou noir comme une drogue. Elle dormait jusqu’à ce qu’on vienne la chercher pour se rendre dans la ville suivante et le ballet recommençait. Découvrir la salle, prendre ses marques, répéter, se maquiller et chanter. Elle attendait ce moment comme une libération.

            Elle retournait ensuite dans son hôtel avec la sensation de porter sur son dos un poids deux fois plus lourd, une fatigue qui n’en finissait pas de s’accumuler dans son sac. Chaque nuit elle avait l’impression de devoir traverser un tunnel deux fois plu long pour s’endormir. Elle avait beaucoup maigri, Abigaïl ne lui dispensait plus de discours moralisateurs sur son alimentation déséquilibrée et son coach ne la forçait plus à courir chaque jour. L’attachée de presse et Morgane, son professeur de sport, lui recrutèrent un psychologue. Ce fut une torture de plus dans ces journées chargées. Oxalis refusait de lui adresser la parole et il n’insista pas longtemps. Les rendez-vous précipités organisés dans la voiture, pendant les kilomètres qui les séparaient de l’étape suivante, avaient peu de chance d’être efficaces.

            Un après-midi, ils arrivèrent à Lyon. Oxalis n’en avait toujours vu que la salle de spectacle, ne prenant jamais le temps de se balader en ville. Ils étaient en avance, toute l’équipe était partie de bonne heure. Ils devaient avoir un jour de repos ici. On était en septembre. Après un été épuisant à courir de festival en festival, ils avaient décidé de ralentir le rythme pour la tournée des salles de province. Oxalis dormait mieux. David et Patrick, deux des musiciens, se relayaient pour l’accompagner et l’aider à reprendre le dessus. Le psychologue avait démissionné depuis un mois. La chanteuse n’avait pas eu de relation avec un homme depuis sa rupture avec Marc, elle préférait éviter les inconnus du sexe opposé. Si elle s’attendait toujours à apercevoir Joël un soir, elle ne montrait plus son trouble et sa déception. Elle faisait un effort pour se montrer plus joviale et s’intéresser aux autres. Toute la troupe se promena dans Lyon, ils se posèrent à une terrasse de café pour boire un verre. Oxalis ne pouvait plus commander un expresso sans que le visage de Marc lui revienne en mémoire. Ca la mettait de mauvaise humeur pour la journée. Elle préféra demander une bière, sous le regard désapprobateur d’Abigaïl qui but un Coca light.

            Dans ce moment de détente, ils étaient enfin redevenus une bande de copain et n’en étaient plus à discuter des derniers réglages de la lumière et du son. Les salles étaient toujours  pleines, mais ils n’étaient pas habitués à des tournées aussi longues. Leurs familles et leurs amis proches leurs manquaient à tous, même s’ils ne le montraient pas. Ils suffisait que l’un d’entre eux craque pour que les autres laissent éclater leur fatigue. La serveuse revint avec les commandes et leur demanda des autographes. Elle se précipita sur Oxalis et fit ensuite un tour de table, plus par politesse que par envie. Elle revint avec une deuxième tournée de consommation offertes. Abigaïl plissa le nez comme à son habitude lorsqu’elle était contrariée. Après avoir fait reconfirmer à la jeune fille que c’était bien du Coca light, elle engloutit son verre d’un trait. Elle s’employa ensuite à convaincre l’assemblée qu’elle n’aimait pas le Coca normal qui lui donnait des aigreurs d’estomac. Tout le monde savait bien qu’elle suivait un régime, depuis que son mari lui avait acheté une jupe taille 38 et qu’elle avait dû lui avouer qu’elle ne rentrait plus dedans.

« Dis donc, lui lança Patrick, tu devrais aussi mettre ton ours à la diète. C’est un peu facile de souffrir pour lui alors qu’il enchaine les soirées pizza ! »

« Il dit encore que c’est de ma faute, je ne suis pas là pour lui préparer à manger. Ce n’est plus un ours mais un impotent à ce niveau. »

            En réalité, Abigaïl passait le plus de temps possible avec eux justement pour ne pas rentrer. Oxalis avait trouvé un échappatoire, elle s’occupait des histoires de couple de son attachée de presse. Elle évitait de se poser trop de questions sur son propre compte. Tandis qu’ils discutaient, la chanteuse attardait son regard sur les passants et les boutiques alentours. Un jolie robe bleue était exposée dans la vitrine d’en face. Elle se leva pour aller jeter un œil et stoppa net. De l’autre côté de la rue, l’enseigne d’une boulangerie indiquait : « Chez Joël ». A côté d’un prénom était dessinée une forme aux contours arrondis, rappelant une fleur. Oxalis s’agrippa machinalement au poignet d’Abigaïl. Elle y planta ses ongles trop profondément, ce qui fit crier la jeune femme.

« Hey fais attention ! Je suis ton attachée de presse, pas ton souffre-douleur ! »

La chanteuse lui désigna discrètement l’enseigne.

Abigaïl soupira : « Tu rêves, murmura-t-elle pour que les autres ne l’entendent pas. Arrête de te faire du mal. Regarde plutôt le mec sur le banc là-bas, juste bronzé comme il faut !»

« Abigaïl vient avec moi, on passe juste devant et on tend le cou pour voir s’il est dedans. Ou plutôt vas-y pour moi, je veux pas savoir. Imagine qu’il soit ridé, avec des cheveux blancs, ou qu’il ait pris quarante kilos. »

            Les garçons furent rapidement intrigués par leurs mimiques et leurs regards en coin. « On peut participer à la discussion ou c’est encore des trucs de fille ? »

« Trucs de fille », grommela Abigaïl en forçant d’une pression du bras Oxalis à se rasseoir. Celle-ci se tint tranquille mais ne quitta pas des yeux la pâtisserie. Derrière la vitrine, il s’agitait peut-être, servant des petits-fours qu’il avait fait lui-même. Elle lança un œil suppliant à Abigaïl qui ne put résister longtemps. Depuis le temps qu’elle entendait parler de Joël, la curiosité commençait à la gagner.

« Je vais acheter des macarons », lança-t-elle en décochant un coup de pied sous la table à Oxalis, qui sursauta. 

            Elle traversa la rue en courant, retenant sa jupe pour ne pas que le vent la soulève. Elle arrangea ses cheveux d’un geste de la main. Si l’homme était aussi beau qu’Oxalis le décrivait, elle n’était pas présentable. Mais beau ne correspondait pas forcément à l’idée qu’elle se faisait d’un pâtissier, ce qui fit redoubler son impatience. Elle savait que derrière elle, la chanteuse ne manquait pas une miette du spectacle. Abigaïl fut vite déçue et sortit de la boutique aussi vite qu’elle y était entrée. Une femme mince comme une aiguille, engoncée dans son tablier, servait les pâtisseries. Il y avait une autre pièce, mais on ne pouvait voir ce qui s’y passait. La serveuse haussa les épaules d’un air désappointé lorsque l’attachée de presse repartit sans avoir rien acheté.

            Elle retraversa la rue sans regarder, un autobus pilla. Le chauffeur fit un geste de mécontentement. Oxalis pria pour qu’Abigaïl ne le voie pas, elle était capable de monter dans le véhicule pour faire la leçon au chauffeur.

« Alors ? » lança la chanteuse surprise de sa rapidité.

« Alors rien, c’est une femme » répondit Abigaïl.

            Les garçons ne comprenaient rien à leur cinéma, ils ne posèrent pas de questions mais remarquèrent tout de même que la jeune fille revenait les mains vides.

« J’avais oublié mon régime, justifia cette dernière. Un macaron c’est cent-vingt calories, soit juste ce que je dois éviter de prendre aujourd’hui. Pour résister à toutes ces vitrines, toutes ces bonnes choses, il faut croyez-moi ou non une sacré dose de courage. », ajouta-t-elle.

Les musiciens n’étaient pas convaincus mais n’insistèrent pas.

            Oxalis s’était tue, perdue dans ses pensées. Les yeux dans le vague, elle scrutait le vide. Son regard glissait sur l’enseigne. Elle allait chercher, même s’il fallait remuer la terre entière. Si jamais il était dans l’arrière-boutique, au milieu des crèmes et des pâtes, il viendrait la voir. Elle n’avait qu’à attendre pour être fixée. Demain soir serait peut-être un tournant, dans sa carrière et dans sa vie. Abigaïl lui caressait la main en douceur sous la table, pour calmer son stress. Le cœur de la chanteuse battait à toute vitesse. Ses doigts tremblaient, son attachée de presse ressentait chacun de ses frissons.

            Ils partirent et descendirent vers la place Bellecour. Oxalis jeta un dernier coup d’œil en arrière et réprima son envie d’entrer elle-même dans la boutique. Elle allait crier le prénom de Joël mais se ravisa. Elle devait être forte, ne pas montrer sa dépendance. Il reviendrait par lui-même et pas par pitié ou dépit. Elle ne voulait plus de ces heures passées à se demander s’il en voyait une autre, s’il pensait à elle ou s’il la délaissait. Ne plus jamais passer des heures dans l’attente de ses coups de fils. Il ramperait à genoux, cette fois c’est lui qui aurait peur de la perdre. Son cœur ralentit sa cadence, elle se calma. Elle inspira longuement en marchant, s’efforça d’avancer à pas réguliers pour cacher sa gène.

            Elle ne regardait pas les vitrines, demeurait imperméable aux clins d’œil des mannequins, qui tentaient de l’attirer vers des vêtements hors de prix. Abigaïl se laissait distraire et ne veillait plus sur Oxalis. Elle était sensible aux chaussures à talons hauts brillant dans les vitrines, aux  sacs assortis au cuir des escarpins. L’attachée de presse entrait dans toutes les boutiques de luxe, Oxalis l’attendait devant. L’éclat des perles Swarovski, l’ivresse des parfums Chanel ne pouvaient égaler ceux provoqués par la simple pensée de Joël. Dans le reflet des vitrines, c’était son visage qu’elle voyait et qui la poursuivait. Abigaïl l’entraina dans les cabines pour lui montrer ses trouvailles. Oxalis lui offrit le débardeur dont elle rêvait depuis cinq minutes à peine. Elle n’avait pas la paix pour autant, son attachée de presse semblait avoir mille raisons de refaire sa garde-robe.

« Le mariage de ma sœur est dans deux mois et je n’ai toujours rien trouvé à me mettre. Je ne rentre même plus dans la robe rose que j’avais acheté pour le baptême de mon filleul. Et puis je ne peux pas m’habiller pareil à toutes les fêtes, c’est indécent. Toute la famille va croire que je n’ai plus un sous. »

« Ce n’est pas faux, répondit Oxalis sur un ton blasé. Ce n’est pas d’une robe mais d’une nouvelle  armoire dont tu as besoin. Tu trouves toutes les boutiques que tu veux à Paris, tu pourras voir ça plus tard. »

« Ici, il n’y a pas les mêmes magasins qu’à Paris ! Les petits créateurs, ce sont en province qu’ils démarrent ! C’est là que je dois les repérer avant que toutes les greluches ne portent les mêmes vêtements. Quand ils auront pignon sur rue place St Sulpice, je pourrai dire que j’ai contribué à leur succès !»

Oxalis se contenta d’une moue boudeuse. Ces magasins n’en finissaient pas de se succéder, elle avait juste envie de rentrer dans sa chambre d’hôtel et de rêver. Abigaïl insistait tellement pour continuer son shopping que la chanteuse finit par croire qu’elle le faisait exprès.

« On doit aller jeter un œil à la salle pour demain soir, j’ai dit aux gars de nous rejoindre là-bas. Grâce à toi je n’ai même pas eu le temps de me doucher à l’hôtel. » fit remarquer Oxalis agacée.

« Hey minute papillon, on est là pour se détendre, c’est repos aujourd’hui. Tu me dois bien cela après le petit service que je t’ai rendu tout à l’heure. Je tiens ma vengeance et tu vas au moins m’accompagner jusqu’au magasin Rayban. Mes lunettes de soleil jurent avec mes vêtements, il me faut une paire de classiques. »

Oxalis soupira et la suivit en trainant des pieds. On aurait dit une gamine battue.

« Je me passerai de ta compagnie pour ma prochaine tournée. » grommela-t-elle assez fort pour qu’Abigaïl l’entende.

« Alors dis toi que tu accompagnes une vieille amie délaissée en amour, faire quelques achats qui égayeront ses journées et l’empêchent de penser à son mari. Tu fais du shopping solidaire en quelque sorte. »

            Oxalis coupa court aux essayages de lunettes, la déprime entre filles n’avait rien de bon. Elles trouvèrent les garçons accoudés au bar de la salle de concert, un demi de bière à la main. La chanteuse en piqua une gorgée à Patrick, qui garda ensuite la bière dans sa main par mesure de sécurité.

« Il y a une éternité que je n’ai pas bu de bière », dit Abigaïl en considérant les chopes avec envie.

« Le jour où ils inventent une bière light tu seras la première au courant » la taquina David.

L’attachée de presse se renfrogna, Oxalis fit signe à son guitariste qu’il était allé trop loin. Abigaïl se dirigea vers le bar, l’air furibond. Elle revint avec deux bouteilles d’Heineken. La chanteuse en prit machinalement une, mais l’autre lui arracha des mains.

« Non, les deux sont pour moi. Ils vont voir comme une femme au régime tient l’alcool. » Patrick sortit de sa poche cinq billets pour le concert d’un groupe de la région, le soir même. « C’est  un groupe de punk-rock qui tourne bien dans le coin, annonça-t-il. Je ne sais pas ce que vous avez toutes les deux mais ça va vous défouler…enfin si Abigaïl tient toujours debout. »

            Celle-ci retint un hoquet et acquiesça. Oxalis fit mine d’être crevée mais ça ne passa pas. Ils commençaient à la connaitre trop bien. Tant pis pour sa soirée tranquille à fantasmer à l’hôtel. Elle avait peu de chance de rencontrer Joël à un concert de punk-rock, il était plutôt à l’affut des derniers tubes américains, du moins pour ce qu’elle s’en souvenait. En cinq ans, il avait eu le temps de changer. Ce concert était juste ce dont elle avait besoin pour se changer les idées. Ses démons s’acharnaient à la convaincre de rentrer chez elle, mais ils n’y parviendraient pas cette fois-ci.

            Ils entrèrent dans la salle surchauffée une demi-heure plus. Dans cette foule, Oxalis passait incognito. Ne plus se sentir épiée et jaugée lui faisait du bien. Abigaïl se tenait à son épaule pour ne pas tomber. Elle leur avait fait un drame pour enfiler des escarpins à talons avec lesquels elle ne savait pas marcher. L’emprise de la bière n’arrangeait rien. Oxalis visa la sortie, au cas où le groupe soit trop mauvais. Les garçons se glissèrent dans les premiers rangs pour profiter de l’ambiance dans la cohue. Trop occupée à ne pas perdre son attachée de presse qui avait du mal à la suivre, la chanteuse n’avait plus le loisir de penser à Joël.

            Il était l’heure à laquelle elle entrait d’ordinaire sur scène. L’heure où son corps se réveillait, éblouit par la lumière. Demain, les projecteurs poseraient leurs feux sur elle. Si Joël était dans la fosse, il aurait cette vue sur elle. Elle aurait le corps dans la pénombre et juste les doigts éclairés, sa voix surgirait d’une bouche masquée par l’obscurité. Il devinerait son déhanché, le contour de ses seins parmi les ombres. Elle accentuerait ses mouvements pour lui, comme si les formes de son corps suffisaient. Elle ferait remonter ce désir qui l’avait assailli.

            Les musiciens apparurent, sans fioritures, sans mise en scène. Juste quatre gars, une guitare, une batterie et une voix rocailleuse qui ressemblait plus à un cri. Le chanteur portait du noir sur les yeux, une balafre sur la joue. Premières notes de Nirvana, un classique mais une valeur sûre Oxalis ferma les yeux, déjà  ailleurs. Début en douceur sur « Oh me », elle suivit la cadence de la mélodie. « If I had to touch feelings, I would lose my soul […] Would you like to hear my voice » entonna le chanteur qui ne semblait plus non plus être vraiment parmi eux. Oxalis chanta en sourdine avec lui puis s’arrêta, elle avait trop de mal avec les notes basses et devait économiser sa voix. Le groupe enchaîna sur ses propres compositions, un son brut, pur, des notes non retravaillées. Un vrai live.

            La chanteuse leva, dansa avec les gens qui l’entouraient ou plutôt se bouscula avec eux, suivait le mouvement des corps sans rien calculer. C’était comme s’il n’y avait eu qu’elle seule en face de la batterie, elle n’entendait que les sons entêtants, répétitifs. La musique devenait primitive, frappait au même rythme que son cœur. Oxalis bougeait la tête à chaque coup de baguette, remuait ses cheveux qui perlaient de sueur.

            Autour d’elle, des gens se retournaient pour la désigner du doigt mais elle n’y faisait pas attention. Elle donnait des coups à droite, à gauche, Abigaïl l’imita bientôt. Comme c’était bon cette musique qui la pénétrait, qui  vivait en elle. Elle parcourait ses membres, électrifiait sa peau. Les notes commandaient ses mouvements mécaniques, le  rythme la faisait accélérer ou ralentir. Oxalis donnait toute la force qu’il lui restait. Le concert était juste pour elle. Comme un robot, elle se déplaçait au gré des sons. Un homme lui donna un coup dans les hanches, pour lui faire remarquer qu’elle allait trop loin. Elle ne le sentit pas, ne connaissait plus de limites. Son abandon était total. Elle tira Abigaïl quelques rangs vers l’avant. Là, les gens étaient dans la même transe qu’elle, tentant d’attraper l’orgasme auquel conduiraient leurs frissons.

Est-ce que la musique était bien, le groupe doué, Oxalis aurait été incapable de le dire. Elle ne reconnaissait plus même les morceaux les plus célèbres. Elle n’écoutait plus, elle flottait, portée par la mélodie quand il y en avait une, par les cris, par la noirceur qui sortait de la voix du chanteur. Il montrait sa balafre comme un témoin de sa légitimité à monter sur scène, à enflammer la foule. Il hurlait en français, en anglais, parfois dans un langage incompréhensible. « Celui qui n’a pas connu la douleur ne peux la partager, celui qui ne pleure pas ne peux se livrer à la foule » chantait-il avec un tremblement qui sortait du fond de sa gorge. « Vous êtes dans mon tombeau et tous les invités », enchaîna-t-il. Oxalis ne chercha pas à comprendre mais cria avec les autres, elle approuvait tout ce qu’il disait sans en saisir un mot. Elle leva son poings avec la foule quand le chanteur le demanda.

            Elle transpirait, était méconnaissable. Ses musiciens la rejoignirent pour l’extraire de la foule. Elle respirait bruyamment et de plus en plus vite. Son cœur s’emballait, elle posa sa main sur son crâne et sentit la terre tourner sous ses pieds. David ouvrit un passage devant elle, pendant que Patrick s’occupait de ramener Abigaïl qui devenait incontrôlable. Oxalis partit dans une quinte de toux qui ne cessait pas. « C’est malin, fit remarquer David, dans quel état sera ta voix demain ? » Oxalis ferma les yeux pour que son champ de vision cesse de trembler. Patrick fit signe à David de la laisser tranquille et la fit s’allonger sur le  carrelage. Un gars de la sécurité arriva en courant et appela les secours. Ceux-ci étaient submergés de gens piétinés dans la foule ou qui faisaient des malaises pour avoir été trop serrés et bousculés.

            L’un d’eux qui semblait avoir une grande expérience des concerts repérait d’un coup d’œil les cas les plus graves. Il donna un cachet à Oxalis et lui donna une couverture. Ils commandèrent un taxi et rentrèrent. Abigaïl dormit avec Oxalis, elle refusa de rentrer seule dans sa chambre, prétendit qu’elle était hantée et qu’elle avait peur du noir. Les garçons lassés et crevés les laissèrent, en espérant qu’elles auraient meilleure forme le lendemain. L’état d’Oxalis les inquiétait le plus, il était impossible de faire le concert si elle avait une extinction de voix. Elle avait été assez effrayante ce soir, ils ne la connaissaient pas comme ça. Ils travaillaient ensemble depuis deux ans, mais ils la pensaient toujours du genre à choisir les places assises dans un concert et à ne pas bouger, à râler dès qu’on la bouscule. La fille un peu bourgeoise, bien installée dans son grand appartement, qui faisait rarement des vagues sauf quand un paparazzi la surprenait au mauvais endroit, au mauvais moment, avait ce soir laissé la place à une adolescente survoltée.

            Patrick tambourina à la porte de la chambre des filles. Aucun bruit. Onze heures du matin et elles semblaient toujours profondément endormies. Depuis neuf heures et demi il venait frapper toutes les demi-heures sans succès. Il s’acharna car il devenait urgent qu’elles émergent. Les portes s’ouvraient par un système de carte, il ne pouvait rien faire d’autre qu’attendre.

« Oxalis », appela-t-il sans craindre de réveiller les voisins.

           Le service du petit déjeuner était terminé, tout le monde devait être levé sauf elles. Il tambourina de nouveau. La chanteuse entrebâilla enfin la porte, les cheveux ébouriffés. « Qu’est qui se passe ? » demanda-t-elle d’une voix trainante.

            Patrick en sursauta presque. Même en détachant les syllabes, les sons  qui sortaient de sa bouche n’étaient que des murmures rauques. Elle était complètement aphone. Oxalis vit sa mine affolée et lu dans ses pensées.

« Je sais, j’y peux rien. Depuis neuf heures ce matin je bois du thé avec du miel, j’essaye de pousser un peu, de chanter doucement mais rien ne sort. Je ne voulais pas que vous me voyiez comme ça mais on n’a plus le choix. Je ne peux pas chanter ce soir. »

« Comment ça tu ne peux pas chanter ? A quoi songeais-tu hier soir, en hurlant comme une dératée. Tu ne pouvais pas faire attention ? Tu dépasses les bornes. Je te croyais plus responsable, tu t’es comportée comme une gamine. »

« J’ai pas fait exprès. Ca arrive à tout le monde non ? On peut faire des erreurs. Tu n’en fais jamais toi, des erreurs ? »

« Oh oui, on fait tous des erreurs. Mais les milliers de personnes qui ont leur place pour ce soir te pardonneront difficilement. A l’heure qu’il est ils se préparent pour venir. File chez le médecin et souffre en silence, on ne peux plus annuler. »

            Abigaïl sortit de la chambre, les yeux encore rouges de sommeil.

« T’ira expliquer aux journalistes pourquoi Madame Oxalis annule son concert en dernière minute, il y a des chances qu’ils en rigolent jusqu’aux Victoires de la musique, » lui balança le guitariste avant de retourner dans sa chambre, en claquant la porte derrière lui.

            Abigaïl tourna les talons et se vautra sur le lit, la tête entre les mains. Elle attrapa son téléphone et appela le manager qui gérait l’organisation de la tournée. « Tu fais ce que tu veux mais elle montera sur scène, je ne crois pas que l’excuse soit valable. C’est rien qu’un caprice d’artiste, ça ira mieux en fin de journée. » lui aboya celui-ci dans le combiné. Elle appela Oxalis et tomba sur le répondeur. Elle laissa un message : « Tu fais ce que tu veux mais tu monteras sur scène, je ne crois pas que l’excuse soit valable. C’est rien qu’un caprice d’artiste, ça ira mieux en fin de journée. Désolé, j’ai pas pu négocier. Je suis trop crevée, je vais me recoucher. Rappelle-moi quand tu vas mieux».

Chapitre 4

            Oxalis entra dans sa loge, s’assit et attendit. On frappa à la porte, elle se leva d’un bond et courut ouvrir. Ce devrait être Joël, enfin, juste de l’autre côté. C’était son souffle qu’elle sentait à quelques centimètres seulement, son oreille qu’il collait peut-être à la porte pour l’entendre se précipiter. Elle ébouriffa ses cheveux pour cacher la transpiration qui les rendait collants. Oxalis se regarda une fois dans le miroir pour vérifier qu’elle ai l’air présentable. Elle effaça les plis de son débardeur, réajusta son pantalon. La chaleur monta à ses joues, elle souffla pour l’évacuer.

            La main sur la poignée, elle eut une hésitation. Elle ne voulait plus ouvrir. S’il avait trop changé, s’il la trouvait laide, comment réagirait-elle ? Toute la soirée, sa voix avait menacé de la lâcher, elle avait lutté pour tenir jusqu’à la fin, sans pouvoir éviter quelques déraillements. Elle avait été contente de se taire pour laisser chanter les instruments à sa place, sur certains refrains. L’exercice avait été difficile, ce n’était certainement pas son meilleur jour, mais celui que Joël avait choisi pour la retrouver.

            Devait-elle ouvrir ou jouer les absentes ? Il avait sûrement déjà entendu le bruit de son pas, elle avait eu la bêtise de bondir jusqu’à la porte, pour maintenant reculer. Elle  n’était pas prête, ne savait ni comment engager la conversation, ni comment se comporter. Sa gorge était sèche, aucun mot ne lui venait. Depuis des années elle attendait ce moment. Quand le succès était venu, elle s’était enfin sentie capable de l’attirer de nouveau et su qu’elle pouvait encore lui plaire. Elle avait appris à séduire, c’était un art dans lequel elle excellait désormais. Joël ne pouvait que mordre à l’hameçon. Elle était prête à affronter ce moment, elle le aurait le courage.

            En vérité, Oxalis n’avait aucune idée de ce qu’il convenait de faire. Elle ouvrit et resta bouche bée. C’était juste un coursier qui venait porter des fleurs. Le bouquet était anonyme, la carte ne portait aucune signature. Un simple cadeau d’un admirateur. En temps normal elle aurait été touchée, mais elle jeta les roses dans un coin. Elle en avait déjà reçu des centaines en espérant que derrière l’une d’entre elles se cache Joël. Une année, elle l’avait presque crû. Dix roses blanches lui étaient parvenues en un an, toujours à deux mois d’intervalle, emballées dans un papier doré. Pas de signature, mais Joël savait qu’elles étaient ses préférées. Puis les envois avaient cessé sans explications.

            Elle était certaine que Joël aurait signé sa carte, ou au moins laissé un indice pour faire le lien avec lui. A quoi cela servait-il sinon ? Elle se rassit et attendit, comme s’ils avaient rendez-vous d’une minute à l’autre. Elle profita de ce moment pour se recoiffer et enlever le maquillage noir qui dégoulinait sous ses yeux. Une demi-heure plus tard, elle se résolut à prendre une douche. La loge était surchauffée et le ventilateur ne suffisait pas à rafraichir l’atmosphère. Les autres l’attendaient pour manger un morceau en ville et boire durant le restant de la nuit.

            Elle passa rapidement ses vêtements de ville et s’enfuit discrètement. Elle laissa un mot sur la table « Je rentre à l’hôtel, ne comptez pas sur moi ce soir. Je ne suis pas encore bien remise, je préfère me coucher. Ne vous inquiétez pas pour moi, tout ira bien mieux après une nuit de sommeil. » En partant, la chanteuse veilla à éviter les fans qui attendaient sa sortie devant les grilles. D’ordinaire elle s’arrêtait pour signer quelques autographes, mais pas ce soir.

            L’air du dehors était chaud, mais moins étouffant qu’à l’intérieur. Une brise faisait bruisser les feuilles des arbres. Quelques voitures balayaient la rue à la lumière de leurs phares. Oxalis marcha d’abord sans but, pour se détendre et ne plus penser à rien. Ses pensées dérivèrent vers Joël, comme toujours. Elle sortit un plan de sa poche pour repérer où était la pâtisserie qu’elle avait vue la veille. La chanteuse localisa le chemin jusqu’au centre ville et décida de marcher. De toute façon, elle ne pourrait pas dormir.

            Abigaïl entra dans sa loge, car personne ne répondait à ses appels. Elle trouva le billet posé en évidence sur la commode. « Ne vous inquiétez pas, tout  ira mieux après une nuit de sommeil », lut-elle à haute voix.

« Elle ne sait vraiment pas mentir », dit-elle en se parlant à elle-même.

Abigaïl partit d’un pas rapide vers les loge des musiciens pour les prévenir de ne pas compter sur elle non plus, les soirées qui s’éternisent n’étaient plus de son âge.

« C’est ton mari qui n’est plus de ton âge », lança David en bravant le regard noir de Patrick. « Il te rend grincheuse. »

Abigaïl ne répondit pas mais sa fureur augmenta d’un cran et ses talons claquèrent plus fort sur la carrelage. Elle appela un taxi et monta en aboyant sa direction au chauffeur.

            Oxalis longea le Rhône en évitant de se faire accoster par des bandes de jeunes qui trainaient là. Le chemin n’était pas difficile, il suffisait d’aller tout droit en suivant la rive. C’était comme s’il avait été tracé pour elle. Elle traversa le Pont de l’Université et s’arrêta un instant pour contempler la vue nocturne. Elle resta rêveuse en regardant le Rhône et la Saône se fondre pour ne faire qu’un seul fleuve. Ils entraient l’un dans l’autre en parfaite harmonie, en avançant vers un même but, la mer. Ils y trimballaient l’histoire des hommes depuis des siècles, témoins de leur évolution, de leurs divorces, de leurs amours.

            Elle atteignait presque île. Joël habitait sûrement au-dessus de sa boutique, cela paraissait logique s’il devait se lever tôt le matin pour se mettre au travail. Il était 2h30 du matin. Avec un peu de chance, elle le trouverait même dans son arrière boutique. Oxalis repartit dans ses divagations. La chanteuse ne voulait pas en démordre. S’il était en ce moment dans la même ville qu’elle, elle devait le retrouver. S’il fallait pour cela passer la nuit à parcourir toutes les rues de Lyon en criant son prénom, en cherchant chaque nom sur les boîtes aux lettres, en s’arrêtant dans tous les bars et restaurants, elle le ferait. C’était son unique chance, jamais elle n’avait été si proche de son but.

            Ne regardant plus où elle allait, elle loupa la rue Victor Hugo et continua tout droit au lieu de tourner à droite. Quand Oxalis atteignit l’autre bout de la presqu’île, elle réalisa son erreur. Elle s’arrêta sur le pont et laissa l’air frais lui fouetter le visage. Un taxi passa en trombe devant elle. La cliente à l’intérieur gesticulait dans tous les sens avec des gestes énervés. Oxalis fouilla dans son sac pour retrouver son plan. Une bourrasque le fit s’envoler, il tomba dans la rivière. Elle regarda  le morceau de papier s’enfoncer dans l’eau en tournant, ne pouvant rien faire pour le repêcher. Elle fit demi-tour et prit la première à droite, puis erra à l’aveuglette dans le quartier, cherchant un point de repère.

            Après vingt minutes passées à parcourir les rues au hasard, elle tomba enfin sur la rue principale, où quelques bars restaient ouverts. Elle s’installa à la terrasse à laquelle ils s’étaient arrêtés la veille, en face de la pâtisserie. A peine la chanteuse s’était elle assise qu’Abigaïl la rejoignit, sortant du pan de mur derrière lequel elle s’était cachée.

« Ne me demande pas comment j’ai deviné tes intentions, c’était trop simple. Tu manques parfois tellement d’originalité que tu me déçois ma belle. Allez viens, les autres doivent être dans un bar pas loin, on peut encore les rejoindre. »

« Je voulais juste voir de plus près la boutique. Il ne doit pas y avoir beaucoup de pâtisseries qui s’appellent « Chez Joël ». En goûtant un gâteau, j’aurai peut-être reconnu son talent. »

« Il est trois heures du matin, donc il est peu probable que tu puisses trouver une pâtisserie maintenant. Je te rappelle que Raphaëlle va râler si tu sors de ton régime compléments alimentaires, elle ne te coache pas pour que tu te gaves en douce. Il y a sûrement des tas de pâtissiers qui s’appellent Joël, est ce que tu leur demande souvent leur prénom ?»

« Laisse-moi juste regarder à travers le store. Je sais bien que c’est inutile mais j’en ai envie. »

« Arrête de te faire souffrir. Tu voudras revenir chaque jour jusqu’a ce que tu voies son visage, je t’interdis de traverser cette rue. Tu es crevée, encore à moitié aphone, il faut te changer les idées et te reposer, rien d’autre. Patrick et David vont arriver d’une minute à l’autre, je leur ai dit de nous rejoindre, ils connaissent un bar à cocktails sympa dans le coin. »

« Je veux rentrer à l’hôtel, pas envie de sortir » grommela Oxalis.

« Tu vas me suivre, que tu le veuilles ou non. On a une semaine de répit et je ne compte pas te lâcher d’une semelle. »

            Ils sortirent mais Oxalis ne dit un mot de la soirée, ne décrocha pas un sourire. Trop de questions tournaient dans sa tête alors qu’elle enchaînait les cocktails. Pourquoi avait-elle voulu écrire, pour qui ? L’alcool lui montait à la tête, mais pas les réponses. Les autres déployaient leurs efforts pour la distraire mais perdirent patience. Elle ne pensait qu’à trouver des réponses, à retracer le chemin qui l’avait menée là. Etait-elle toujours la petite fille pleine de rêve, qui avait su lutter pour se payer la vie qui lui convenait ?

            Adolescente, elle s’était réveillée un matin avec une furieuse envie d’écrire, de jouer à cache-cache avec les mots et les sentiments. Elle ne connaissait pas encore Joël, il n’avait pas été sa motivation pour inventer ces histoires et les faire vivre. Elle avait su écrire sans lui. Jeter des maux sur le papier agissait sur elle comme un calmant qui soignerait une maladie, à laquelle aucun nom n’avait été trouvé. Petit à petit, elle en avait eu besoin comme de boire et de manger.

            Lorsqu’elle était énervée ou stressée, elle confiait ses pensées à des personnages qui souvent n’en menaient pas plus large qu’elle. Oxalis leur faisait parler de leurs chagrins d’adolescents, de leurs joies, de leurs fantasmes, sans que ce soit la pensée de Joël qui lui dicte ses rimes. Quand elle voulait s’évader, elle revivait dans mille êtres aux caractères si différents qu’elle avait assez de choix pour en trouver un qui lui ressemble. Au lieu de la plonger dans la mélancolie, écrire la faisait voyager, vivre mille aventures.

            Avoir la même vie que tout le monde ne lui convenait pas. Elle voulait gambader sur un chemin semé d’embûches, pour mériter sa gloire. Maintenant qu’elle était lancée dans la course, sautant tant bien que mal chaque obstacle, elle ne trouvait plus la force pour continuer, franchir la barre la plus haute, oublier Joël.

            En avalant une gorgée de Pina Colada, elle repensa à Marc. C’était son cocktail préféré. Il lui rabâchait que le succès n’était pas dû au hasard. Pauvre imbécile, qui n’avait rien compris ! Certains  avaient du piston, certes, ces producteurs de tubes de l’été et de chansons d’un soir, sur lesquelles on se saoule à la Vodka, au soleil. Puis il y avait ceux qui avaient crapahuté pour en arriver là, qui goûtaient à l’air vif au sommet de la montagne, tout en sachant n’être jamais à l’abri d’un éboulement, qui les envierait valser comme des grains de poussière.

            Une vie trop facile, sans risques ni imprévus, telle était la crainte d’Oxalis. Ni la permanence, ni l’ordre établi ne correspondaient à l’image quelle se faisait de son passage sur terre. Elle n’avait d’autre attache que son public. Pourquoi Joël était-il le seul homme qui la retienne ? Oxalis avait beau scier les barreaux de sa cage, chercher par tous les moyens à se libérer, elle demeurait prisonnière de son souvenir. Personne d’autre que les mots qu’elle avait  choisi n’auraient pu comprendre la magie de cet amour qui n’avait ressemblé à aucun autre. Ses fans lui prenaient la main, l’inondaient de leur passion qui, malgré tout, ne comblait pas en elle le vide cause par l’absence de Joël.

            Remuer ces souvenirs lui faisait mal. Elle commanda une Tequila Surisse. Les autres n’essayaient plus de la retenir. Ils se préparaient à la porter sur le chemin du retour et à passer leur lendemain à son chevet, à lui servir des cachets et des tisanes. Ils discutaient dans leur coin en faisant mine de ne pas remarquer son état. Oxalis ne culpabilisait même pas de leur gâcher leur soirée, c’étaient eux qui avaient insisté pour la surveiller. Lorsqu’ils tentaient de briser son silence,  elle ne leur répondait pas. Elle collait ses lèvres l’une contre l’autre de manière exagérée et s’obstinait à regarder son verre, la bouche collée à la paille.

            Ils rentrèrent à l’hôtel et cette fois ce fut David qui la borda et puis retourna dans sa chambre voisine. Il lui donna un somnifère avant de sortir mais elle le refusa. Il le laissa sur le meuble de chevet et alla se coucher, terrassé par le sommeil et agacé par le comportement d’Oxalis. Comme d’habitude, elle n’arriva pas à s’endormir, se tournant et se retournant pour fuir les parasites. Elle fermait les yeux, restant de longues minutes immobile à penser à un temps où elle s’était sentie vivre. Depuis, elle parcourait le monde à la recherche d’émotions semblables et s’épuisait à vouloir tout essayer. Partout, elle entendait la vieillesse approcher. Elle s’imaginait dix ans plus tard, la voix éraillée par la cigarette, sans enfants, peut-être un cancer en prime. Célèbre, adulée mais âgée avant l’heure.

            D’un geste brusque, elle jeta sa couette sur le parquet. Dans le noir, elle distingua un visage puis un décor familiers. Incapable de dire de quel lieu il s’agissait, elle y retrouvait des objets auquel elle avait tenu. Elle en avait perdu certains, d’autres étaient si abimés qu’elle les avait jetés. Elle aperçut dans un coin la marmotte en peluche qu’elle gardait toujours avec elle.

            Il posa sa main sur sa joue, tout doucement. Il lui offrit ce regard tendre, transi d’amour, qu’elle avait contemplé autrefois et qui la rendait folle. Il lui caressa le visage. Leurs souffles se mêlaient, leurs bouches ne se touchaient pas, comme si le frôlement de leurs lèvres était un cap trop difficile à franchir. A la fois douloureux et pénétré d’extase. Enroulés dans ses draps, ils avaient trop chaud. Il était étendu à côté d’elle. Dans un instant, il la serrerait dans ses bras. Ils évacuaient enfin le désir immense qui les avait tenaillés durant ces années.

            Leur séparation avait été dure, mais ce n’était pas important puisqu’ils étaient ensemble. Elle l’avait cherché avec tant d’ardeur alors qu’il l’attendait ici, dans ses rêves. Ses insomnies l’avaient privée de sa présence. Il n’avait pas changé, l’Apollon qui était entré dans ses esprits un soir de fête. Ce regard malicieux, ces yeux brillants, jamais elle n’avait supporté d’en être séparée. Elle osait à peine le toucher, de peur qu’il ne fût qu’une illusion. Mais il était là, un peu craintif, soucieux de ne pas précipiter les choses. Elle ne songeait qu’à lui offrir son corps et sa sueur, qu’il n’avait cessé de posséder. Son odeur la rendait ivre, sa raison perdait tout pouvoir. Il ne fallait plus réfléchir mais profiter de chaque seconde.

            Joël était toujours aussi beau. Derrière sa timidité se cachait un cœur d’ange qu’elle mourrait d’envie de faire hurler de bonheur. La lumière de ses yeux trahissait ses émotions, ce qui ne le rendait que plus séduisant. Frémir sous le frisson laissé par chaque caresse, suivre son regard, s’y accrocher, l’emprisonner à son tour. Ils se comprenaient en se noyant dans les yeux l’un de l’autre. Leur harmonie était parfaite.

            Leurs lèvres, n’en pouvant plus de s’effleurer, se dévoraient, leurs paupières se baissèrent pour savourer ce baiser. Oxalis avait l’impression d’embrasser pour la première fois, se voyait adolescente, effrayée de ne pas être à la hauteur. Jamais on ne l’avait étourdie ainsi. Tant de passion s’accumulait en elle, elle aurait donné tout ce qu’elle possédait pour sentir une fois de plus le contact de leurs peaux. Sa main posée sur sa hanche, son bras qui enlaçait sa taille n’avaient pas de prix. Une seconde e plus avec Joël avait autant de valeur que sa vie entière. Le goût de sa langue se mélangeait à la saveur des larmes qu’elle se retenait de verser.

            Leur étreinte s’éternisait, le temps s’était arrêté. L’horloge filait à toute allure en se bloquant sur une seconde qui devait durer toujours. Ils étaient hors de l’espace temps, leur royaume s’était rouvert pour une nuit. Leur monde n’était plus rongé par la lassitude. Il devenait un champ de roses, un lancer de ballons multicolores, un feu d’artifice d’odeurs, de senteurs plus parfumées les unes que les autres. Leurs caresses devenaient plus fougueuses. L’univers leur appartenait. Les portes de leur monde attendaient qu’ils les franchissent, ils n’avaient plus peur.

            Cette nuit d’amour était unique. Une pure folie les animait. De leur coup de foudre était né une passion  qu’ils ne pouvaient réprimer. Lorsqu’ils étaient ensemble, ils étaient attirés comme deux aimants. Qu’importait leurs amants, le temps de ce baiser, ils n’existaient déjà plus. La vie n’avait cours qu’en eux. Ils plongeaient dans l’instant présent, priant pour que jamais il ne leur échappe.

            La fin était proche. Oxalis et Joël n’avaient jamais vécu qu’avec cette certitude : leur faim s’était assouvie, leur appétit satisfait avant que la lumière ne s’éteigne, que leur destin ne leur joue un nouveau tour. Ils ne s’échapperaient pas, ne perdraient pas leur énergie à chercher comment prolonger cette folie. La passion n’a d’autre définition que son caractère éphémère. Elle ne connait d’autre verbe que souffrir.

« J’ai attendu toutes ces années un signe de toi », murmura-t-il. « A force de me persuader que tu ne ressentais plus rien pour moi, j’ai fini par y croire. J’ai imaginé tant de fois la douceur de ta peau contre la mienne. Je voulais t’aimer et te protéger alors que je t’avais laissée prendre un autre chemin que le mien. J’avais peur de devenir fou à cause de toi. Tu devenais célèbre, tu m’échappais. Il est trop tard maintenant, même la distance ne m’a pas protégée de toi. »

« Sais-tu combien de fois j’ai imaginé ces mots sortant de ta bouche, alors que j’attendais que tu m’appelles ? Imagines-tu à quel point tes silences m’ont détruite ? Ma solitude n’a jamais été la tienne. C’est toi qui a eu la force de disparaître », rétorqua Oxalis.

« J’ai été bête. Chaque jour j’ai ressenti le besoin de te parler, alors que je me refusais à te faire souffrir davantage. Nous devions mener chacun notre combat, moi tenir mes horaires impossibles pour ouvrir ma pâtisserie et toi passer tes nuits à écrire. »

« Ma vie entière t’a été dédiée. Lorsque tu travaillais, j’écrivais tes absences. J’aime les endroits que nous avons visités, tu transpires en chacune de mes chansons. J’ai cherché un charme comparable au tien dans chaque regard inconnu et je reviens ce soir devant toi. Donne-moi juste une heure et un baiser, mon amour, un dernier avant que le paradis ne se referme. Je ne suis pas libre car tu m’enchaînes et je n’ai ni l’envie, ni le courage de lutter contre toi. »

« Oxalis, je ne suis qu’une illusion, le vague souvenir de l’homme que tu as aimé. L’adolescence laisse ses traces mais on ne vit pas dans le passé. Il y a sur Terre autant d’hommes que de caractères et, parmi eux, plus d’un qui te mérite. Ils se bousculent à tes pieds. Laisse reposer le garçon que j’était en paix. »

            Oxalis se dressa en sursaut sur son lit. La réalité était terne, elle était toujours aussi seule. La nuit se jouait de ses fantasmes. Elle ne supportait plus ces atterrissages brutaux. Elle voulait de l’air, de la musique pour la porter. C’était trop dur, seule, ces jours à mourir en silence alors qu’en elle, ce bruit tourbillonnait en cherchant une sortie.

            David tambourinait déjà à sa porte pour s’assurer que tout allait bien. Elle fit semblant de dormir, retenant ses mouvements pour ne pas se trahir. Il retourna dans sa chambre. Elle attrapa sa valise et sortit d’un pas rapide. Oxalis appela un taxi pour rejoindre la gare et monta dans le premier train. Elle leur laissa tout de même un mot sur le matelas avant de quitter la pièce : « Laissez-moi tranquille jusqu’au prochain concert, promis, je serai en forme. » Eux aussi devaient en avoir assez de ses sautes d’humeurs, passer tout leur temps libre ensemble devenait nocif pour eux.

            Dans le train pour Paris, elle ressortit de son sac un paquet de lettres. Celles que Joël lui avait écrite et qu’elle ne quittait jamais. La jeune femme ouvrit la fenêtre et les jeta unes à unes dans la campagne. Quand elle n’en une plus qu’une entre les mains, elle la déchira en deux. Elle passa le bras dehors mais ne put se résoudre à lâcher l’enveloppe. Elle rangea les deux morceaux dans son sac, après les avoir relus. Oxalis connaissait ces mots par cœur. Trop de fois elle avait pleuré en les relisant. Elle croyait être débarrassée mais comme les autres fois, elle ne pouvait aller jusqu'au bout. Elle devait garder ce dernier souvenir ou leur amour mourrait avec.

            Elle avait beau être énervée contre elle-même, chercher la force de prendre les deux miettes de papier et de s’en débarrasser à jamais, cela lui était impossible. Leurs sentiments étaient nichés là, l’histoire de leur rencontre, l’odeur de leurs ébats. Il ressentait encore quelque chose pour elle. Son rêve cette nuit semblait si réel. Il avait suffit d’un bruit pour la réveiller et le briser. Mais il était bien là contre elle. Dormir pour le retrouver, s’enfermer dans son monde pour rester auprès de lui semblait une vie heureuse. Il lui appartiendrait dans ses nuits, lui échapperait ensuite mais pour toujours lui revenir. Elle ne craindrait plus qu’il s’enfuie.

            En arrivant chez elle, elle fut surprise par la fraîcheur dans l’appartement. Une pile de courrier l’attendait sur la table, elle le repoussa dans un coin. Elle avala une tisane et se coucha immédiatement. Dormir était son seul souhait. Dans ce silence, entre ces murs, il lui fallait la compagnie de Joël. Il devait l’attendre quelque part dans ses songes, sûrement là ou elle l’attendait le moins. Il était vingt-et-une heures mais elle s’en foutait. Une heure plus tard, elle était toujours éveillée. Rien n’y faisait, il était trop tôt. Cela faisait une éternité qu’elle ne s’était pas couchée avant le matin. Elle se leva et prit deux cachets pour calmer son mal de tête. Elle s’assit sur son lit et sanglota. 

« Joël, où es-tu ?», s’interrogea-t-elle à voix haute.

            Elle imagina les formes de son corps et ferma les yeux. Elle pouvait presque le toucher tant elle se souvenait si bien de son corps. Le temps, au lieu d’altérer son image, avait gardé ses souvenirs intacts. Elle devina ses cheveux sous ses doigts, qu’elle serrait avec fougue lorsqu’il la caressait. Elle rejoua leurs danses en tournoyant dans sa chambre, comme lorsqu’il la faisait valser. Elle se redessina leurs slows, la douceur de leurs étreintes. L’absence n’était que plus forte, le manque lui faisait mal. Elle reprit deux cachets pour calmer la douleur et balança l’emballage vide dans la poubelle.

« Joël où es-tu ? Reste avec moi encore cette nuit, ne me laisse pas. Ici c’est trop triste sans ton rire, sans tes baisers. » dit-elle en parlant dans le vide. « Je n’ai que toi. Que toi. »

            Evidemment, elle n’obtint pas de réponse. Elle avait toujours l’espoir qu’il surgisse derrière elle, qu’il rompe le silence. Elle attendit en humant l’air, comme s’il pouvait annoncer son arrivée. Mais il n’y avait qu’une odeur de renfermé après ses jours d’absence. Elle se rallongea sur le dos, les yeux fixés au plafond. Oxalis travailla sa respiration, se calma pour enfin plonger dans le sommeil. Joël ne voulait pas d’elle. Elle l’avait perdu à jamais. Il avait une femme, peut-être celle qui tenait la caisse dans la pâtisserie. Ca aurait dû être sa place, pas celle d’une autre.

            Oxalis repartit dans ses doutes. Elle voulait aller de l’avant mais restait scotchée au rez-de-chaussée sans pouvoir décoller. Depuis deux mois elle n’avait eu de relation avec aucun  homme, elle les fuyait. La jeune femme avait peur de ne plus jamais prendre de plaisir, d’avoir tout derrière elle et rien en perspective. Elle ne trouvait plus de mots pour décrire le vide.

            Elle sortit prendre l’air sur le balcon. Son mal de tête ne la quittait pas. Elle n’avait plus de dolipranes et la flemme de courir jusqu’à la pharmacie de garde. Il lui fallait quelque chose de plus fort, de plus violent. Son voisin fumait sur son balcon, il lui sourit. Oxalis resta muette, il jeta son mégot dans une bouteille de bière et rentra. Elle n’avait qu’un pas à faire pour sauter la rambarde et passer à jamais de l’autre côté. Peut-être était ce son destin. Si plus rien ne l’attendait ici, elle pouvait franchir la limite et se laisser voler comme un papillon. Un papillon de nuit éphémère.

            Elle se laisserait porter, emmener au loin par les anges. Elle écouterait leur chanson et partirait avec eux. Elle vivrait l’aventure, la vraie. Celle qui nous mène dans l’inconnu. Il n’y avait qu’à se dresser, debout sur le muret, et regarder avec courage et sans peur les voitures défiler en bas. Il fallait apprivoiser le vide, l’épouser, s’habituer à la sensation de vertige qu’il procure. La liberté était au bout de ce chemin, c’était le dernier obstacle de la course. La porte était là, pour pénétrer au pays de tous les possibles. Pour entrer, il fallait accomplir l’acte suprême, le grand saut.

            La nuit ne lui laissait aucun répit. Les lumières des phares des voitures l’éblouissait, Oxalis n’arrivait pas à s’extraire de l’espace. Elle devait tout oublier, se sentir à la fois comblée et blasée d’avoir déjà tout enduré. Il fallait sauter sans éprouver ni tristesse ni joie, se laisser glisser comme une coquille vide. Le ronflement des moteurs la gênait, les klaxons, la musique des cafés. Elle ne trouvait pas l’harmonie nécessaire, ses bras avaient la chair de poule. Ses jambes tremblaient et, si elle tombait, ce serait dû à sa maladresse et non à son courage. Un accident, pas un suicide. Oxalis croyait pourtant avoir la volonté d’en finir. Joël serait-il là à son enterrement, à la pleurer  non comme un fan mais comme un amant ? Regretterait-il leurs jours décédés ?

            Elle posa un pied sur la rambarde, on sonna à la porte. Elle se tint au balcon du dessus pour hisser la seconde. On sonna de nouveau, plus longuement. Elle redescendit, ce ne serait pas pour aujourd’hui. Ce n’était pas la première fois qu’elle y pensait mais jamais elle ne s’était approchée si près du bord. Frigorifiée car même la chaleur de son corps l’avait déjà quittée, elle s’appuya debout contre le mur. Elle se tint à la table basse. On sonna une troisième fois. Agacée, elle reprit ses esprits et alla ouvrir.

            Son voisin, appuyé contre la porte, attendait qu’elle l’invite à entrer. Il savait qu’elle était là puisqu’ils s’étaient croisés sur le balcon. Il avait été étonné par ses cernes marquées. Il n’était pas du genre à se mêler des affaires des autres mais s’inquiéta de son état :

« Bonjour chère voisine ! Comme vous n’avez plus de concerts, je me suis dit qu’après avoir diverti les gens tant de soirs d’affilée, vous auriez besoin d’un remontant. »

« Ce n’est pas le meilleur moment », répondit Oxalis. « Vous auriez aussi pu vous dire que j’avais sacrément besoin de repos. J’ai une collection de pizzas dans le congélateur. Je suis en pyjama, pas maquillée et d’humeur détestable. Cela devrait suffira à vous dégouter cher voisin », ajouta-t-elle d’un ton autan qui ne lui ressemblait pas.

L’autre ne se laissa pas démonter.

« Je ne suis pas venu que pour cela. Vous savez sûrement que je suis prof de guitare. Evidemment, le voisinage est plus au courant de mon homosexualité que de mon métier, cela semble plus intéressant. Bref j’ai composé une musique, peut-être vous plaira-t-elle. Je vous laisse le cd sur lequel je l’ai enregistrée. »

            Oxalis le prit et le posa sur son lit. Elle avait une tête de droguée et accumulait la fatigue de plusieurs jours. Elle fit comprendre à son voisin qu’elle n’avait aucune envie de sa compagnie ce soir. Elle lui proposa de repasser le lendemain mais il insista pour s’imposer. La chanteuse n’osa pas refuser de peur de devenir méchante. Elle lui servit un verre ; manganite/jus de pomme, sa boisson préférée. Ils discutèrent de tout et de rien, de son concert auquel il avait assisté et qui l’avait ému, de ses projets à lui.

 « On vous croise comme voisine de pallier et vous n’êtes plus la même. Adulée, désirée, vous échappez à ceux qui croient vous connaître pour vous donner à des inconnus. Je dois admettre que c’est une métamorphose assez impressionnante. La femme que j’entends le soir pleurer à travers la cloison paraît sur scène plus forte, plus accomplie. Vous êtes étrange, chère voisine. »

            Ses paroles lui firent du bien. Sans Joël elle n’était pas grand-chose, mais sans l’amour et la reconnaissance de son public, que deviendrait-elle ? C’est alors l’admiration d’un enfant qu’il lui faudrait, un garçon ou une fille qu’il lui faudrait chérir. Elle ne voulait pas en entendre parler. C’était les bébés de Joël qu’elle voulait porter, pas ceux d’un autre homme. Leur enfant était mort avec leur couple.

Chapitre 5

            Abigaïl fut furieuse lorsqu’elle trouva la chambre d’Oxalis, dans son hôtel à Lyon. Elle choisit de la laisser tranquille car elle n’avait pas prévu de rentrer sur Paris. La tournée était son prétexte pour ne pas rentrer chez elle et rester loin de son mari. Elle prolongea la location de sa chambre d’une semaine, jusqu’au concert suivant où elle devant rejoindre le reste de la troupe à St Etienne. Les autres ne s’attardèrent pas, ils avaient leur famille à retrouver.

            La jeune femme trouva le mot sur le lit et le roula en boule dans sa poche, d’un geste rageur. « Incorrigible, elle m’en fera voir de toutes les couleurs celle là », marmonna-t-elle. Elle avait bien l’intention de profiter de ses jours de vacances pour ne rien faire. L’attachée de presse retourna dans sa chambre et se recoucha avec un livre. N’y tenant plus, elle se leva quelques minutes plus tard pour consulter sa messagerie. Aucune nouvelle d’Oxalis qui avait dû partir à l’aube. Son état était inquiétant, Abigaïl détestait la savoir seule. Mais elle était majeure, ce n’était plus possible de la suivre partout, de la surveiller comme une gamine. Elle vivait dans ses fantasmes et tous leurs efforts pour la raisonner étaient vains. Il n’empêche qu’Abigaïl avait mauvaise confiance. Elle envoya un sms à David et Patrick pour savoir s’ils avaient des nouvelles. Evidemment, rien de leur côté non plus.

            Elle n’arrivait pas à se concentrer sur son roman. Abigaïl essaya un manga mais même en regardant juste les images, elle se demandait ce que faisait Oxalis à ce moment. Une idée lui traversa l’esprit. Peut-être n’était elle pas partie comme elle l’avait laissé entendre dans sa lettre. Elle avait pu rester à Lyon pour tenter d’en savoir plus sur Joël, croyant déjouer la garde de son attachée de presse. A l’heure actuelle, elle faisait peut-être même encore le planton devant la pâtisserie. La jeune femme décida d’aller vérifier, même si elle ne pouvait  être toujours derrière Oxalis pour l’empêcher d’y aller.

            Abigaïl appela un taxi. Il y avait déjà un client, qui partait aussi en direction du centre. Ils bavardèrent, il la fit rire. L’homme lui laissa sa carte de visite en partant. Il s’éloigna à pas rapide, sa mallette noire à la main. Un écusson de la ville de Hambourg était cousu dessus. Elle s’arrêta place Bellecour et fit d’abord le tour du quartier pour voir si Oxalis n’y trainait pas. Elle arriva devant la pâtisserie. Elle se hissa sur la pointe des pieds pour voir la serveuse. C’était toujours la même femme qui s’affairait autour de gâteaux tous aussi alléchants les uns que les autres. Elle servait chaque client avec le même sourire les religieuses et les millefeuilles, en tenant chaque paquet bien à plat. Elle prenait son temps pour scotcher un nœud sur chaque boîte et la marquer de l’autocollant de la boutique. Elle avait un mot sympathique pour chacun.

            Abigaïl ne put se retenir d’entrer. Elle n’aurait su donner un âge à cette femme. La trentaine ou plus. Ses cernes la vieillissaient et ternissaient la vigueur de son teint mais elle débordait d’énergie. L’attachée de presse s’approcha du comptoir. Quand ce fut à son tour de commander, elle se trouva embarrassée, ne sachant que choisir.

« Vous n’auriez pas inventé le gâteau qui ne fait pas grossir ? Je suis au régime mais ça m’a l’air tellement bon… »

La serveuse lui fit le même sourire qu’elle faisait aux autres clients. A la fois compatissant et joyeux.

« Faites-vous plaisir, mettez-vous au sport et tout ira bien », dit-elle d’un ton rassurant. « Ou allez acheter un produit light et chimique au supermarché en face » ajouta-t-elle avec une moue dégoutée.

« Ouh, ses gâteaux sont chasse gardées, elle n’accepte pas les critiques. Premier défaut, elle avait pourtant l’air parfaite. », nota Abigail dans sa tête.

            Leur discussion commençait mal, la serveuse ne semblait pas apprécier les gens préoccupés par leur ligne. Elle semblait plus gentille avec les clients du sexe opposés. Un homme entra dans la boutique, costume noir et mallette grise. Il souleva son chapeau pour saluer, elle s’affaira pour le satisfaire. Oxalis tourna la tête en entendant sa voix, il avait un léger accent allemand. Sa mallette portait l’écusson rouge de Hambourg. C’était l’homme qu’elle avait rencontré dans le taxi. Son visage s’éclaira lorsqu’il s’aperçut de sa présente. La serveuse se renfrogna, mais l’éclair dans ses yeux avait été quasi invisible. Il lui parla comme s’ils se connaissaient depuis longtemps, elle lui répondit avec entrain. Cet homme semblait un charmeur hors pair. Elle le servit sans qu’il ait besoin de commander, il devait avoir ses habitudes.

            Abigaïl s’installa à une table avec sa part de tarte à la rhubarbe, la boutique faisait également salon de thé. Il s’assit en face d’elle.

«Vous venez souvent ici ? » s’enquit l’attachée de presse

« Régulièrement quand je ne suis pas en voyage, Eloïse est ma cousine. Je ne me lasse jamais de ces tartes aux fruits rouges, vous voulez goûter ? »

Elle déclina la proposition d’un geste de la tête, mais sentit qu’il y avait une opportunité à saisir.

« Vous connaissez aussi le pâtissier ? », demanda-t-elle sans mesurer dans quel jeu délicat elle s’engageait. Je l’ai rencontré quelques fois, c’est le compagnon d’Eloïse. Mais dans la journée il retourne dormir car il se couche tard et se lève à l’aube. »

« C’est lui qui a donné son nom à la boutique ? » demanda-t-elle encore, contente de tenir une conversation à un homme aussi charmant et qui sans s’en rendre compte pouvait grandement la renseigner.

« Oui c’est lui, Joël. J’ai oublié son nom de famille, ma cousine n’est pas mariée et comme je vous l’ai dit, nous nous voyons rarement. Je suis souvent à l’autre bout du monde, j’ai peu de temps », ajouta-t-il en lui montrant sa mallette. « D’ailleurs je dois me dépêcher, j’ai une réunion », ajouta-t-il en s’excusant.

            Abigaïl se pencha vers l’avant et lui dédia son plus beau sourire : « M’accorderiez-vous une faveur ? J’aimerais visiter la pâtisserie pour voir comment son faits ses délicieux gâteaux. Je tient un blog de cuisine et mes lecteurs seront ravis. Ils s’empresseront de passer de ici. Je crois que votre cousine n’a pas trop apprécié ma remarque tout à l’heure. Je suis sûre qu’elle ne vous refuse rien. », mentit-elle.

« C’est entendu, dit-il en riant. Il fit signe à la serveuse qui lui permit de revenir deux jours plus tard.

            Abigaïl sortit de la boutique en même temps que l’homme au chapeau. Elle se frappa d’une main sur le crâne. « Bon sang qu’est ce que j’ai fait », dit-elle en s’adressant à elle seule. Si Oxalis savait où elle était, elle aurait été furieuse. Pire, elle ne lui aurait jamais pardonné. Ce n’était pas ses affaires, sa foutue curiosité prenait le dessus. Depuis le temps qu’elle entendait parler de cet homme, quasiment tous les jours, elle  voulait voir si Oxalis avait au moins quelque raison d’espérer. Si c’était bien lui, s’il vivait en couple avec ses enfants, Abigaïl pensait que cela suffirait à décourager Oxalis. C’était mal la connaître. Elle pourrait au moins jauger l’ampleur de la tache à accomplir. L’attachée de presse s’était prise au jeu, elle voulait avoir sa place dans cette histoire. Ca ne l’amusait pas, ça la divertissait.

            Leur histoire s’était arrêtée juste à la bonne seconde, avant la lassitude et la routine, pour que l’amour ne meure jamais. A quoi servait de vouloir la rattraper, sinon de vouloir une gâcher ce souvenir sans ride qui les unissait encore. Abigaïl savait qu’elle avait tort d’entrer dans le jeu d’Oxalis. Elle avait mis un doigt dans l’engrenage, elle ne pouvait renoncer en chemin. L’attachée de presse s’était prise à son propre piège. Elle savait qu’elle retournerait dans la pâtisserie et rencontrerait Joël. Il n’y avait que deux alternatives : si c’était lui, elle ne lâcherait pas jusqu’à savoir ce qu’il restait de son amour pour la chanteuse. Si elle faisait fausse route, la parenthèse se refermerait et tout rentrerait dans l’ordre. Elle pria pour être sur la mauvaise voie bien qu’une intuition lui dicte le contraire.

            Abigaïl trépigna pendant deux jours, jusqu’à son fameux rendez-vous. Elle n’avait aucune nouvelle d’Oxalis et ne l’avait évidemment pas prévenue de ses intentions. Elle devait attendre Joël vers trois heures du matin devant la boutique. Il devait lui dévoiler la fameuse recette de sa tarte aux fraises, qui faisait sa renommée. Oxalis avait persuadé Eloïse, la serveuse et compagne de Joël, que les lecteurs de son blog culinaire n’attendaient que ce scoop et se jetteraient ensuite dans la boutique. La femme l’avait alors considérée de manière plus aimable et baissé sa garde. Elle ne les accompagnerait pas pour la leçon, elle était épuisée après avoir servi toute la journée. Elle devait ouvrir la boutique à l’aube, pour les passagers qui prenaient un petit-déjeuner avant d’attraper le premier train du matin.

            Abigaïl attendit donc Joël à l’heure dite devant la pâtisserie, en réprimant ses bâillements. La température s’étant refroidie, elle frissonnait dans sa robe légère. Elle regarda sa montre. Il aurait dû être là depuis une dizaine de minutes. Elle songea à rentrer, au cas où il ait oublié leur rendez-vous. La curiosité lui donna le courage de rester. Abigaïl prit un café à emporter dans une échoppe ouverte toute la nuit et s’assit sur un banc en guettant la route et le moindre passant. N’ayant jamais vu Joël, elle ne pouvait le reconnaître. Elle guetta encore sa montre, impatiente. Le temps ne passait pas.

            La jeune femme vérifia les batteries de l’appareil photo qu’elle avait amené, pour se donner une contenance de journaliste. Elle s’était même habillée comme une adolescente pour avoir l’air d’une blogueuse, comme toutes celles qu’elle avait lu en feuilletant le Elle. Derrière ses fausses lunettes, elle s’y croyait presque. Erreur de débutante, elle n’avait pas le numéro de téléphone de Joël et ne comptait pas déranger son homme d’affaire, dont elle avait encore la carte de visite dans la poche.

            Abigaïl se retourna en sursaut. Derrière elle un arbre plia. Un crissement de pneus, le bruit de tôle qui s’écrase dans un arbre puis plus rien. Un gémissement et le silence s’imposa. Puis le cri des gens qui s’agitent, les autres voitures ralentissant au passage et d’autres appuyant d’un coup sec sur l’accélérateur pour passer l’embouteillage. La jeune femme posa sa main sur sa bouche, horrifiée. Elle ne maîtrisait plus ses gestes, s’approcha en courant du véhicule en récitant ses cours de premier secours. On lui avait laissé un prospectus avec les gestes qui sauvent, qu’elle n’avait évidemment pas au bon moment.

            Elle tira le corps de la voiture. Un cercle s’était formé autour d’elle. Elle s’activa en silence, sans rien demandé. On ne lui proposa pas d’aide pour tirer le corps de la voiture. Elle avait l’air sûre d’elle mais en réalité elle tremblait et ce n’était plus à cause du froid. La peur de faire une mauvaise manœuvre lui tordait le ventre, elle manipulait le corps avec fermeté et délicatesse, en sachant que chaque secousse pouvait se révéler fatale. Elle décoinça les jambes du conducteur, coincée sous le tableau de bord, encore appuyées sur les pédales.

            Le cercle se resserrait autour d’elle, elle hurla de reculer, elle n’arrivait plus à respirer. Quelqu’un dans la foule avait pris l’initiative d’appeler les secours. Dans la panique, elle avait oublié ce détail. La sirène des pompiers la fit revenir à la réalité. Elle prit conscience que c’était un corps quasiment mort qu’elle venait de tirer du véhicule. L’autoradio persistait à jouer les dernières notes d’une musique funeste, dans un grésillement difficilement audible. Un policier l’éloigna et pria la foule de se disperser. Les pompiers enfermèrent le brancard dans le camion, avant qu’Abigaïl n’ai pu vraiment visualiser le visage ensanglanté du blessé. Elle ne savait même pas  s’il était encore vivant, son cœur battait si faiblement.

            Les policiers la pressèrent de questions, elle ne savait rien. Connaissait-elle la victime, avait-elle des enfants, une femme, quelqu’un à prévenir d’urgence ? Abigaïl ne pouvait que répondre par la négative, elle n’en avait aucune idée. Elle avait agi par réflexe, comme on le lui avait appris. C’était la première fois qu’elle avait à intervenir depuis qu’on lui avait délivré son diplôme de secouriste, elle en était toute retournée. Un pompier la prit en charge et lui proposa d’accompagner l’ambulance à l’hôpital. Il lui donna un cachet et partit, déjà appelé pour une autre mission. Elle grimpa dans la camionnette où régnait un silence de mort.

            En fouillant, l’ambulancier trouva ses papiers dans la poche de la victime. La carte d’identité portait une photo vieille d’environ cinq ans. Le nom de la victime était Joël Corinthe. Abigaïl revit les deux C entrelacés sur la devanture de la boutique, cerclés de jaune. Ainsi, c’était lui. Joël était sous ses yeux, agonisant. Il gisait étendu sous la couverture de survie, d’une pâleur effrayante. Sa figure semblait de marbre. Du sang épais, qui paraissait noir à cause du manque de lumière, s’étalait sur le coussin qui soutenait sa tête comme une nappe de pétrole.

            « Je le connais », murmura Abigaïl. « J’avais rendez-vous avec lui. Je sais qu’il a une compagne, prévenez-là. J’ai son numéro de téléphone, mais ne me demandez pas de l’appeler. »

            Le médecin la regarda d’un air compatissant. « Ne vous inquiétez-pas mam’selle, nous allons nous en occuper dès que nous lui aurons donné les premiers soins. Il perd trop de sang mais il respire. Il a l’air solide, je pense qu’il s’en tirera. Ce sera grâce a vous, vous avez bien travaillé. Il vous doit une fière chandelle. »

            Abigaïl esquissa un sourire mais ne pouvait quitter des yeux ce visage défiguré. Les yeux de Joël scrutaient le vide sans le moindre éclat de vie. C’était comme s’il avait abandonné le combat, terrassé par la douleur. Il semblait flotter, sa figure ne portait aucune grimace de douleur. Sa peau se couvrait de chair de poule, il devait frissonner. Le médecin réajusta la couverture et lui vérifia le pouls, toujours très faible mais perceptible. Ils approchèrent enfin de l’hôpital.

            Dans la nuit, Abigaïl ne distingua que les contours du bâtiment. De nouveau l’agitation se fit sentir, elle suivit le mouvement. Des internes sortirent le brancard, le médecin dicta des ordres aux infirmières qui s’affairaient déjà autour du patient. Joël disparut dans le service des radios, le médecin le suivit. Abigaïl se retrouva seule dans le couloir, bientôt rejointe par une infirmière qui s’occupa d’elle. « Prenez un thé, restez un moment au calme, conseilla-t-elle en lui ouvrant la porte d’un bureau désert. Je vous donne un cachet, ça vous calmera. Rentrez chez vous, vous en avez assez fait pour ce soir. Repassez demain, je pense qu’il souhaitera vous voir. Je vous laisse des somnifères, prenez-en un ce soir, pas plus. Vous pourrez continuer dans la semaine si vous éprouvez encore des difficultés à dormir.

            Le bipper attaché à sa blouse sonna, on avait besoin d’elle dans un autre service. Elle s’excusa rapidement et pesta contre le manque de personnel des urgences, laissant Abigaïl seule. L’attachée de presse se sentait rassurée dans ce bureau. Elle entendait les bruits de chariots et des flacons de médicaments qu’on remue, les pleurs d’un gamin qui semblaient venir d’un autre étage. Savoir les médecins autour d’elle lui procurait une sensation de sécurité, elle pouvait s’endormir là. Rien ne lui arriverait. Elle avala le somnifère et se laissa glisser dans un profond sommeil, sans rêves.

            Elle fut réveillée dans la nuit par une infirmière qui lui rappela qu’elle n’avait rien à faire ici. Malgré les jérémiades d’Abigaïl, elle ne voulut rien entendre. L’employée partit en rouspétant que « décidément, c’est un hôpital, pas un moulin ici et que les gens en bonne santé n’ont plus rien à y faire. » L’attachée de presse n’avait aucune envie de retourner à l’hôtel, dans sa chambre vide et sans âme. Elle marcha à travers la ville. Chaque fois qu’elle voyait une ambulance, Abigaïl se revoyait au chevet de cet homme qui lui était inconnu, mais qui s’était lié à elle par un fil invisible. Elle pensa à sa compagne, qui à l’heure qui était devait être prévenue et dans tous ses états. A elle aussi on avait dû demander de venir le lendemain, mais elle devait trépigner dans le couloir des urgences en attendant les nouvelles.

            Il était déjà six heures trente. Le soleil terminait de se lever et les nuages orangés se dissipaient. Abigaïl ne savait pas à quelle heure commençaient les visites. Elle décida d’attendre, il voudrait d’abord voir sa famille. Mais était-il seulement en vie ? La culpabilité la rongeait. Si elle n’avait pas demandé cette entrevue, peut-être se serait-il organisé différemment et n’aurait-il pas eu cet accident. Qui sait si elle ne l’avait pas stressé avec sa fausse interview et dissipé son attention ? Elle s’assit sur un banc en mangeant une viennoiserie. Elle avait évité la pâtisserie de Joël, qui de toute façon resterait sûrement fermée pour la journée. Avaient-ils réussi à le sauver où était-ce à son enterrement qu’elle devrait assister ?

            Abigaïl était embarquée jusqu’au bout dans cette histoire. Plus jamais Oxalis ne lui accorderait sa confiance. En seulement deux jours, elle avait perdu plus qu’une simple relation de travail, une véritable amie. La chanteuse refuserait de lui confier quoi que ce soit, son attachée de presse avait tué l’homme qu’elle aimait. Elle ne voudrait pas en entendre plus, s’encombrer d’excuses et de réconciliations inutiles. Abigaïl espéra que cet homme n’était pas celui auquel Oxalis passait ses nuits à rêver. C’était sa seule chance de garder son amie, même si à cause de sa bêtise, elle avait tué un inconnu. Elle acheta un deuxième croissant. Son régime lui semblait dérisoire à côté de ce qu’il lui fallait surmonter. Même sa vie lui semblait n’avoir plus d’importance alors qu’un autre se débattait, branché à des machines pour pouvoir respirer.

            Il n’y avait dans sa tête que la vision du visage ensanglanté qui défilait. Elle n’éprouvait aucune fierté à l’avoir tiré de sa voiture seule la culpabilité continuait de l’accabler. Elle ne se trouvait aucune excuse et n’en cherchait même pas. Elle pria pour qu’il n’ait pas d’enfants qui risquent de perdre un père si jeune. Son portable vibra, c’était un message d’Oxalis. Elle ne se doutait de rien et lui demanda innocemment si elles pouvaient se voir dans l’après-midi. Elle semblait aller mieux mais c’était à Abigaïl de plonger. L’attachée de presse prétexta une colère de son mari, qui l’empêchait de sortir. C’était peu crédible mais elle n’avait pas le cœur à réfléchir à un alibi, elle en avait marre de mentir. Elle ne savait d’ailleurs même pas si son mari s’était aperçu de son absence autrement qu’en constatant que le repas du soir n’était pas prêt.

            Elle reprit la direction de l’hôpital, Abigaïl n’en pouvait plus d’attendre. Elle se présenta à l’accueil, on lui indiqua la  chambre de Joël Corinthe au quatrième étage, service neurochirurgie. Abigaïl croisa le médecin de la veille qui courait dans un couloir. Elle voulut l’arrêter mais il n’avait pas le temps. Les cernes sous ses yeux en disaient long sur le stress de sa nuit. Elle arriva devant la porte alors qu’une infirmière sortait de la chambre. Abigaïl reconnut la serveuse de la pâtisserie qui serrait la main de Joël, toujours inconscient. Son visage avait été lavé des traces de sang, l’attachée de presse le vit pour la première distinctement. On aurait dit un ange avec ses paupières closes tournées vers le plafond. Allongé de tout son long, il ressemblait à un gisan.

« Que lui avez-vous fait ? » s’enquit Abigaïl au passage de l’infirmière. « Va-t-il survivre ?, Savez-vous quand il va se réveiller ? »

« C’est vous qui l’avez sorti de la voiture ? lui répondit celle-ci. Restez dans les parages, il voudra sûrement vous voir à son réveil. Grâce à vous il survivra, mais il peut rester handicapé. Vous avez fait du bon travail. Nous l’opèrerons quand il sera remis de son traumatisme crânien. Les spécialistes l’ont traité cette nuit en urgence, on attend de voir si des complications se présentent. On a dû l’anesthésier, il ne va pas tarder à émerger. Si vous regarder attentivement, vous verrez qu’il soulève parfois les paupières. » répondit l’infirmière qui avait veillé toute la nuit et s’apprêtait à rentrer chez elle.

            Abigaïl préféra attendre devant la chambre qu’Eloïse, la compagne de Joël, ressorte. Celle-ci jeta un œil par la fenêtre de la porte et vint la saluer.

« Les médecins m’ont raconté ce que vous avez fait, je ne sais pas comment vous remercier. » lui dit-elle.    

            Abigaïl ne savait plus ou se mettre. Elle ne pouvait ni  lui dévoiler qu’elle n’était en rien une blogueuse de cuisine, ni qu’elle était là pour attirer Joël loin d’elle. A cette seconde, elle sut qu’elle en avait assez fait. Elle ne devait pas attendre le réveil de Joël mais disparaître avant de faire plus de dégâts. Il vivrait, c’était tout ce qui importait. Eloïse avait accroché une photo au dessus du lit du malade. Celle de deux enfants dont le sourire montait jusqu’aux oreilles. Elle interdit à Eloïse de dire quoi que ce soit à Joël à propos d’elle, s’excusa de sa timidité mais ne voulait plus être mêlée à cette affaire. C’était une parenthèse insensée qui devait être oubliée. Les choses devaient reprendre leur cours normal, sa place était auprès d’Oxalis.

            Eloïse tenta de la retenir et de la convaincre que c’était une erreur, que Joël ne trouverait pas le repos tant qu’il ne verrait pas le visage de celle qui lui avait sauvé la vie. Si elle avait éprouvé de la jalousie envers Abigaïl, elle s’était envolée. L’attachée de presse sentait bien qu’un lien la lierait à jamais à Joël, mais qui devait rester secret. Elle avancerait avec le soulagement de le savoir en vie et le regret de n’avoir pu le connaître. Elle restait persuadée de sa culpabilité dans cet accident et avait causé plus de mal que de bien. Elle avait envie de savoir comment c’était arrivé, comment la Renault 5 avait pu percuter un arbre si violemment. Elle restait persuadée que la fatigue n’expliquait pas tout. Elle se souvint d’un détail. Dans l’autoradio, c’était la voix d’Oxalis qui grésillait encore après le choc.

            Elle en aurait mis sa main à couper. Cette voix de femme qui grimpait avec difficulté vers les aigus, avec un tremblement perceptible, ne pouvait être que la sienne. Hasard de la radio ou cd tournant en boucle dans l’appareil, elle n’en savait rien. Curieuse coïncidence qui lui reconfirma l’importance de se sauver et de disparaître du chemin de Joël. Eloïse avait l’air si attentionnée et prévenante, prête à tout pour le bonheur de son compagnon, qu’Abigaïl ne supportait pas l’idée de pouvoir leur faire du mal. Après l’avoir sauvé, elle ne pouvait souhaiter que le bonheur de Joël. Oxalis devait grandir et avancer, regarder en arrière ne pouvait que lui faire plus de mal. Elle avait à ses pieds plus d’hommes qu’elle ne pourrait en épouser, il était temps qu’elle cesse ses caprices et s’en contente. Son attachée de presse l’avait toujours soutenue mais se rendait compte à quel point elle avait été aveugle On ne vit pas avec des souvenirs, on les boucle dans une valise dont on jette la clef à la mer.

            Elle laissa à Eloïse ses dernières consignes avant de se sauver : « Ne lui dites ni mon nom, ni à quoi je ressemble. Dissuadez-le de me retrouver si vous voulez qu’il soit heureux. Je doute que le moindre détail, la moindre personne qui lui rappelle cet accident puisse être porteuse de bonnes nouvelles pour lui. Cette intervention m’a assez chamboulée pour que je veuille ne plus jamais y repenser. Connaître votre mari m’y fera penser encore, dans que je parvienne à me débarrasser du bruit de la voiture s’écrasant dans l’arbre, qui cogne dans mon cerveau. J’ai raconté ce que j’ai vu, j’ai fait mon devoir, laissez-moi tranquille », dit-elle d’un ton qu’elle espérait suffisamment sec pour qu’Eloïse ne la contredise pas. Celle-ci avait d’autres soucis, elle promit et retourna au chevet de Joël, qui montrait les premiers signes du réveil.

            « S’il reste handicapé, je ne me le pardonnerai pas », jura Abigaïl. Elle appela Oxalis immédiatement. La tournée allait reprendre son cours, elle devait se concentrer sur son travail et oublier le reste. L’attachée de presse laissa passer cinq sonneries sans réponse. Le répondeur était plein, elle ne pouvait pas enregistrer de message. Elle rappela. Oxalis décrochait toujours d’ordinaire, même en réunion. Abigaïl eut enfin sa voix au bout du fil, mais elle avait l’air agacée. L’attachée de presse regretta d’avoir insisté quand la  chanteuse lui aboya dans le combiné qu’elle était occupée et qu’elle rappellerait plus tard. Des notes de guitare résonnaient derrière sa voix, Abigaïl s’empressa de raccrocher.

            Durant trois jours, Oxalis était restée enfermée chez elle, à écouter la musique composée par son voisin. Elle avait cherché à y poser des mots, des rimes, l’ombre de ses sentiments. Elle ne comptait plus les pages qu’elle avait pu noircir de nuit, de jour, les yeux encore collés au réveil. La chanteuse sentait sa délivrance, en faisant jaillir d’elle un flot de sensations indésirables. Cet accouchement lui faisait mal, elle en avait même pleuré ces sons si bruts, sans fioritures, lui faisaient avouer à quel point elle était faible. Poser ses lèvres sur la musique d’un autre lui donnait l’impression d’être soutenue, de n’être pas la seule à éprouver des sentiments controversés. Ces notes qui s’enchaînaient sur la partition portaient en elles le doute, les doigts qui grattaient la guitare tremblaient d’incertitude.

            Si elle avait eu envie de sauter, d’en finir, trois jours auparavant, elle entrevoyait la lumière au bout du tunnel. De nouveau elle allait pouvoir chanter, croiser les milliers de regards de spectateurs qui n’avaient d’admiration que pour elle, se sentir protégée par leurs applaudissements. Livrée à la foule, elle ne penserait plus à rien, se laisserait porter par les bras du public. Dans ses moments de solitude sonnerait cette douce musique qui ne la quittait plus. Jusqu’à l’avoir emplie de ses peurs, masqué chaque silence, trop lourd entre chaque pincement de corde, elle aurait dans la tête cet air de délivrance. Elle retrouvait dans la musique son échappatoire, cette vertu curative qui plusieurs fois l’avait sauvée.

            Depuis trois jours, Oxalis ruminait cet air entêtant et laissait courir sa voix dessus au gré de ses fantasmes. Elle y posait des phrases compréhensibles d’elle seule. Chaque soir son voisin sonnait à sa porte, après avoir passé la journée à entendre sa composition à travers la cloison. Elle lui payait un verre puis le renvoyait chez lui sans avoir aucun projet définitif à lui proposer pour cette chanson. Elle tâtonnait, changeait d’avis, hésitait, ce qui la plongeait dans une excitation intense. Elle faisait le ménage à la fois dans sa tête et chez elle, bougeant les meubles, changeant les objets de place, jetant le superflu. La chanteuse vivait au gré de ses humeurs et de ses caprices. Elle avait tenté d’appeler Abigaïl plusieurs fois mais celle dernière ne répondait jamais. Agacée, Oxalis décida de jouer le même jeu. Elle ne supportait pas l’idée qu’Abigaïl fasse des choses sans la prévenir, voulait connaître les moindres détails de son emploi du temps pour s’assurer qu’elle était toujours sa priorité. Cette absence de son attachée de presse depuis qu’elle était partie de Lyon sans prévenir l’inquiétait. Elle ne pouvait s’empêcher de regretter de n’être pas allée voir cette pâtisserie de plus près. Au fond, elle ne croyait pas que Joël puisse y être et ne voyait pas où cela la mènerait de le savoir.

            Elle rêvait depuis des années de leur retrouvailles, mais avait toujours été incapable de se bouger pour le lui avouer. Trouver refuge dans l’écriture lui permettait de continuer à se raconter des histoires, de se plaindre, de crier. Elle avait un auditoire assez grand pour l’écouter et la conforter dans ses délires. En réalité, Oxalis restait incapable de faire autre chose qu’écrire. C’était son unique moyen d’action, la seule chose dont elle n’avait pas peur.

            La chanteuse écrivait avec rage. La musique lui emplissait la tête, elle ne cherchait plus ses mots. Ils se couchaient avec docilité, l’encre sortait enfin de sa tête pour former des lettres qui la soulageaient. Dans sa tête défilaient le visage de Joël, elle se repassait leurs baisers dans sa chambre sombre, leurs étreintes sur son canapé-lit. Ils étaient bien, tous les deux à continuer leur histoire dans sa tête. Ils ne dérangeaient personne, ne rompaient aucun équilibre. Peut-être Joël écoutait-il ces chansons, les vivait-il aussi intensément qu’elle. Peut-être ne les connaissait-il pas, elles pouvaient le laisser de marbre. Ce n’était pas cela l’important, ils étaient réunis en elle. C’était cela qui importait. Pourtant à peine revenue à l réalité, regardant avec recul le spectacle de sa vie, elle ressentait chaque jour plus profondément sa solitude.

            Abigaïl l’appela, Oxalis décrocha le combiné. La compagnie commençait tout de même à lui manquer.

« Je veux un enfant », lui dit-elle. « J’ai déjà vécu avec un homme la plus belle histoire qu’il soit donné de vivre, c’est à un bébé que je veux apprendre à être heureux. » ajouta la chanteuse.

Abigaïl resta silencieuse, éberluée. Elle s’était attendue à tout sauf à cette annonce.

« Attends-moi, j’arrive », répondit-elle catastrophée.

Chapitre 6

            Oxalis n’eût même pas à ouvrir la fenêtre pour entendre Abigaïl débarquer en trombe. Elle fit crisser ses pneus d’un coup de frein trop virulent et se battit avec son volant pendant plusieurs minutes pour garer sa smart entre une Porsche et un 4x4. L’attachée de presse claqua la portière en poussant un juron. Oxalis sourit, elle retrouvait bien là celle qui avec le temps était devenue sa meilleure amie. Impulsive et incapable de masquer ses sentiments. Elle ne fut pas plus discrète pour monter les escaliers et se fit engueuler par la voisine du dessous. Cette grincheuse supportait déjà difficilement les soirées qu’organisait régulièrement Oxalis, souvent bien arrosées. Elle n’en loupait pas une pour se plaindre à la concierge, qui faisait la sourde oreille à ses réquisitoires et écoutait en passant le balais dans l’entrée, attendant qu’elle en ait terminé.

            Abigaïl n’eût pas besoin de frapper pour qu’Oxalis lui ouvre la porte. Si elle avait tardé, l’attachée de presse aurait été foutue de lui casser la poignée. Cette dernière ne la salua même pas, elle enchaîna immédiatement sur le sujet du jour. Oxalis n’eût même pas le temps de lui proposer à boire.

            « C’est pas possible, tu peux pas vouloir un enfant maintenant ! La tournée, les interviews, tu n’en a pas déjà assez à gérer ? Et puis il y a … » Abigaïl se retint de prononcer le prénom de Joël de justesse.

            « Non, tu ne peux pas, tu auras tous les fans et la presse à scandale sur le dos ! Tu devras te planquer pour sortir, ils seront tous à ta porte. Ne compte pas sur moi pour garder le bout de chou, les enfants je ne sais pas faire ! »

            Oxalis sourit : « Tu sais, c’est pas si compliqué. C’est l’histoire avec l’homme et la femme qui s’emboîtent, sauf si tu en es restée à l’abeille qui butine la petite fleur. »

            « Et bien justement, parlons-en de l’homme ! J’ai dû louper un épisode de ta vie privée, il y a une semaine c’était plutôt le calme plat me semble-t-il », renchérit l’attachée de presse avant de se rendre compte qu’elle était allée trop loin.

            La chanteuse respira longuement pour se calmer. « Mère célibataire, ça ne doit pas être si terrible. J’ai de l’argent, l’enfant sera heureux. Je lui ferai une belle chambre, je pourrai l’emmener avec moi en tournée. J’ai juste à trouver quelqu’un qui me mette enceinte et le tour sera joué. »

            Abigaïl se rendit compte qu’il était urgent de mettre fin à cette lubie immédiatement. Elle ordonna à Oxalis de se lever et l’entraîna à travers les rues du quartier. La chanteuse n’avait pas la moindre idée de ce qui lui prenait. Elle s’attendait bien à une vive réaction, mais elle n’avait pas non plus annoncé qu’elle était enceinte, qu’elle devrait accoucher dans une semaine et qu’il fallait annuler le reste de la tournée. La chanteuse était déçue qu’Abigaïl la croit si inapte à assumer un enfant. Elle avait espéré un ton plus encourageant de sa part. L’attachée de presse lui attrapa la main et accéléra  le pas. Elles tournèrent à droite puis au coin à gauche et faillirent se faire renverser par une voiture. Abigaïl n’en avait rien faire. Oxalis lui hurla de s’arrêter et tenta de la tirer en arrière, mais cela ne fit que renforcer la fureur de son attachée de presse.

            « Tu peux m’expliquer où on va ? Je ne m’inquiète pas, je ne vais pas me sauver, c’est juste une question », ajouta Oxalis à bout de souffle. « Si on peut ralentir et s’arrêter deux secondes, je ne pense pas qu’on rate quelque chose. »

            « Presque arrivées », grommela Abigaïl. Son téléphone sonna, elle consulta l’écran en fronçant les sourcils. Le numéro qui s’affichait ne lui disait rien. Elle répondit quand même, en tentant de prendre une voix plus posée. C’était Eloïse au bout du fil. Abigaïl stoppa net. « Je ne vous avais pas dit de ne pas m’appeler ? De toute façon, je ne suis plus sur place. Je n’ai pas le temps de refaire le trajet pour venir voir Joël. » Elle se frappa la tête avec la main qui tenait le téléphone. Oxalis la fixa sans ciller et lui agrippa le bras. Abigaïl se mordit les lèvres et laissa échapper un « merde ».

            Eloïse souhaitait juste lui transmettre les remerciements de Joël et lui dire qu’il se portait mieux. L’attachée de presse balbutia un au-revoir et raccrocha, confuse. La chanteuse la tuait du regard et Abigaïl avait beau chercher, aucune excuse ne lui venait à l’esprit.

            « J’ai aussi loupé un épisode de ta vie privée qui me concerne un peu, me semble-t-il ? Tu comptais me mettre au courant après notre petite mise en jambes ou tu espérais que je n’apprenne jamais ton petit secret ? Qu’est ce que t’as fait ces derniers jours, pendant que je cherchais un échappatoire à ma vie qui tourne en rond ? Je ne bougerai pas d’ici tant que tu ne m’auras pas tout dit. »

            Abigaïl connaissait les colères d’Oxalis. Elles s’étaient disputées une fois violemment, elle avait espéré que cela ne se reproduise jamais. La chanteuse pouvait perdre tout contrôle d’elle-même, en venir aux mains ne lui faisait pas peur. Elle avait fait de la boxe thaï dans sa jeunesse, il lui en restait quelques notions. L’attachée de presse commença par nier, insinuer qu’il s’agissait d’un autre Joël, d’un artiste prometteur qui n’avait rien à voir avec elle.     Oxalis bouillonnait. Toute la confiance qu’elle avait placé en Abigaïl s’évaporait. En repensant à toutes les confidences qu’elle avait pu lui faire, elle était dégoûtée. Sa plus fidèle alliée l’avait trahie, comme tous les autres. Personne ne pouvait la comprendre dans sa solitude. Une fois de plus, elle avait fait fausse route. La chanteuse n’avait aucune envie d’entendre les excuse vaseuses d’Abigaïl. Celle-ci s’embourbait dans ses mensonges. En la regardant, Oxalis se dit qu’elle ne l’avait jamais trouvée aussi laide avec ses cheveux en bataille, rouges comme la braise. Elle ressemblait à Larusso, sans le physique.

            « Tu ne sais pas mentir, tu n’as jamais su. Je vais te dire ce qui s’est passé moi, je n’ai même pas besoin de t’entendre pour le savoir. Tu es restée à Lyon au lieu de rentrer, tu es retournée à la pâtisserie où tu m’avais interdit de foutre un pied. Tu as rencontré Joël et pour une raison ou une autre, tu préfères me le cacher. Avoue ! Avoue ! » s’égosilla la chanteuse en pleine rue.

           Abigaïl se retourna et fit mine de partir. Oxalis la tira en arrière, par les cheveux. « Tu restes là ! », hurla-t-elle. « A chaque fois tu t’enfuis, comme si cela pouvait te tirer d’affaire. La vérité te rattrapera, te rongeras jusqu’à ce que tu avoues. Mais ce sera trop tard, dis-moi tout maintenant ou jamais. »

            « Si tu m’avais attendue pour rentrer au lieu de partir comme une voleuse, je n’aurais pas eu l’idée d’y retourner, je ne suis pas la seule fautive », s’enfonça Abigaïl. « Certes, j’aurais dû rester à ma place, j’ai été embringuée dans tes histoires sans me rendre compte de ce que je faisais. Quand je l’ai réalisé, c’était trop tard. Oui, j’ai vu Joël, mais je te jure que je ne lui ai pas parlé. Il ne pourrait même pas me reconnaître, l’affaire est close. »

            « L’affaire n’est pas si simple, sais-tu au moins si c’était lui, mon Joël ? N’essaye pas de me faire croire que tu l’as juste regardé faire des gâteaux, sans lui adresser la parole ! Tu connais au moins son nom ! » continua d’aboyer Oxalis, en regardant avec fureur son attachée de presse, qui tentait de se cacher six pieds sous terre. Elle l’humiliait en pleine rue commerçante.

            Abigaïl joua le tout pour le tout et glissa un dernier mensonge : « Non, je ne connais pas son nom. La seule fois où je l’ai vu, il se faisait embarquer sur un brancard. Accident de voiture, et crois-moi pas des moindres. Il est à deux doigts de se marier et à deux gamins, c’est tout ce que je sais. De toute façon si tu voulais vraiment le retrouver, tu l’aurais fait depuis longtemps, non ? Ce ne sont pas les moyens qui manquent. Tu ne serais plus là à l’attendre. »

            Oxalis bouillonnait. Abigaïl osait l’accuser, la juger alors qu’elle était en tort. Elle aurait dû se mettre à genoux et la supplier de lui pardonner, mais au lieu de cela elle se cherchait encore des excuses, en inventant des histoires abracadabrantes. La chanteuse ne croyait pas un mot de cette histoire d’accident. Son attachée de presse avait décidément bien répété son numéro avant de venir la trouver. Elle ne l’en dégoûtait que plus. Ses larmes était faux, son air désespéré aussi. Ce n’était pour elle qu’un mauvais moment à passer avant de retrouver son lit douillet. Elle simulait trop bien, la chanteuse ne l’avait jamais imaginée si bonne actrice. Mais après tout, c’était cela son métier, distribuer de faux sourires assortis d’une coupe de Champagne pour vendre des disques, parier sur des artistes comme sur des chevaux, en laissant mourir les vieux étalons à l’écurie. Son talent, ses craintes étaient autant de choses dont elle n’avait que faire. Oxalis n’était rien de plus que son gagne-pain, contrairement à ce que la chanteuse avait crû durant des années. Abigaïl était comme les autres, elle ne faisait que son métier.

            « Va rejoindre ceux de ton espèce, ton petit mari qui finalement ne vaux pas moins que toi ! Vous vous êtes bien trouvés, tous les deux, qui ne voyez que votre nombril et ne prenez pas garde aux autres ! Tu ne mérites pas mieux qu’un homme qui ne te regarde même pas et qui te fais l’amour comme un animal, comme il le ferait à n’importe quelle autre ! Alors cours le rejoindre, toi qui sais si bien te servir de lui comme alibi à tes mensonges ! Je ne crois pas un mot de ton histoire, mais je préfère ne jamais connaître la vérité plutôt que de revoir ta figure. Va-t-en ! va-t-en ! »continua de hurler Oxalis excédée, en secouant son attachée de presse.

            Quelques badauds s’étaient arrêtés, choqués par la violence de la scène. Certains avaient reconnu la chanteuse et chuchotaient en la pointant du doigt. Quelques flash fusèrent. Les paparazzis n’étaient jamais loin, sans cesse à l’affut du moindre débordement. Oxalis était bonne pour couvrir les magazines people de la semaine suivante. Cela lui arriverait rarement et les gens s’en souvenaient d’autant plus. Pour l’heure, c’était le cadet de ses soucis. Elle continua de secouer son attachée de presse comme un prunier en la tirant par les cheveux, jusqu’à ce qu’un homme se décide à les séparer. Abigaïl rentra tête basse, sentant que sa présence ne faisait qu’envenimer les choses. Elles n’avaient plus rien à se dire. Oxalis se débrouillerait seule pour se défendre devant les journalistes, leur collaboration était terminée et leur amitié éteinte.

            L’homme fit entrer de force Oxalis dans sa voiture. Elle se débattit mais il la maintint fermement, lui appuya sur la tête pour la forcer à s’asseoir sur le siège avant et à se tenir tranquille. Oxalis n’avait pas vu son visage, il l’avait attrapée par derrière. Elle n’eût ni le temps d’être surprise, ni même d’éprouver de la peur. La colère l’aveuglait toujours, la fureur atrophiait ses sens. De nouveau, des flashs prirent l’homme au dépourvu. Il dut slalomer entre les photographes qui s’approchaient trop près de la voiture pour gagner leur scoop. Il monta la musique à fond pour se calmer lui aussi. La musique d’Indochine envahit la rue et il partit en trombe.

            « Chère voisine, il suffit que je sorte cinq minutes acheter de l’alcool pour vous retrouver en train de vous battre avec votre attachée de presse. On dirait qu’il faudrait toujours quelqu’un pour vous surveiller, vous nous inventeriez une catastrophe chaque jour. Que vont dire les gens ? Vous êtes adorable, sincère, vous n’agresseriez pas une mouche et ils vont découvrir une écervelée en pleine crise de folie. »

            Oxalis ne répondit rien. Au fond, elle était contente que son voisin l’ait récupérée. Elle avait peur de se retrouver seule chez elle, à ne plus savoir sur qui compter. Peur de la fenêtre qui continuait de l’attirer, bien que sa lâcheté l’empêche de sauter. Le silence l’insupportait, il pesait trop lourd. L’isolement lui faisait perdre la tête. Elle n’attendait plus que de retrouver les salles noires de monde dont elle était la maîtresse, chanter, envoûter, sentir l’importance que son public lui accordait. Son voisin avait enclenché le cd live d’Indochine. Les cris du public pendant les refrains la firent planer, ils avaient l’effet d’un calmant. Ils l’apaisaient. « Et toi, est-ce que tu sauras, te coucher sur moi ? » chantait Nicolas Sirkis à ses fans auquel la foule répondait par des vagues de hurlement. Elle les voulait, les corps de ses admirateurs près du sien, à effleurer ses mains, à toucher ses hanches à son passage par fausse maladresse. Elle entendait déjà leurs cris, leurs voix qui la berçaient le soir, la rattachait à la vie alors qu’elle cherchait le sommeil.

            Son voisin continuait de l’engueuler. Il gardait un ton calme mais accumulait les reproches à son encontre, comme si elle avait besoin qu’on lui rappelle ses défauts. Elle savait combien elle était impulsive et parfois déraisonnée, mais c’était cela qui l’avait portée si loin. Oxalis était fière de rester fidèle à ses idées, d’être exigeante avec ses amis même si cela devait la pousser à des sacrifices. Pour couvrir la voix de Romain qui semblait ne jamais avoir fini, elle se mit à chantonner sur Indochine secouée par chaque note de guitare. « Le prince charmant n’existe pas, comme nous l’avions juré… » murmura-t-elle en vivant chaque mot comme  s’ils sortaient d’elle. Romain se tut pour l’écouter, il se concentra son créneau pour se garer devant leur immeuble.

            Oxalis sortit en claquant la porte et monta les escaliers quatre à quatre jusqu’à son appartement. Son voisin la regarda s’éloigner d’un air abasourdi et contempla immobile la porte cochère qui se fermait. Elle ne l’avait même pas aidé à sortir du coffre ses cagettes de bière et de vodka. Il secoua la tête, désespéré. Oxalis était irrattrapable, il savait pertinemment qu’elle allait s’enfermer seule dans sa chambre pour pleurer ou pour chanter, en hoquetant entre chaque strophe. Il ne lui restait plus qu’à la convaincre de se joindre à sa petite soirée, mais il voyait mal comment être assez persuasif, sauf à la tirer sur le pallier jusqu’à son appartement.

            A sa grande surprise, Oxalis vint frapper d’elle-même à sa porte une demi-heure plus tard. Elle s’était maquillée, avait enduit ses joues de fard et renforcé le contour de ses yeux par du khôl noir. La chanteuse dégageait un parfum de fleur d’oranger enivrant. Pour un peut, Romain aurait éprouvé des doutes concernant son homosexualité. A robe courte qu’elle avait choisie mettait ses formes en valeur et faisait ressortir sa poitrine. Son décolleté était juste assez plongeant pour séduire sans vulgarité. Ses cheveux noués en chignon laissaient tomber quelques mèches bouclées avec négligence le long de son cou. Il la laissa passer avec galanterie. A peine avait-elle franchit la porte que les regards se tournaient vers elle. Ceux des femmes mouraient de jalousie, ceux des hommes avaient dû mal à cacher leur trouble.

            Le meilleur ami de Romain s’approcha instantanément pour lui tendre un gin tonic. Il se présenta en lui tendant le verre. « Martin, à prononcer à l’anglaise, le français manque de style. » Elle sourit poliment, pas assez saoule pour rire à ce genre de blague. Cela la  rassura, en voilà un qui était tombé encore plus bas qu’elle. Elle prit le cocktail d’un geste élégant et s’éloigna. Il s’obstina à la suivre, il n’y avait pas encore assez d’invités pour qu’elle se cache. Romain lança un regard soulagé dans sa direction. Il y a avait au moins quelqu’un pour la surveiller, il ne pouvait la garder à l’œil toute la soirée.

            Oxalis eût le malheur de prononcer « Martin » à la française, rimant avec chemin ou coussin. Il la repris immédiatement, vexé. Il tenait à ce qu’on dise Martin, comme nicotine. La chanteuse lui fit remarquer que Martine était un prénom de fille. Il ne rigola pas du tout et repartit avec son plateau, servir d’autres cocktails et aguicher des filles moins acariâtres. La chanteuse prit ses aises sur le canapé, mais elle dût bientôt se pousser car un autre prétendant vint lui proposer une coupe.

            Elle prit la coupe avec plaisir et se laissa volontiers distraire. Si elle voulait un enfant, elle devait se mettre en quête d’un homme. Oxalis déploya ses atouts de séductrice, dégaina ses regards tranchants et pleins d’assurance. L’homme avait du mal à cacher son attirance. Elle s’amusait enfin. Il lui tendait les verres un à un, elle ne les refusait jamais. Elle en enchaînait de toutes les formes, à pied, en tulipe, en shots. Le mélange lui montait à la tête, Oxalis riait de plus en plus fort et se rapprochait des hommes qui l’entouraient, caressant l’un, lançant un regard profond à son voisin, en embrassant un troisième sur la joue. Les autres l’encourageaient, personne ne songeait à la retenir. Romain discutait de son côté et ne lui prêtait plus attention. Il faisait le service, préparait les brochettes, faisait réchauffer les baguettes aux oignons et n’avait plus une minute à lui.

            Les invités se calmèrent, l’heure se faisait tardive. Certains partirent tôt, fatigués après leur journée de boulot. Oxalis était bien, elle n’avait aucune envie de retrouver son triste appartement. Elle flirtait avec un ami de Romain, dont on ne savait pas vraiment qui l’avait invité. Il embrassait bien, était drôle, physiquement correct. Bref, il avait toutes les qualités requises, semblait mentalement équilibré et dansait le slow sans lui écraser les pieds. La chanteuse présentait beaucoup moins bien, au fur et à mesure que l’heure avançait. Elle s’obstinait à enchaîner les cocktails et les mélanges et ne tenait debout que parce que l’homme en face d’elle la soutenait. Elle ne connaissait pas son prénom mais n’y accordait aucun intérêt.

            Romain était fier de la dernière musique qu’il avait composée, il la fit écouter aux quelques invités bien éméchés qu’il restait. Il leur passa ensuite la musique qu’il avait créée pour Oxalis. Attirée par les notes, sans calculer ses mouvements elle se leva et chanta. Ici, elle avait une assemblée. Peu nombreuse, qui n’avait pas tous ses esprits, mais un public quand même. Elle se retint au dossier d’une chaise pour ne pas tomber. Elle improvisa des paroles sur cette musique qu’elle connaissait par cœur à force de l’écouter. Les autres s’étaient tus, le bruit d’un verre cassé troubla l’ambiance.

A la tienne, mon amoureux

Je te souhaite tout le bonheur que je peux

Le temps apprend à ne plus être envieux

Tchin, les yeux dans les yeux

            Sa voix était fluide malgré son ivresse, d’une étonnante clarté. Elle montait dans les aigus sans faillir, redescendait en douceur vers des notes plus sombres. Joël hantait son esprit. L’homme dans les bras duquel elle dansait cinq minutes auparavant s’en était déjà envolé. Elle était assez grisée pour se souvenir de la sensation de son corps contre le sien, de la larme, qu’elle avait laissé couler sur sa veste en cuir le jour de leur séparation, de la trace mouillée qu’elle y avait laissé. Sa voix disait ses maux dans un murmure, la violence de ses sentiments devenait palpable. Les pleurs étaient inutiles pour cicatriser cette plaie, il lui fallait chanter, se noyer dans les émotions de la scène. Donner d’elle le spectacle d’une femme épanouie pour se croire guérie.

A la tienne

Je lève mon verre presque vide

Je suis pleine de cet alcool

Qui coule en moi

Libérée de ces lames

Qui ne t’atteignent pas

            L’assemblée la contemplait en retenant son souffle, craignant qu’à chaque pas elle ne tombe. Romain se tenait prêt à la rattraper, mais Oxalis tenait toujours debout, tenue par une force invisible. Joël renaissait en elle le temps de cette chanson, planant sur cette musique pour quelques secondes encore, il la faisait tenir en équilibre malgré l’alcool, malgré l’envie de vomir qui lui tenaillait l’estomac. La chanteuse se lança dans un dernier couplet avant que le morceau s’achève, décidée à tenir pour quatre vers encore avant de s’effondrer.

A la tienne, qui ne me vaux pas

A ta femme oui, mon gars

Qui baise la bague à son doigt

Le soir quand elle a froid sans toi

            Ses idées n’étaient plus claires. Le pouvoir de l’alcool reprenait le dessus et la laissait sans arme. Oxalis allait enfin réussir à faire jaillir la vérité. Elle n’était plus une star, plus une étoile hors de portée, juste femme qui continuait à aimer un homme, l’ayant chassée de son esprit depuis longtemps. Romain était ému, sa musique possédait la chanteuse. La portée l’enfermait dans son monde, dans son paradis. Quel spectacle aurait pu être plus beau. Il écoutait en silence, vivait chaque note, tremblait alors que la chanteuse s’élevait dans les aigus. Ils vécurent mal le silence qui suivi, libérés de la bulle qui les avait réunis.

            Oxalis se laissa tomber, Romain l’aida à se relever et l’accompagna jusqu’aux toilettes. Elle y vomit tout ce qu’elle avait dut ingurgiter au cours de la soirée, alcool et nourriture. Elle y évacua le trop plein de souffrance qui lui bouchait la gorge. Une inconnue la raccompagna jusqu’à son appartement. Oxalis ne trouvait plus ses clefs et vida son sac sur le pallier. Elle éparpilla les photos de Joël sur le sol, des portraits de lui seul ou avec elle, lors de soirées qu’ils avaient arrosées ensemble. Elle ne s’en séparait jamais, encore des souvenirs dont elle ne parvenait pas à se départir. La chanteuse partit dans une crise de larmes. Elle ne trouvait pas ses clefs et était assise au milieu de ces relents du passé, qu’elle trainait malgré elle comme des boulets.

            Elle avait dû refermer la porte blindée et laisser le trousseau à l’intérieur. Ce n’était pas la première fois qu’elle le faisait, elle connaissait presque le numéro du serrurier par cœur. La femme la raccompagna chez Romain qui lui proposa son divan pour passer la nuit. Elle accepta et s’endormit comme un bébé, alors que les derniers invités quittaient l’appartement.

            Vers cinq heures, Romain entendit sa voix et la crû réveiller. Il se leva pour jeter un œil, il avait compris qu’elle devait toujours rester sous la surveillance de quelqu’un. A la moindre alerte, il accourait et ne dormait que d’un sommeil léger. Elle dormait encore profondément, en remuant seulement d’un côté ou de l’autre. Oxalis paraissait apaisée, protégée par les bras de Morphée. Alors qu’il s’apprêtait à regagner son lit, trainant ses pantoufles sur le parquet, elle se remit à murmurer. Romain attrapa un stylo et la première enveloppe qui lui tomba sous la main. Il écouta attentivement chacun de ses mots et les nota fidèlement.

Tchin, faisait le vert de nos yeux en se liant

J’aimais quand tu frôlais mon corps d’enfant

Tout cela est bien mort

Mi amor

            Elle ferma la bouche et ronfla légèrement, comme si rien ne s’était passé. Romain attendit pour écouter si elle continuait à parler, mais plus aucun son ne filtra entre ses lèvres, si ce n’est son souffle régulier. Même endormie, elle restait élégante. Mystérieuse jeune femme, qui disait avoir déjà tout vécu, tout essayé et qui se situait juste à l’aube de sa vie, terrifiée à l’idée de s’engager dans un virage en épingle dans lequel la visibilité était nulle. Elle vivait ses aventures la nuit, dans ses rêves. Il n’y avait que là qu’elle y trouvait le repos, qu’elle se sentait enfin chez elle. Ici et sur scène, où ces deux mondes se rejoignaient, où tous les fantasmes étaient possibles sans éprouver la moindre peur.

            Elle rêvait. L’air béat, les yeux clos tournés vers le plafond, elle savourait une  nuit de plus avec le souvenir de Joël. Il se serrait contre son corps, Oxalis le protégeait. Avec lui, elle se sentait forte, des ailes lui poussaient dans le dos, l’envie lui revenait. Leurs jambes s’emmêlaient sous les draps, ils ne faisaient qu’un seul être. La chanteuse était enceinte. Joël avait la main délicatement posée sur son ventre rond, comme s’il craignait qu’il se dégonfle. Elle portait leur enfant. Ce serait un petit garçon, le portrait craché de son père. Il bougeait déjà, la faisant sursauter en donnant des coups de pied. Il frappait à la porte pour sortir, avec ses membres fragiles.

            Joël caressait les cheveux d’Oxalis, passait ses doigts entre ses longues mèches. Il ne  dormait pas, préférait la regarder porter son enfant en silence, le bébé dont ils avaient rêvés pendant tant d’années. Il y eût comme un flash, le rêve changea d’atmosphère. La chanteuse était seule, la tête dans les mains, saoule. Elle était à genoux et tenait difficilement l’équilibre, retenue par le mur derrière elle. Trois verres à Martini vides étaient posés à ses pieds. Elle caressa instinctivement son ventre et leva immédiatement la tête. Il était redevenu plat, le bébé avait disparu. Elle était dans le couloir d’un hôpital. Joël n’était plus là, Oxalis restait seule. La chanteuse ne saisissait pas ce rêve. Elle ne parvenait pas à comprendre ce qu’elle faisait là, abandonnée de tous, alors que l’image d’avant était si idyllique.

            Un homme en blouse blanche passa devant elle comme s’il ne l’avait pas remarquée, dans lui accorder un regard. Les gens autour d’Oxalis travaillaient, s’activaient, elle voyait défiler des brancards et avait l’impression de n’être là qu’une spectatrice. Personne ne lui prêtait attention. Elle entendait les râles des malades dans leur chambre, les flacons de médicaments des infirmières secoués sur les chariots, des pleurs de bébés qui n’étaient pas les siens mais aussi des rires. Un mal de crâne lui transperçait le cerveau. Elle assistait amorphe au spectacle, comme si on l’avait droguée. Elle passait sans cesse sa main sur son ventre qu’elle sentait affreusement vide. Il manquait quelque chose au tableau, il manquait un être, un pan de vie en devenir. Une voix résonnait dans sa tête, chantant un air, toujours le même. Comme l’interminable mélodie d’une pleureuse après la perte de son enfant, de sa chair. L’air continuait, la rendait folle. Cette voix aigüe criait à sa place, mais la peine restait dans son corps, les larmes ne sortaient pas. Elle voulait laisser échapper au moins un gémissement pour montrer sa douleur, mais tout restait en elle.

            Oxalis se réveilla en sursaut, pleine de sueur. Elle passa son doigts sous ses yeux. Sa peau était mouillée. Elle passa le bout de son doigt sur sa langue. Le goût était salé. Machinalement elle posa sa main sur son ventre, comme pour vérifier quelque chose. Elle eut un soupir de soulagement, tout semblait normal. Il était juste gonflé par tout l’alcool quelle avait absorbé la veille, mais rien n’était à signaler. Elle se leva, il était déjà dix heures. Le soleil entrait en plein dans le salon, la lumière était éblouissante. La pièce n’avait pas de rideaux aux fenêtres, Oxalis se demanda comme elle avait pu dormir si tard ainsi. Elle avait une barre au milieu du front, migraine des lendemains de fêtes. Elle avala deux comprimés pour calmer son estomac barbouillé.

            La chanteuse eut du mal à se rappeler ce qui l’avait réveillée. Ce n’était pas la lumière du jour ni un bruit dans la rue. Peut-être Romain qui s’activait dans la cuisine, mais cela lui semblait peu probable. Elle avait si chaud, un vent froid traversait pourtant la pièce à cause de la porte et de la fenêtre, restées ouvertes. Cette vague était sans doute due à l’alcool mais ce genre de symptôme ne lui arrivait jamais. Elle se rappela enfin son rêve, d’abord vaguement, puis plus distinctement. Elle revit les couloirs blancs, se souvint de grincements, d’agitation autour d’elle. Oxalis se remémora le flash précédent. Elle, blottie contre un corps d’homme, juste assez poilu pour être viril mais sans trop. Ses jambes collées le long de son partenaire. L’odeur délicate d’un parfum de rose. Mais ces bribes de souvenir ne lui suffisaient pas pour comprendre ce rêve. N’était-ce d’ailleurs pas un cauchemar ?

            Romain lui apporta un plateau pour le petit-déjeuner, elle n’avait qu’à se laisser servir. Elle laissa le cauchemar de côté pour attaquer un croissant et son verre de jus d’orange. Romain avait pris soin de lui presser les fruits, de faire chauffer son thé. Il avait même acheté son parfum préféré, vanille. Elle se sentit coupable de toujours lui causer des soucis, il était sans cesse derrière elle pour l’empêcher de déraper.


Chapitre 7

            C’était au tour d’Abigaïl de passer des nuits blanches, à scruter le plafond comme s’il allait lui apporter une solution. Savoir Oxalis seule la rongeait de culpabilité. Elle était si imprévisible, il lui suffisait d’une pulsion pour exploser. L’attachée de presse la savait au bord du gouffre mais était certaine que tenter de se rapprocher d’Oxalis après sa trahison ne ferait que rapprocher la chanteuse du fossé.

            Elle s’occupait d’autres artistes, avait rencontré des dizaines de chanteurs pleins de doutes, d’enfants gâtés. Oxalis, c’était autre chose. Elle ne venait pas de ce monde plein d’argent où l’on claquait des doigts pour toucher le pactole. Elle avait crû qu’accéder à la gloire la libérerait, lui apporterait le bonheur après lequel elle ne cessait de courir, mais elle s’apercevait qu’il n’en était rien. Chaque fois qu’elle atteignait son but, elle sentait ce vide en elle qui lui ordonnait de courir ailleurs, de découvrir autre chose. Elle avançait, croyait toujours pouvoir trouver le repos puis finalement continuait son marathon, sans avoir aucune idée de ce qu’elle cherchait.

            Elle commençait à s’essouffler, épuisée par sa course de fond. Elle voyait les autres se mettre en couple, avoir des enfants, s’installer. Elle ne le disait pas mais Abigaïl savait qu’elle ne supportait plus de voir les couples se promener main dans la main, qu’elle tournait la tête devant une aire de jeux. Elle crevait de jalousie devant tous ces gens qui avaient réussi à avoir un bonheur simple. Elle cherchait toujours et sa boulimie de travail ne lui suffisait pas à faire le deuil de Joël. Ses concerts n’étaient plus qu’une trêve pour ne pas penser à sa solitude.

            Abigaïl eût une idée, à force de contempler dans la nuit le plafond invisible. Son mari ronflait à côté, elle ne le supportait plus. Ils n’avaient pas dormi l’un à côté de l’autre depuis trois semaine, ses ronflements la dégoûtaient. Elle se leva et remua des paperasses dans un tiroir. Son imbécile de mari poussa un grognement et se retourna. Elle sortit sur la pointe des pieds avec une liasse de documents à la main. Son pied butta contre le tabouret de la cuisine, tout ce qu’elle tenait dans ses mains valsa par terre. Son mari se leva en entendant son cri et lui gueula dessus.

            « Dès que tu es là c’est insupportable ! Tu peux pas dormir la nuit comme tout le monde ? Quand c’est pour faire l’amour t’es trop fatiguée, mais pour te sauver en catimini ya pas de problème ! Tu vas retrouver qui comme ça, avec toutes tes paperasses ? Tu sais bien faire, ça, mentir, comme ta mère !»

            Abigaïl se mit à pleurer en se massant la cheville, assise sur le carrelage. Elle aussi avait rêvé d’un amour qui ne fanerait jamais, comme dans les contes de fées. Elle y avait crû, à son prince charmant, elle l’avait cherché jusqu’à être trop épuisée. Oxalis ne renonçait pas. Jamais Abigaïl n’était parvenue à la ramener à la raison. Elle courrait après son bonheur sans concessions, en s’engouffrant dans chaque porte ouverte pour voir ce qu’il y avait de plus à dénicher plus loin. Elle vivait avec la peur de ne rien trouver de plus au bout du chemin, que Joël ne l’attende pas à l’arrivée comme si elle était sa seule femme. Les artistes qu’Abigaïl avait côtoyé jusque là pleuraient pour des caprices, Oxalis retenait ses larmes au souvenir de l’homme qui l’obsédait. Un chagrin qui ne passerait pas, coincé comme un chat en travers de sa gorge.

            L’attachée de presse attrapa le combiné de son téléphone puis le reposa. Cela ne servait à rien, Oxalis refuserait de lui répondre et de la croire, même si elle se résignait à lui raconter la vérité. Elle rassembla ses papiers éparpillés sur le sol et laissa de côté celui qu’elle cherchait, rangé dans une pochette en papier. Le dernier concert de la tournée se tenait dans deux mois. Elle irait acheter deux billets de train, les glisserait dans l’enveloppe en partance pour Lyon. Elle resta un moment pensive, se demandant si elle prenait la bonne décision. Elle avait fait assez de faux pas.

            Tant pis, le mal était déjà fait. Abigaïl décida de tenter le tout pour le tout. Elle écrivit sur l’enveloppe, à l’encre noire, le nom de Joël et son adresse. Elle ne laissa ni mot, ni signature pour accompagner la place de spectacle. Elle guetterait la réaction de loin, personne ne saurait qu’elle était intervenue. Elle nota dans un coin le numéro de la place correspondant au billet. Viendrait-il ou pas ? Comprendrait-il le sens de ce message ? Etait-ce seulement bien ce Joël qu’Oxalis attendait ?

            C’était la seule solution que voyait Abigaïl pour éviter qu’Oxalis ne replonge. Les soirées qu’elle avait passée à l’hôpital pour veiller sur elle après des comas éthyliques, les nuits où elle l’avait ramenée dans son lit alors que la chanteuse était aux prises de la drogue, Abigaïl ne voulait plus de cet enfer. Cette fois, elle craignait de ne plus avoir la force de résister et de plonger à son tour. Les journées à se promener avec Oxalis dans les jardins de l’hôpital en attendant les résultats d’une prise de sang ou d’un énième examen, Abigaïl ne pouvait même plus y penser. Elle avait crû avoir sauvé Oxalis de la noyade mais peu à peu, sa tête disparaissait de nouveau sous l’eau.

            Trois ans auparavant, Abigaïl lui avait prouvé qu’elle pouvait avoir en elle une confiance absolue, réduite à néant en moins d’une semaine, par une impardonnable bêtise. C’était elle qui l’avait sortie des cures de désintox qu’elle enchainait après que Joël l’ai laissée seule. A chaque fois qu’elle s’en tirait, il suffisait d’une soirée en boîte, d’une mauvaise rencontre pour replonger et s’imbiber de tout ce qu’on pouvait lui proposer. Cannabis, crack, cocaïne même, elle avait goûté à tout. La journée elle se galérait en cherchant l’inspiration, envoyait des maquettes à des maisons de disques qui jamais ne montraient de l’intérêt pour son travail.

            Abigaïl avait demandé à la rencontrer, elle avait par hasard  trouvé l’un des disques dont la chanteuse inondait les maisons d’édition. Elle s’était rendue sans préjugés jusque dans sa chambre du centre de soin, pour lui dire combien elle croyait en elle. Les deux femmes avaient travaillé ensemble pour produire des maquettes professionnelles à la hauteur de son talent et ne plus envoyer de chansons à la qualité médiocre, enregistrées dans des studios miteux mais bon marché. Abigaïl lui avait présenté ses connaissances dans le métier, Oxalis avait pu s’intégrer au monde de la musique. Dans son acharnement à sortir du lot, elle en avait oublié de se remettre à fumer, à se droguer. La chanteuse n’avait plus le temps de trainer parmi les groupes de fêtards qui veillaient en buvant et en enchainant les substances illicites. L’interdit avait cessé de l’exciter, la musique lui prenait tout son temps pour ne plus songer à Joël.

            La célébrité devait leur permettre de se croiser de nouveau. Elle avait rêvé de devenir l’être de rêve qui peuplerait ses nuits, de l’obséder tant et plus qu’il serait revenu. Elle l’avait fantasmée bien des fois, sa vie auprès de Joël, avec leurs enfants, leur maison au milieu de nulle part. Chanter n’était que le moyen de le faire revenir. Jamais elle n’avait baissé les bras et Abigaïl osait lui ordonner de cesser de s’acharner. Elle touchait au talon d’Achille d’Oxalis sans en avoir la permission. Elle franchissait la barrière qui existait toujours entre elles, qui se confiaient presque tout. Il lui avait suffit de prononcer ces quelques mots, d’oser réduire les espoirs d’Oxalis à néant pour la replonger dans la violence. C’était le seul médicament qui évacuait ses pulsions, qui lui faisait perdre la tête au point de lui faire oublier Joël.

            Sa vie à ne penser qu’à lui était devenue un enfer. A chaque coup de téléphone, elle espérait entendre sa voix au bout du fil. Sur chaque SMS elle attendait de voir s’afficher son numéro. Elle ne se séparait plus de son téléphone portable, consultait ses e-mails d’un main fébrile, en attendant qu’il lui écrive. Pendant que le serveur réfléchissait, elle tapotait nerveusement sa souris et cliquait sur tous les onglets qui s’affichaient. Même chose pour sa boîte aux lettres.

            Elle guettait de sa fenêtre l’arrivée du facteur, en rêvant d’une lettre d’amour. Jadis, il lui en avait envoyé de magnifiques. Elle était tant bien que mal parvenue à les jeter mais elle conservait dans son portefeuille la première de ses missives. La dernière était partie en fumée le jour de leur séparation, elle portait des phrases trop douloureuses à relire. Elle avait pleuré en regardant le papier se consumer dans les flammes de la cheminée, revu leurs bons moments ensemble. Devant lui elle n’avait versé qu’une seule larme, la gorge nouée, incapable d’encaisser le coup. Elle la voyait encore glisser lentement sur le cuir de sa veste, jusqu’au bas de la fermeture éclair, avant de tomber sur le sol.

            Cela arrivait parfois, une lettre perdue qu’elle recevrait trente ans après, égarée par les services postaux. Un billet où il lui annoncerait son erreur, qu’elle était l’unique femme de sa vie et qu’il leur fallait se remettre ensemble s’il elle ne voulait pas qu’il se laisse mourir. Une missive où il lui dirait qu’il était prêt à la suivre à l’autre bout du monde, à supporter ses sautes d’humeur, ses doutes, à la pousser toujours plus loin dans ses ambitions. Un courrier dans lequel il lui jurerait n’avoir pas connu d’autre femme après elle car les autres ne lui arrivaient pas à la cheville, n’avaient que le quart de son talent. Plus Abigaïl lui disait d’arrêter de rêver et plus elle y croyait, plus elle s’enfermait dans ses illusions.

            Elle s’enfermait dans son monde, écoutant en boucle la musique de son voisin en fumant ou en buvant, parfois les deux, selon son humeur. La sensation était si douce, l’illusion que tout était possible l’enveloppait. Elle n’attendait plus, impuissante, que Joël pense à elle. Elle s’imaginait ouvrant sa lettre et lâchant sur le papier des larmes de joie. Le papier aurait son odeur, ce parfum qu’il aimait tant et qu’elle lui avait offert pour ses vingt ans. Son univers était parfait, tandis que des effluves d’herbe envahissaient la pièce. Elle le façonnait selon ses désirs, au gré de ses instincts. Plus de limites, rien d’impossible. Oxalis volait, elle planait sur le monde, maitrisant la force du vent, décidant du cours de sa vie. Quand la drogue cessait son effet, la solitude étreignait la chanteuse, chaque fois un peu plus fort. La sensation de perte la pénétrait jusqu’aux entrailles, elle ne songeait plus qu’à repartir pour un voyage dans l’illusion.

            Elle continuait de haïr Abigaïl de tout son cœur, qui l’avait si bien sauvée pour la faire replonger quelques années tard. Oxalis avait vu en elle son ange gardien, elle y voyait à présent un démon qui jouait avec ses sentiments, qui utilisait contre elle les faiblesses qu’elle lui avait confiée. Cette dernière avait essayé de la rappeler une seule fois, Oxalis avait préféré ne pas répondre. Elle était seule depuis toujours et c’était qu’elle était destinée à terminer sa vie. A naviguer entre ses rêves, elle n’était pas si malheureuse. Les autres voulaient l’éloigner de ces instants de bonheur, dont ils ne pouvaient évaluer le bien qu’ils lui procuraient. Là elle vivait son amour, ici elle trouvait sa force et sa source pour affronter la réalité avec courage.

            Abigaïl comprit la gravité de la situation en passant un matin devant le kiosque à journaux. Comme d’habitude, elle allait acheter les titres manquants pour sa revue de presse. La presse à scandale s’était évidemment délectée du conflit des deux femmes en pleine rue, mais ne comptait pas lâcher l’affaire en si bon chemin. Oxalis était surveillée jour et nuit, plus ou moins discrètement. Ces dernières années, elle avait rarement fait de vagues. Les clichés et les scoops la concernant se vendaient d’autant mieux. Les magazines avaient trouvé en elle leur nouvelle muse, pour varier la une de leurs couvertures.

            En cette fin d’été, les célébrités en maillot sur la plage ne séduisaient plus et se faisaient moins nombreuses, les frasques d’Oxalis devenaient un bon argument de vente. Qu’importait qu’elle se sente mal, qu’elle tombe malade, qu’elle meure, les paparazzis seraient toujours à courir après elle pour s’arracher les derniers clichés, jusqu’à ce qu’une autre malheureuse la remplace. Abigaïl lut la une de Public, « Oxalis, se dévergonde », Voici, « La chanteuse n’a pas trouvé l’amour cet été », avec en sous-titre : « Après une série de concerts fructueux, Oxalis s’effondre. »

            Abigaïl les acheta avec dégoût, c’était son métier d’étudier tout ce qui pouvait se dire sur sa protégée. Elle ne la laisserait pas tomber, mieux valait être au courant des rumeurs circulant sur son compte pour parer les attaques. Elle aussi était d’ailleurs concernée. Abigaïl n’était pas une débutante dans le milieu, elle avait croisé la route de nombreuses stars avant de se consacrer à la carrière d’Oxalis. Les paparazzis la connaissaient, elle avait à plusieurs reprises dû travailler avec eux. Il fallait corriger leurs phrases, enlever de leurs propos tous les superlatifs et qualificatifs superflus. Dès qu’ils pouvaient mettre le doigt sur une faille, une faiblesse, ils ne la lâchaient plus.

            L’attachée de presse ne put se retenir de feuilleter les magazines avant d’arriver à son bureau. La caissière du kiosque les avait manifestement lus avant elle et, à la façon dont elle avait dévisagé Abigaïl, il devait y avoir dans ces articles de quoi lui faire dresser les cheveux sur la tête et mettre en danger la carrière d’Oxalis. Cette dernière devait se reprendre et au moins adopter un bien-être de façade devant les journalistes.

            Oxalis faisait la couverture et trois pages à l’intérieur du « Voici », qui se délectait à relater leur altercation en pleine rue. Trois images y montraient la star les cheveux ébouriffés, empoignée par Romain qui tentait de la faire entrer dans sa voiture, ainsi que sa main frappant la joue d’Abigaïl qui était suffisamment cachée par le corps de la chanteuse pour qu’on ne la reconnaisse pas. Public et Closer avaient écrit sensiblement le même article, le même pigiste travaillait probablement pour les deux. Abigaïl s’empressa de chercher le nom des auteurs des articles et des photographes dans sa base de données pour ne plus jamais leur accorder la moindre interview. Elle laissa une note rouge, écrite en gras, sur la fiche réservée à chacun d’entre eux. L’attachée de presse écrivit une lettre à chacun des magazines pour  désapprouver leurs méthodes, en sachant pertinemment que cela ne servait à rien.

            Elle rangea d’un geste rageur les articles dans le dossier d’Oxalis après les avoir tant bien que mal lus en entier. Elle ne les lui envoya pas comme elle le faisait parfois pour les bonnes feuilles. Il suffirait à la chanteuse de descendre dans sa rue pour être hantée par ces couvertures mensongères. Abigaïl se souvint de l’époque où elle travaillait majoritairement avec des groupes de rock, confirmés ou prometteurs. Leurs frasques déchaînaient les foules et multipliait le nombre des fans. Pour Oxalis, c’était différent ; elle perdrait son auditoire à s’enfermer dans la drogue, à s’éloigner de son public. Les fans cherchaient cette proximité qu’elle savait avoir avec eux tout en restant à distance, comme une créature de leurs rêves. Ils voyaient en elle un espoir, un ange porteur de bonheur qui ne les ferait pas plonger à leur tour mais les sauverait de leurs tracas. Pour les garder, continuer à les garder sous son emprise, elle devait les choyer, les envouter encore plutôt que de se laisser entrainer elle-même par les volutes de la coke.

            Abigaïl avait beau réfléchir, elle ne savait plus que faire pour rétablir la situation. Dans un dernier espoir, elle avait envoyé une place de concert l’adresse de Joël en ne sachant même pas s’il s’agissait de la bonne personne. Oxalis n’avait jamais mentionné son nom de famille en sa présence. L’attachée de presse ne savait même pas s’il connaissait le nom de scène de la chanteuse. Elle n’utilisait un pseudonyme que depuis sa rencontre avec Abigaïl et elle était à ce moment là déjà séparée de Joël. Il l’avait connue amatrice, inondant vainement les maisons de disques pour percer dans la musique, elle l’avait connu simple apprenti en pâtisserie. Chacun d’eux aurait pu radicalement changer de voie.

            Mais Abigaïl n’oubliait pas la voix d’Oxalis, grésillant encore dans l’autoradio alors que la voiture de Joël gisait défoncée dans l’arbre qu’elle avait percuté quelques secondes auparavant. Cette voix unique, dernier signe du temps qui continuait à s’écouler, de la vie qui continuait de circuler dans les veines de et homme qui gisait comme mort. Seul bruit alors que le silence envahissait tout, qu’Abigaïl œuvrait presque inconsciemment pour sauver cet être. C’était le moment de croire au destin. Le hasard pouvait précipiter les choses et conduire vers des évènements non planifiés. Abigaïl n’avait plus qu’à prier. Elle ne voyait pas d’autre moyen de remettre Oxalis debout que de lui retrouver l’homme qu’elle aimait. Pas d’autre solution pour sauver sa carrière alors qu’elle glissait vers le fond d’une crevasse. Abigaïl était la seule à pouvoir lui lancer la corde pour remonter.

            Elle téléphona à Romain. Depuis qu’elle savait qu’il s’était rapproché d’Oxalis, elle l’appelait tous les jours pour lui rappeler de ne pas lâcher la chanteuse d’une semelle. Abigaïl avait obtenu sa parole qu’il ferait de son mieux. Il passait voir Oxalis chaque jour, ils travaillaient sur sa chanson. La plupart du temps, elle était saoule ou complètement stone lorsqu’il arrivait. Il ne s’en formalisait pas, lui-même s’était drogué avant de parvenir à accepter son homosexualité. Il savait que seules ces substances pouvaient parfois tirer de la déprime et ne réprimandait jamais la chanteuse.

            Il la trouvait plus inspirée lorsqu’elle flottait dans un état second. Il s’empressait de noter les mots, les phrases qu’Oxalis lui dictait et qui semblaient sortir naturellement de sa bouche, comme un long flot. Il faisait lui-même le tri entre ce qui avait un sens et ce qui n’en comportait pas. Cette chanson serait achevée grâce à leur collaboration, mais chaque couplet venait des profondeurs de l’esprit d’Oxalis. Chaque strophe était crachée par son inconscient tandis qu’elle divaguait. Nulles paroles n’auraient pu mieux la décrire, exprimer ses ressentis de manière plus précise. Elle léguait à travers ce texte le témoignage le plus poignant de sa détresse.

            Lorsqu’Abigaïl l’appelait pour prendre des nouvelles d’Oxalis, il restait vague et ne lui soufflait mot de leur projet commun. En secret, c’était lui qui lui fournissait sa drogue et ses bouteilles d’alcool, sans qu’elle ait besoin de sortir. La chanteuse n’avait plus mis le nez dehors depuis une semaine, s’arrachant ainsi à la traque des paparazzis lassés de son silence. Romain si attentif aux souffrances d’Oxalis, si prévenant, prenait la maitrise sur les faits et gestes de la chanteuse dont la santé déclinait.

            Il avait demandé à Abigaïl de faire reporter les derniers concerts, jugeant lui-même que la chanteuse n’était pas en état de se produire sur scène. N’ayant plus aucun contact avec sa protégée, celle-ci avait fait le nécessaire sans insister. Si Romain refusait de lui communiquer des nouvelles, l’attachée de presse n’aurait plus aucun moyen de suivre Oxalis. Elle lui vouait une totale confiance, à lui qui prenait soin de la visiter quotidiennement, de lui faire ses courses lorsque les placards étaient vides. Il ne lui faisait jamais remarquer qu’elle téléphonait trop souvent, il s’armait de patience pour lui raconter les nouvelles les plus anodines. Parfois, Oxalis était à côté de lui  et le laissait inventer des mensonges, de fausses promenades au Jardin de Bagatelle ou des visites au Louvre.

            Les concerts ne manquaient plus à Oxalis. Elle préférait passer ses journées à rêver d’un autre monde, à divaguer, à ordonner à Romain de lui préparer un cocktail de plus, à lui faire acheter des bouteilles de Champagne à dix heures du matin. Elle trouvait chaque jour un évènement à fêter. Ils buvaient ensemble au retour de Joël, à son premier enfant, à son nouvel album. Tout cela n’avait lieu que dans ses rêves ; elle ne s’en rendait même pas compte et Romain l’encourageait dans son jeu, la trouvant plus créative, plus belle dans ce bonheur de pacotille. Il aimait plus que tout son air dévergondé, celui d’une fille prête à tout, ne connaissant aucune limite.

            Parfois, Oxalis reprenait le dessus. Elle réclamait la présence d’Abigaïl, oubliant sa rancune contre son attachée de presse. Romain lui rappelait alors ses erreurs et de nouveau, elle se mettait à la détester et à la couvrir d’insultes. Son voisin s’était installé chez elle à demeure. La chanteuse avait refusé au départ, aimant trop les moments de solitude où elle pensait à elle, à son monde, sans que Romain soit à côté d’elle, à noter chaque phrase qui sortait de sa bouche. Les cauchemars avaient ensuite commencé à la hanter. Il ne se passait pas une nuit sans qu’elle se voie dans le couloir d’un hôpital, à pleurer son ventre devenu plat, à passer pour invisible au milieu du personnel médical, sans comprendre pourquoi. Elle avait fini par installer un lit à Romain dans son salon. Quand il dormait dans son appartement, Oxalis se sentait en sécurité et passait de longues nuits sans troubles.

            La chanteuse s’était habituée à sa présence constante. Elle n’aimait pas qu’il lui interdise de sortir en prenant les potentiels assauts des journalistes comme excuse, mais en échange il lui fournissait ses réserves de coke. Quand elle désirait quelque chose, il lui suffisait de le demander et il s’empressait de satisfaire ses demandes. Romain était le seul ami qu’il lui restait puisqu’Abigaïl l’avait lâchée.

            Les autres musiciens s’étaient vaguement inquiétés pour elle en apprenant le report des dernières dates de la tournée, mais Romain les avait rassurés, elle avait juste un coup de fatigue. Eux avaient d’autres préoccupations, une famille à gérer et des concerts en prévision, ils pensaient Oxalis capable de se débrouiller seule. En apprenant sa  dispute avec Abigaïl, ils s’étaient rangés du côté de l’attachée de presse. Jamais la chanteuse n’avait été assez proche d’eux pour mentionner son amour pour Joël en leur présence. Ils n’avaient donc rien compris aux motifs de cette altercation, qu’ils mettaient sur le compte d’un caprice d’Oxalis. Ils attendaient simplement qu’elle se calme et revienne vers eux. Il leur était facile de faire confiance à Romain pour tout gérer. Même s’ils ne le connaissaient pas, il semblait suffisamment proche de la chanteuse pour la remettre sur pied.

            Deux jours de suite, le voisin ne répondit plus au téléphone. Abigaïl s’inquiéta. Plusieurs fois, elle lui avait demandé de parler directement avec Oxalis. Ses refus avaient si catégoriques que l’attachée de presse le soupçonnait de n’avoir même pas essayé de plaider en sa faveur. Il lui répondait toujours immédiatement , sans prendre le temps de communiquer avec Oxalis. Romain disait à Abigaïl qu’elle proférait encore contre elle les pires insultes et qu’il était vain d’essayer de parlementer, qu’il se mettrait Oxalis à dos à coup sûr. Son ton devenait cassant et il changeait immédiatement de sujet. Au départ, l’attachée de presse se laissait berner par son discours, quand il plaçait la bonne santé d’Oxalis avant tout et le fait qu’elle avait besoin de calme et de repos pour se ressourcer et pouvoir redémarrer la tournée.

            Après deux jours sans nouvelles, durant lesquels elle avait appelé à plusieurs reprises, Abigaïl commença à sérieusement s’inquiéter. Elle fila en scooter jusqu’à l’appartement de la chanteuse, quai Voltaire. Elle ralentit en passant sous ses fenêtres. La lumière était allumée, Oxalis et Romain devaient donc bien être présents. Elle se gara deux rues plus loin et revint à pied. L’attachée de presse se posta au bas de l’immeuble, près de la porte cochère, cachée derrière une voiture pour ne pas être démasquée de là-haut. Oxalis habitait au dernier étage et, à part les rais de lumière, Abigaïl ne pouvait rien distinguer dans l’appartement. Elle prit garde à ne pas avoir une attitude trop suspecte, car la gardienne avait l’œil sur tout ce qui bougeait dans la rue. Tel un rapace, elle ne perdait pas une miette du spectacle et n’hésitait pas à prévenir la police au moindre comportement suspect.

            Abigaïl attendit un moment et commença à perdre espoir. Elle avait mal aux genoux à force de rester debout et craignait un torticolis car elle ne cessait de lever la tête vers la fenêtre du dernier étage, alors qu’elle n’apercevait même pas une ombre passer derrière les rideaux. Elle se persuada de rentrer chez elle lorsque la porte cochère s’ouvrit. Elle hésita à bondir dans l’entrebâillement, sachant qu’il y avait de grandes chances pour qu’Oxalis refuse de lui ouvrir la porte.

            Abigaïl sursauta et recula d’un bond. Elle s’accroupit derrière une voiture. C’était Romain qui sortait de l’immeuble. Il ne marchait pas droit et semblait tituber sous le poids de son corps. Il traversa la rue de son pas mal assuré. L’attachée de presse leva prudemment la tête derrière le pare-brise pour le surveiller. Nouveau coup d’œil vers le dernier étage ; elle tenta de distinguer l’ombre d’Oxalis mais celle-ci demeurait invisible.

            Lorsque son regard redescendit sur Romain, il discutait avec un groupe de trois personnes, auxquelles Abigaïl aurait donné une trentaine d’années. Ils portaient des sweat-shirts noirs, tenue rarement de mise dans le quartier. Ils parlaient avec agitation, se balançant parfois des tapes dans le dos. Leur entrevue fut rapide. Serrage de main discret, salut de la tête et chacun repartit de son côté, les uns dans leur décapotable, Romain vers l’appartement d’Oxalis. Sa main droite était crispée, comme s’il y serrait quelque chose de caché. L’attachée de presse le vit cette fois de face, alors qu’il rejoignait la porte cochère au pas de course, faisant des zig-zig au milieu de la route.

            Elle lui trouva un air différent. Ses traits étaient tirés par la fatigue, des cernes  noires se creusaient sous ses yeux. Ils regardait dans le vague. Abigaïl fut choquée par la crispation de son bras. Ses muscles tremblaient alors qu’il serrait son poings de plus en plus fort. Il ne la vit pas, il semblait ailleurs. Il faillit butter contre le bord du trottoir et retrouva l’équilibre de justesse, puis disparut dans le bâtiment.

            Abigaïl n’était pas dupe. Les bandes de jeunes gens habillés comme dans les cités ne trainaient pas par hasard le soir dans les quartiers chics. Elles restaient dans leurs banlieues. Romain, avec ses souliers vernis et ses pantalons slim, n’avait rien  à voir avec eux, sauf peut-être pour une unique raison. La poudre blanche qu’il protégeait si bien dans le creux de sa main était son mode de survie dans la solitude. Il avait trouvé en Oxalis une partenaire idéale pour l’accompagner dans ses jeux. Elle n’était pas assez robuste pour lui résister, il profitait de sa faiblesse.

            Plus Abigaïl y réfléchissait et plus elle croyait se tromper . Ses doutes sur Romain étaient sûrement infondés, elle lui aurait quelques jours auparavant accordé le bon dieu sans concessions. Elle n’avait aucune preuve qu’il s’agisse bien de coke. Oxalis lui avait parlé de son voisin à plusieurs reprises et toujours décrit comme un type net, sans histoires. Pourtant, en y pensant, tout concordait. Il avait trouvé en Oxalis une femme qui avait déjà trempé dans la drogue et qui pouvait y replonger toujours pour les mêmes raisons. C’était le simple hasard d’une rencontre qui l’en avait tirée.      A deux, ils pouvaient explorer le fond de leurs délires, s’entraîner toujours plus loin dans la déchéance, perdre pied sans en avoir l’impression, se rassurer.

            Abigaïl devait tirer Oxalis de là avant que Romain parvienne à la détruire, mais un doute persistait. Elle ne parvenait pas à se rendre à l’évidence, même après avoir vu les pupilles explosées de Romain, rougies de sang. Elle se remémorait sa voix dans le téléphone, il paraissait si alerte et prévenant. Elle rentra chez elle en conduisant d’un air distrait, ne cessant de ressasser ses questions dans sa tête. Abigaïl grilla un feu rouge, un automobiliste en coccinelle la klaxonna, elle fit celle qui n’avait rien remarqué et continua sa route.

            Le billet qu’elle avait envoyé à Joël ne servait à rien, puisque la tournée était reportée. Elle devait forcer Oxalis à la reprendre, la convaincre que son public la sauverait plutôt que la drogue, faire revenir la chanteuse à une vie plus saine.

Chapitre 8

            Oxalis trouva une lettre sur la table basse, à côté de la porte d’entrée. Elle était encore cachetée et paraissait l’attendre. Elle avait été postée dans une enveloppe longue, l’expéditeur était indiqué à l’arrière. La chanteuse ne connaissait pas le nom de l’envoyeur, elle décolla intriguée la languette blanche qui fermait la missive. N’y parvenant pas, elle déchira le papier en prenant garde de ne pas abimer la lettre à l’intérieur. Sur le papier blanc se déroulait une écriture manuscrite soignée, sur le recto et le verso.

            Oxalis en lut les premières lignes. Il y avait bien longtemps qu’elle n’avait pas reçu de courrier. Chaque mois, elle recevait un paquet avec les lettres de ses fans, que sa maison de disques lui transmettait. Pourtant le mois dernier, elle n’avait rien eût. Elle ne s’en était pas inquiétée jusqu’à présent, trop préoccupée par le reste. La chanteuse se demanda un instant ce qu’était le reste. Après tout, il ne lui semblait pas avoir été très productive ces temps ci, pourtant les jours défilaient à une vitesse folle.

            La drogue, l’alcool la mettaient dans un état tel qu’Oxalis n’avait plus conscience du temps qui s’égrenait. Quand elle ne prenait rien elle dormait, parfois pendant des journées entières. Durant ses nuits blanches, elle regardait le plafond en écoutant le ronflement de Romain à côté d’elle. Enfin un véritable ami, il était si bon pour elle. La chanteuse aimait le regarder dormir comme un bébé pendant ses insomnies. Elle savait qu’il la secourrait à la moindre de ses alertes, qu’il était prêt à tout pour la satisfaire. Rien ne les avait prédestiné à se rencontrer, le hasard les avait fait habiter sur le même pallier. Il comprenait ses désirs et parfois les anticipait. Il ne lui demandait qu’une chose, écrire pour lui des chansons.

            Elle n’avait pas le souvenir de lui avoir écrit beaucoup de textes. Pourtant, il lui montrait parfois à son réveil une page noircie de mots, qui ne lui semblaient pas venir d’elle. Il avait la larme aux yeux en lui lisant les lignes écrites, il la remerciait et la prenait dans ses bras, la couvrait de baisers. Elle le laissait faire, il semblait alors si heureux. Elle partageait sa joie même si elle pensait que le texte n’était pas d’elle, ne se souvenant pas des paroles du texte. Il lui jurait inlassablement qu’elle était un auteur de génie, elle acceptait ses compliments sans vraiment les comprendre.

            Elle relut plusieurs fois les premières lignes de la lettre, qui lui brisèrent le cœur. Elle avait oublié à quel point les mots de ses fans étaient touchants, ce qu’ils provoquaient en elle lorsqu’elle décachetait toutes ces lettres. Il lui semblait toujours qu’ils s’adressaient à une autre femme, un être parfait, presqu’une déesse devant laquelle ils étaient prêts à se prosterner. Cette Oxalis de rêve avait l’air si puissante que nul ne paraissait pouvoir lui résister. Elle réussissait tout et envoutait les foules. La chanteuse ne se reconnaissait pas dans ce tableau, elle si hantée par la peur, habitée de tant d’interrogations qu’elle en perdait le sens de sa vie.

            « Chère Oxalis », commençait cette admiratrice qui n’avait sans doute su de quelle manière s’adresser à son idole.

            « J’ai eu la chance d’assister à ton concert à Lyon. Ce fut un vrai moment de bonheur, peut-être le plus beau de ma vie. Je n’ai pas réussi à avoir votre autographe cette fois-ci, mais je vous remercie pour celui de la dernière fois, lors de la séance de dédicaces sur la Place Bellecour. »

            Ici, l’admirateur s’embrouille, se demandant s’il valait mieux tutoyer ou vouvoyer la chanteuse. Elles ne se connaissaient pas, mais cette femme savait manifestement tout de sa vie ; sa date de naissance, les prénoms de ses parents, le lieu où elle avait grandit. Sous cet angle, on pouvait donc admettre que l’une connaissait l’autre, sans réciprocité. L’admiratrice passait donc avec une hésitation non masquée du tutoiement au vouvoiement, Oxalis n’y prit pas garde. Elle avait toujours été proche et lointaine avec les gens, même avec ses amis les plus intimes. Le temps lui avait prouvé qu’elle avait eu raison ; ces amis si fidèles étaient partis, sans avoir jamais fouillé son intimité jusqu’à son fond.

            « Tes chansons me font vibrer de l’intérieur. Elles me calment lorsque je déraille, elles me donnent le courage d’affronter les obstacles qui se dressent sur mon chemin. Pour cela je voulais te remercier, car sans toi qu’aurais-je fait ? Peut-être décroché, sans doute pleuré toutes les larmes de mon corps sans trouver de lumière au bout du tunnel. Tu es la lueur d’espoir à laquelle je dois ma survie, tu es cette lumière tremblotante à l’issue du couloir de ma mort. »

            Oxalis fut touchée par l’écriture de cette femme, qui posait des mots sur sa souffrance alors qu’il lui était si difficile à elle-même d’y parvenir. Elle avait eu pour cette femme l’impact que Joël produisait sur elle. Il la conduisait sur le droit chemin, lui seul l’empêchait de sortir du sentier. Pourtant, se sentant abandonnée, elle l’avait quitté pour suivre Romain. Romain avait cette force rassurante, il guidait ses pas dans le noir. Plus besoin de réfléchir, de s’interroger, elle menait désormais une vie si tranquille, loin des tumultes. Oxalis se rendit compte en lisant cette lettre qu’elle était maintenant dépourvue de toute émotion. Le monde et ses remous glissaient sur elle sans la cogner, les tracas de la vie la traversaient sans qu’elle y prenne garde. Romain s’occupait de tout, lui procurant les moyens d’oublier, de voyager à travers ses pensées et ses souvenirs sans être affectée par leur violence.

            « Je t’écris simplement pour te remercier, car tu pourrais être mon étoile. Lors de tes concerts, j’ai été touchée par ce que tu étais en réalité, une femme comme les autres. Tant que l’on ne t’a pas vu en chair et en os, on ne peut évaluer  ton humanité et ta bonté. Vous ne ressemblez pas aux autres, que l’on voit à la télé. Les gens voient derrière votre  reflet sur le petit écran un être rare, ne l’oubliez jamais. C’est cela qui m’a impressionné chez vous, depuis six ans que je vous suis lors de chaque tournée. Je vous accompagnerai encore pendant de nombreuses années et beaucoup comme moi vous suivrons, quoiqu’il arrive. Vous devez avoir beaucoup de courage. »

            Oxalis se retourna brusquement. Plongée dans sa lecture, elle n’avait pas prêté attention à Romain qui remontait les escaliers. Elle cacha d’un geste rapide la lettre sous son oreiller de plume, en prenant garde qu’elle ne dépasse pas de la taie en vichy vert. Cette taie lui avait été offerte par sa grand-mère, une femme au cœur d’or. La seule qui gardait un esprit sensé dans sa famille éclatée, tiraillée par les querelles. Elle en avait caché des choses, sous cet édredon.

            Sa grand-mère le lui avait offert pour y planquer des photos d’elles deux, car les parents d’Oxalis lui avaient interdit de voir sa petite-fille. De leurs rendez-vous furtifs d’autrefois ne restaient que ces clichés, qu’elle conservait encore dans les plis du tissus. Adolescente, les portraits de ses amoureux et leurs lettres, quelques revues érotiques y avaient pris place aux côtés des derniers souvenirs qu’il lui restait de sa grand-mère.

            Romain referma la porte d’entrée avec violence, il avait l’air de mauvaise humeur. Il ne marchait pas droit. Oxalis savait qu’il avait de la nouvelle marchandise et qu’il n’avait pas attendu de franchir le seuil de l’appartement pour y goûter. Pour la première fois, elle se rendit  compte à quel point Romain paraissait épuisé. Son anticerne ne suffisait plus, sa crème de jour Jean-Paul Gautier, dont il se vantait tant, ne cachait plus la sécheresse de sa peau ni la pâleur de son teint, devenu presque translucide. La chanteuse lui prit le bras et l’accompagna jusqu’au canapé. C’était à son tour de prendre  soin de lui, de lui changer les idées. Cela occuperait son cerveau à elle aussi. Il se dégagea.

            « Chante-moi une chanson. Chante en une que tu as écrite pour moi si tu veux me rendre heureux. Montre-moi qu’ensemble nous pouvons sortir ton plus grand succès, composé dans l’excès et la démesure, comme à la belle époque», lui dit-il d’une voix devenue rauque à force de fumer.

            Oxalis  s’exécuta. Elle attrapa une feuille et lut ces mots qui ne semblaient pas être siens. Elle ne reconnaissait pas son style, son écriture.  C’était comme si les mots s’étaient échappés sans qu’elle les ordonne, sans qu’elle les modèle. Un vocabulaire cru dont elle n’avait pas l’habitude, précis et sans fioritures, mais trop violent pour lui correspondre. Ponctuation inexistante, phrases courtes et sans rimes, plus de sentiments, des mots bruts qui ne laissaient aucune place à une interprétation personnelle. Elle inventa un air pour porter ces strophes mais avait l’impression de chanter les mots d’une personne qu’elle ne comprenait pas, d’un univers qui n’avait aucun pont vers le sien.

            Elle chanta, pour voir s’illuminer les yeux de Romain. Pour que la flamme rieuse qui y habitait se ravive, qu’il revienne au monde des humains. Alors qu’elle finissait toujours par se  réhabituer à la réalité après s’éloignait encore plus. Seules ses lèvres enregistraient un mouvement. Oxalis était triste en voyant tous les efforts qu’il accomplissait pour tirer d’elle les textes d’un album qu’il pensait devenir mythique. Elle repensa à la lettre qu’elle avait caché sous l’édredon. Si vraiment elle faisait du bien à tous ces gens, si elle leur donnait du courage, cela valait la peine de continuer. Mais les mots qui sortaient de sa bouche à cet instant ne lui ressemblaient en rien. Ils n’avaient à ses yeux aucune  valeur car ne dégageaient pas la moindre humanité, dépeignant un univers sombre dans lequel Romain semblait se plaire.

            Les mots écrits par son admiratrice valsaient dans sa tête. Ils lui apportaient autant de réconfort qu’un rail de coke. L’effet était plus fragile, un rien pouvait la faire retomber dans la déprime. Elle avait du mal à résister en voyant l’air de Romain si abattu qui ne le disait pas mais voulait encore l’entrainer dans des jeux interdits.

            « Pas ce soir, résonna une voix dans la tête de la chanteuse. Pas ce soir, tu dois arrêter. Tous ces gens qui t’attendent, tu ne peux plus les laisser tomber. » La voix persista : « Tu finiras comme lui, à quémander ta dose à des mecs qui se font leur tune sur ton dos. C’est le début de la fin, quand tu rentre dans le jeu, la partie ne termine jamais. Souviens-toi de Katy, comme elle t’a abandonné en prenant la dose de trop »

            « Arrête», murmura Oxalis pour chasser la voix importune qui s’infiltrait en elle. « Laisse Katy où elle est, je n’ai rien pu faire pour elle, elle ne pouvait rien pour m’aider. Notre relation était une impasse, un chemin vers l’échec. »

            Katy était une de ses copines du lycée. Leur relation avait évolué et elles avaient eu une relation durant quelques mois. C’était la seule liaison d’Oxalis avec une fille, un coup d’essai, juste pour voir. Katy était comme elle, avide d’expériences. Ensemble, elles avaient écumé les rêves party et goûté à tous les alcool. Pour Oxalis, c’était à l’époque un jeu mais pour Katy, l’expression d’une déchirure plus profonde. La jeune fille y avait laissé sa peau, laissant Oxalis avec la certitude que jamais plus elle ne toucherait à ces substances.  De nouveau, elle y nageait, elle tentait de toutes ses forces de sortir la tête de l’eau.

            Oxalis repensa  aux gens qui la remerciaient pour son soutien, pour sa voix qui les réconfortait. Lorsqu’elle écrivait, elle ne pensait pas à ces gens mais ils avaient, enfouie profondément à l’intérieur, les mêmes plaies qu’elle, qui peinaient à cicatriser. Il suffisait d’un mot pour qu’elles ressaignent. La voix d’Oxalis état le seul remède que connaissaient ces gens pour panser leurs blessures. Pour ceux qui l’écoutaient, elle devait affronter la réalité en face. Pour cet fan qui avait pris la peine de lui écrire, pour les poèmes envoyés par ses admirateurs avant elle, Oxalis devait se reprendre en main. La chanteuse savait que Romain ne le lui pardonnerait pas. Elle allait l’abandonner, comme ses amis les plus proches avaient fait avec elle en constatant sa douleur incurable.

            Elle avait perdu l’homme qu’elle aimait, des milliers d’autres se pressaient à ses pieds, étaient prêts à cueillir pour elle les plus belles roses du monde. Ils avaient tous des déceptions, il fallait qu’elle accepte le propre des humains et qu’elle aussi trouve sa force dans ce public qui la soutenait. Elle était persuadée que Romain avait caché les autres lettres, elle les recevait normalement chaque mois dans une enveloppe kraft, portant sur l’étiquette autocollante le nom de sa maison de disque. Le courrier des fans était trop facile à repérer dans la boîte aux lettres, il n’avait pu résister à la tentation de le lui subtiliser pour lui faire oublier le sens de son métier, le bien qu’il lui procurait.

            Oxalis ne lui en voulait pas. En le voyant vautré sur le canapé, la tête cachée dans les coussins, à ronfler sans retenue, elle ne pouvait éprouver que de la pitié pour cet homme. Elle avait trouvé en lui le confident idéal, il avait été présent alors qu’elle était au plus mal. Si elle pouvait l’aider, elle le ferait. La chanteuse connaissait bien peu cet homme qui s’était plié en quatre pour la satisfaire, en oubliant de s’occuper de lui. Peut-être avait-il même ainsi cherché à ne plus penser à lui, vivant à travers son corps à elle, ses ambitions. Oxalis ne connaissait rien de son passé, ne lui avait posé aucune question. Il était pour elle l’homme de l’ombre, celui qui veille sans parler, qui intervient seulement lorsqu’on l’appelle.

            Elle n’était ni sa confidente, ni son amie. Juste une femme qu’il avait trouvée pour occuper son attention car il ne pouvait plus se regarder dans un miroir. Mais Oxalis n’était pas un jouet. Elle prit conscience que leur relation devenait dangereuse. Elle ne lui en voulait pas d’avoir caché le courrier des fans mais prenait conscience de son emprise sur elle. Une empreinte invisible qui la pénétrait subrepticement. Les choses devaient rentrer dans l’ordre, il devait retourner chez lui et reprendre ses distances. Ils étaient bien tous les deux, mais il l’entrainait sur le mauvais versant. Il avait pu lui cacher d’autres choses pendant qu’elle se sentait en sécurité entre ses mains, marquer son territoire dans son appartement plus que la chanteuse ne le soupçonnait.

            Oxalis devait lui parler de front, lui demander de lui restituer le reste du courrier. Elle ne pouvait pas accepter de devoir se cacher de lui, prenait conscience du fait qu’il pouvait devenir dangereux. Pour l’instant endormi sur le canapé, drogué, il ne pouvait rien contre elle. Oxalis avait vu ses excès de colère à l’encontre d’Abigaïl, fait l’objet de sa ténacité. Doux comme un agneau quand il était dans son état normal, il pouvait devenir incontrôlable sous l’emprise de ses substances hallucinogènes. Il en avait doublé sa dose et réapprovisionné sa cave, dans le sous-sol de l’immeuble.

            Elle le laissa finir sa nuit enfoncé dans le canapé, plongé dans des rêves inavouables. Elle n’avait pas la moindre idée de ce qui se passait durant les nuits de Romain, des images qui  venaient peupler son esprit, mais il lui avait parlé d’ombres noires qui pénétraient en lui, à la fois floues et menaçantes. Elles le frappaient de l’intérieur, le faisant se tourner et se retourner toutes les nuits pour les chasser. Elle ressortit la lettre de sa cachette et la relut. Chaque mot lui faisait l’effet d’un jet d’eau puissant, qui la nettoyait de l’intérieur. Chaque phrase lui insufflait une dose d’espoir et la certitude qu’elle devait reprendre les concerts. Elle fouilla dans les tiroirs à la recherche d’autres lettres que Romain lui aurait caché. Oxalis prenait soin de tirer les tiroirs en silence.

            La commode en bois s’ouvrait mal, les planches avaient gonflé avec l’humidité. La chanteuse tira d’un coup sec, qui eut pour seul effet de faire vibrer le plancher. Romain émit un grognement et replongea dans son sommeil. Oxalis attendit un instant, pour s’assurer qu’il ne se réveille pas. Elle demeura immobile, debout à côté du meuble sans oser bouger un bras. Elle craignit qu’un moustique, attiré par la faible lueur de sa lampe torche et entré dans la pièce, ne réduise ses efforts à néant en dérangeant le dormeur. Elle se déplaça sur la pointe des pieds dans la pièce suivante, chaussée de patins pour ne pas glisser. Le parquet ne grinça pas, elle poussa un soupir de soulagement et s’appuya contre le mur de la pièce.

            Elle réalisa à quel point Romain lui faisait peur. Jamais elle n’avait douté de lui et elle le considérait aujourd’hui comme une sorte de geôlier. La chanteuse s’était laissée abuser par sa prévenance, sa gentillesse. Elle en avait fait son gardien, se réfugiant chez lui au moindre coup de blues, pleurant dans ses bras, l’obligeant à la protéger comme un bébé. Lui avait senti l’influence qu’il avait sur elle et leur relation s’était construite sur cette base de domination, sans qu’aucun deux ne le réalise. Maintenant qu’elle se réveillait, Oxalis savait que Romain n’accepterait pas de perdre sa place à laquelle il s’était accoutumé. Il n’en tirait aucune fierté mais sentait combien il poussait Oxalis dans ses retranchements pour tirer d’elle le plus sombre, le plus violent. Cette noirceur dans laquelle ils trempaient tous les deux lui plaisait, mais il ne pouvait y rester seul car il prendrait peur.

            Oxalis vida quelques boîtes, fouilla des enveloppes vides ou emplies de papiers administratifs sans intérêt, mais ne trouva aucune trace du courrier de ses fans. Elle voulu chercher à tout hasard dans le tiroir où elle classait leurs lettres depuis ses débuts, mais il était vide. Romain s’était servi et les avait fait disparaître.

            Le dernier endroit qu’elle n’avait pas exploré était la commode qu’elle n’était pas parvenue à ouvrir. Oxalis retourna dans le salon et refit un essai. Elle s’acharna et réussit. Des albums, des livres, un téléphone usagé y trainaient, en piles désordonnées. La chanteuse farfouilla à l’aveuglette, elle n’osait plus utiliser sa lampe. Une main se posa fermement sur son épaule, elle se retourna. Romain la regarda dans les yeux, sans ciller. Ses pupilles portaient la trace du reproche, de la déception. Il n’avait nul besoin de lui parler pour qu’elle mesure l’ampleur de sa fureur. Le fil qui liait leurs yeux était fragile, il suffisait à Oxalis de détourner le  regard pour le briser. Mais elle continuait à le fixer dans les pupilles, refusant de perdre la face. Elle ne devait pas se laisser impressionner, sa résistance commençait par un simple regard, une attitude de défiance.

            Il accentua la pression sur son épaule. Elle ne lui fit aucune remarque quand ses ongles pénétrèrent dans sa peau et y marquèrent leur trace. Elle ne cilla pas, ne montra aucune hésitation, pas le moindre trouble. Elle ne voulait plus toucher à ces drogues, enchaîner les verres comme Romain lui avait si bien appris à le faire. C’était fini, leurs concours de qui serait le plus résistant au liquide transparent qu’ils faisaient couler à flots dans leurs gorges. Il failli baisser les yeux et se rappela au dernier moment qu’il ne devait perdre la face. Ce seul incident pouvait inverser leur relation, redonner à Oxalis l’illusion de son indépendance. Elle était son jouet, il devait garder le pouvoir.

            Comme à son habitude, il n’avait dormi que d’un œil. Il avait observé son manège en toute discrétion, de ses pas sur la pointe des pieds à la découverte du tiroir vide. La drogue ne suffisait pas à lui faire baisser sa garde. La coke le rendait perfide, décuplait son esprit stratégique. Sous l’emprise de l’alcool, il élaborait des plans tordus pour devenir le maître. Il sentait le pouvoir se glisser à son doigt comme une bague, le faisant rayonner, le rendant respectable.

            Il brisa le silence en premier. Oxalis le regardait toujours, essayant d’anticiper sa réaction. Elle lisait dans ses yeux un mélange d’amertume et de reproche. La chanteuse n’osait pas s’imposer, même si elle avait bien compris qu’il fallait qu’elle reprenne son indépendance. Par respect ou politesse envers Romain, elle ne voulait rien brusquer. En vérité, elle ne savait comment s’y prendre pour éviter la colère de Romain.

            « Inutile de chercher tes lettres », commença Romain sur un ton agressif. « Je ne dormais pas. Tu croyais me tromper, mais tu ne m’échappera plus maintenant. La moindre contrariété et tu reviendras courir dans mes bottes pour avoir ta dose. On est comme frère et sœur. On est de la même espèce Oxalis. »

            Sa voix s’adoucit sur cette dernière phrase, il lâcha son épaule et la prit dans ses bras. Elle le laissa faire, n’osant pas se dégager. Il avait été si bon pour elle. Ses bras l’enlacèrent, d’un geste tendre. Il prit la tête d’Oxalis dans sa main et l’appuya sur son épaule.

            « Tu ne comprends donc pas ? », continua-t-il. « A nous deux nous ferons de toi une reine de la nuit, une femme dont la puissance étonnera et envoutera les foules. Ils aimeront ta domination si douce et légère. Tu ne seras plus la pleurnicheuse que j’ai récupéré, tentant de se jeter de toutes les rambardes de balcon mais trop faible pour le grand saut. »

            « Arrête », rétorque Oxalis d’une voix ferme. « Tu racontes n’importe quoi, tu rêves. Je ne dominerai personne car je n’a aucun pouvoir. Je chante, c’est tout. Personne ne devient esclave en écoutant une chanson, personne n’est dupe des mots. Rends-moi mes lettres et laisse-moi »

            Romain devint agressif, il secoua Oxalis qu’il avait cessé d’enlacer tendrement. « Te rendre les lettres de ces capricieux, ces imbéciles qui ne connaissent pas la souffrance ? Je les ai brûlées tant elles me dégoûtaient. Ces faibles ne te méritent pas, ils ne connaissent pas la vraie douleur, la vie dénuée d’illusions. Nous seuls savons ce qu’il y a au fond du trou, avons exploré ses profondeurs monstrueuses, sans personne pour nous sauver. »

            Oxalis sentit les larmes lui monter aux yeux, elle haussa le ton pour refouler l’émotion qui lui serrait la gorge. « Tu n’avais aucun droit de toucher à mes affaires, encore moins de juger ce que je dois garder ou non. Qui d’eux ou de nous se cache derrière des illusions ? Les rails de coke, crois-tu qu’ils nous confrontent à la réalité ? Si l’on avait conscience du spectacle que l’on donne, à se shooter par désespoir, comme des affamés attendant le chargement humanitaire  qui leur convoiera leur maigre pitance. On se fout de ce qu’on absorbe, l’important est le résultat. Vois-tu ce que nous sommes, ce que tu vas continuer à être ? Un assoiffé qui n’a d’autre chemin que l’alcool pour trouver son bonheur. Un associable pour qui les seules visites seront celles de camés comme lui, de déchets retenus à la vie par leur livraison hebdomadaire. »

            Romain lui coupa la parole. « Tu veux me laisser, c’est ça ? Tu ne t’enfuira pas comme ça. Un coup de fil et je te dénonce à un troupeau de journalistes. La came est dans ta cave, pas dans la mienne. Les flics seront ravis, les paparazzis aussi. Me crois-tu si naïf ? Rien n’est simple dans la vie, je sais au moins cela. On peut être trahi au dernier moment, trompé par ceux que l’on croyait avoir pour amis. Jamais de cadeaux, rien que des coups bas. Tu ne peux pas m’échapper, Oxalis. Ton Joël, nous l’assassinerons dans nos chansons, nous lui flanquerons les pire coups d’épée dans le dos. Les gens aimeront, pas ces minables qui t’écrivent. De ceux qui ont la souffrance dans leurs veines, la douleur programmée dans chaque cellule. »

            « Rends-moi mes lettres et sors d’ici », rétorqua Oxalis troublée qui ne savait plus que répondre.

            Elle ne savait pas si Romain disait la vérité. Sous le joug de la colère, il pouvait déblatérer n’importe quoi, les pires insanités. Il lui serrait les poignets trop fort, elle sentait le tremblement de ses mains et une brûlure aux endroits où il plaçait ses doigts. Elle ne pouvait pas bouger les bras, il était bien plus musclé qu’elle. Le raisonner était inutile. Oxalis ne reconnaissait rien du voisin discret et adorable qu’elle avait connu, rien de la musique qu’il lui avait enregistrée sur cassette et qui l’avait transportée. Il la lâcha sans prévenir et sortit en claquant la porte. Elle entendit un cliquetis de serrure et une autre porte se fermer de l’autre côté du couloir. Il avait regagné ses appartements. La chanteuse se laissa tomber sur le canapé et poussa un soupir de soulagement.

            Elle relut la lettre de son admiratrice pour se calmer. Elle était signée par une certaine Lila, âgée d’une quarantaine d’année. « Tu vois Lila, je vais rester cette femme souffrante, dont la plaie ne se referme pas,  pour toi et ces autres qui m’écoutent. Parce qu’au fond du trou, dans ce royaume où l’on ne distingue plus rien que des ombres anonymes, c’est votre sourire qui m’éclaire. Lorsque je suis en bas ne brille plus que cette étoile, formée par vos regards. Cette joie est si forte que même la drogue ne la suce pas, elle triomphe du chaos. »

            Oxalis savait son état fragile, luttait pour garder cette posture. Romain savait aussi bien qu’elle qu’un souffle de vent pouvait de nouveau l’emporter comme une plume. Une nuit suffisait pour que le pessimisme reprenne le dessus et les formes noires, brumeuses, leur pouvoir. La chanteuse ne souffrait pas encore de la sensation de manque, mais il viendrait un moment où mécaniquement, elle attraperait sa dose dans un tiroir. Elle l’absorberait sans presque s’en rendre compte puis se punirait de n’avoir pu résister. Rongée par la culpabilité, elle fermerait toutes les portes et fenêtres pour se replonger dans le noir, chercherait les bras de Romain pour lui faire tenir l’équilibre.

            Oxalis décrocha le combiné du téléphone. La solitude se faisait pesante alors que Romain était resté avec elle presque tous les jours pendant un mois. Elle composa le numéro d’Abigaïl. Une sonnerie, un bruit strident dans ses oreilles. Un silence, puis une sonnerie supplémentaire. Oxalis sentit une boule lui nouer l’estomac. Elle préparait ses mots pour son attachée de presse, mais rien ne lui venait à l’esprit. Aucune phrase ne convenait, elle n’avait aucune idée de comment amorcer la discussion.

            Pour évacuer son stress, elle dansait d’un pied sur l’autre en sautillant sur le tapis du salon. Abigaïl répondit après quatre sonneries.

            « Bonjour Abigaïl, c’est Oxalis. Je veux reprendre. Je suis décidée mais j’ai besoin de ton aide. Je suis désolée d’avoir réagi ainsi, tu avais raison. Pardonne-moi. »

            A l’autre bout du fil, Abigaïl resta silencieuse. Elle avait du mal à croire qu’Oxalis l’appelle d’elle-même. Elle imaginait Romain, la bouche derrière l’oreille de la chanteuse, à lui dicter ce qu’elle devait dire. Cet homme était un démon, Oxalis était à sa botte. Elle ne s’était toujours pas remise de ce qu’elle avait vu dans l’après-midi.

            « Abigaïl ? Tu es là ? Si tu ne veux plus me parler je n’insisterai pas. Je resterai avec  Romain, nous continueront nos voyages dans le noir. Si tu ne veux pas me tendre ta main, je resterai au fond du gouffre. On y est mal mais on y survit. »

           Abigaïl ne lui répondit toujours pas. Son cerveau tournait à cent à l’heure. Romain ne parlait pas comme cela. Il n’y avait qu’Oxalis pour trouver ainsi les mots qui l’apitoyaient et en général parvenaient à la convaincre. Oxalis avait décidé toute seule de la joindre, elle avait besoin d’aide. Son voisin n’était sans doute pas là.

            « Romain est à côté de toi ? », s’enquit Abigaïl. « Cela fait des jours qu’il ne m’a pas donné de nouvelles. » ajouta-t-elle d’un ton chargé de reproches.

            « Non, il est retourné chez lui. Sûrement pas pour longtemps. On s’est engueulés mais je pense qu’il ne va pas tarder à revenir. Tu avais raison, je dois me reprendre. Je suis prête à reprendre les concerts. », l’informa Oxalis, soulagée que son attachée de presse accepte de lui parler.

            « Tu es sûre de toi ? Tu ne vas pas m’appeler demain pour me dire que tu as changé d’avis ? » demanda Abigaïl.

            Oxalis attendit un temps  avant de répondre. « Si toi tu ne crois pas en moi, qui y croira ? Je reprendrai, mais avec ton soutien. Arrange-toi pour prendre mon courrier, tu as la clef de la boite aux lettres avec le double des clefs de l’appartement. Roman contrôle tout, sois discrète. Je t’appellerai demain, je ne sais pas comment renvoyer Romain chez lui. Il s’est imposé, il croit qu’il est ici à sa place. Il me fait peur. »

            Une porte claqua dans le couloir, des pas s’approchèrent.

            « Il me semble qu’il arrive, je dois raccrocher », dit précipitamment Oxalis. « A demain ». Elle reposa le combiné sans attendre la réponse d’Abigaïl, son estomac se serra de nouveau.

Chapitre 9

            Oxalis ne s’était pas trompée. Romain entra dans la pièce, suivi d’un homme. Celui-ci portait une barbe hirsute et abhorrait le look d’un artiste cherchant le talent. A première vue, Oxalis aurait parié qu’il était dessinateur, dans un studio d’animation. Il tenait Romain par la main, la chanteuse en déduit qu’il était soit un ami, soit le compagnon de son voisin. Elle ne lui connaissait pas de liaison en ce moment et était plutôt surprise qu’il fasse entrer cet inconnu chez elle.

            Oxalis s’éloigna du téléphone pour que Romain ne soupçonne pas son coup de fil à Abigaïl. Elle les invita comme une bonne maîtresse de maison à s’asseoir sur la canapé. Romain lui lança un regard étrange, mélange de tendresse et de menace. Il semblait dire « Tu ne m’aura pas comme cela, je tiens ma vengeance », et dans le même temps « Nous partageons tout, je ne peux me passer de ta présence. » La chanteuse fit celle qui ne remarquait rien dans ce clin d’œil qu’il lui lança et servi les apéritifs. L’homme qui accompagnait son voisin s’adressa à elle comme s’ils se connaissaient depuis longtemps.

            « Vous vous souvenez de moi ? » demanda-t-il à Oxalis pendant que Romain cherchait quelque chose dans la chambre. Il avait ouvert l’armoire. Oxalis suivait ses mouvements d’une oreille, n’osant laissé l’invité seul dans la pièce. Elle se demandait ce qu’il trafiquait dans sa propre chambre à coucher.

            « Je ne crois pas que nous nous soyons déjà rencontrés. », répondit-elle distraitement, plus occupée à imaginer ce que Romain pouvait chercher dans ses affaires qu’à essayer de replacer cet homme dans son contexte. L’envie de déranger Romain et de lui ordonner de revenir dans la living la démangeait, mais elle n’osait rien lui dire. Au fond, elle était heureuse qu’il soit revenu et n’ait pas l’air si vexé. Elle allait se mettre en quête d’un autre appartement et disparaître, c’était la meilleure solution pour mettre fin à l’heure relation.

            L’homme assis en face d’elle était manifestement homosexuel. Il avait des gestes élégants, doux, dépourvus de rudesse masculine. Il l’invita à prendre place sur son propre sofa, mais elle était tellement stressée qu’elle préférait faire les cent pas. Prise en étau entre les deux hommes, elle ne savait qu’elle attitude adopter. L’autre semblait tout à fait à l’aise et paraissait ne pas remarquer les coups d’œil intempestifs de la chanteuse vers la porte. Il tenta de nouveau d’ouvrir la discussion.

            « Nous nous sommes rencontrés lors d’une soirée chez Romain, à la fin du mois dernier si je me souviens bien. Je suis arrivé en fin de soirée. Vous chantiez, sans doute étiez-vous trop occupée pour me remarquer. Depuis, j’ai acheté tous vos cd. »

            « Cela vous a-t-il plu ? » demanda Oxalis par pure courtoisie, se fichant pas mal de la réponse. Dans d’autres circonstances, l’avis de cet homme l’aurait intéressée, mais elle était bien trop intriguée par la raison de sa présence ici. Elle enchaina d’ailleurs sans plus attendre : « Connaissez-vous Romain depuis longtemps ? »

            « Nous nous sommes rencontrés dans un night-club. Romain danse la salsa à merveille ! », répondit-il avant de s’offusquer. « Mais tutoies-moi ! Comme je te l’ai dit, nous nous sommes déjà rencontrés ! Et les amis de mes amis sont bien entendu mes amis. »

            Oxalis se sentit agressée. Cet homme était certes sympathique mais quelque chose clochait chez lui. Son ton était trop amical, il cherchait absolument à lui parler, à ce qu’elle s’assoie à côté de lui. D’emblée, elle ne lui fit pas confiance. Romain revint. Apparemment, il n’avait rien pris dans sa chambre.

            « Qu’est ce que tu faisais ? » demanda Oxalis.

            « Rien, je mettais juste un peu d’ordre. » répondit-il comme si cela tombait sous le sens.

            Oxalis n’en crut pas un mot. « Je suis assez grande pour ranger toute seule, merci. Tu avais quelque chose à me dire ? Vous comptez rester longtemps ? » ajouta-t-elle sur un ton agressif. Il était manifeste qu’il se foutait d’elle, il se sentait ici comme chez lui. « Tu peux me présenter ton ami, je ne me souviens vraiment pas l’avoir déjà vu. »

            Il lui lança un regard narquois qui effraya la chanteuse. « T’étais tellement bourrée que tu ne t’en souviens pas. C’était le soir où je t’ai récupérée, après ta dispute avec Abigaïl. Il danse très bien la salsa, je suppose qu’il t’a raconté que c’est ainsi que nous nous sommes rencontrés. » Romain regarda Quentin qui approuva : « On s’est inscrit à un cours ensemble. »

            Oxalis essaya de s’imaginer la scène de ces deux hommes dansant la salsa ensemble, au milieu de couples hétérosexuels, se déhanchant sur la piste mais ne parvint pas à en sourire. L’ambiance était étrange, c’ était comme si des gens s’installaient chez elle sans son approbation, prenant leurs aises. Ils sirotaient leurs martinis à la paille en discutant de tout et de rien, de leurs affaires personnelles, en lui demandant son avis de temps en temps. Elle écoutait sans oser les interrompre leurs commentaires à propos de gens qu’elle ne connaissait pas. Elle ne comprenait pas pourquoi Romain avait tenu à venir chez elle, alors qu’il aurait pu accueillir son hôte dans son propre appartement.

            Oxalis se leva, Romain lui demanda où elle allait et la força à s’asseoir près d’eux. Ils lui firent une place sur le sofa. Romain passa sa main autour de son épaule. « Je ne t’en veux pas, tu es fatiguée. Je suis prêt à pardonner tous tes caprices, même s’ils me mettent en colère », lui murmura-t-il à l’oreille d’une voix doucereuse. Oxalis remarqua qu’il ne puait plus l’alcool. Quand il la tenait ainsi, elle ne pouvait lui résister.

            Le soir où elle avait rencontré Joël, il l’avait approchée ainsi. Elle se souvenait de chacun de ses gestes. Il s’était installé près d’elle, assez loin pour ne pas l’effrayer, mais suffisamment proche pour qu’elle sente son parfum de fleur d’oranger et que leurs peaux se frôlent sans qu’ils le fassent exprès. En fin de soirée, il avait passé son bras autour de son cou et avait approché sa bouche de son oreille. « Tu es magnifique », lui avait-il murmuré. Pour la première fois, elle s’était sentie devenir une femme et non plus une jeune fille sortant à peine de l’enfance. Ces mots qui lui semblaient avec le recul naïfs et remplis d’innocence avaient suffit à la faire chavirer. La voix qui les disait était emplie de douceur et d’émotion, frissonnait d’honnêteté et perdait parfois ses mots.

            Romain s’était de la même façon installé presque collé à elle, leurs hanches se touchaient. Son bras sur l’épaule d’Oxalis la rassurait, lui rappelait la présence de l’homme qu’elle avait tant aimé. Elle se sentait apaisée, cela lui procurait du plaisir. Elle n’avait aucune peur à avoir, il avait toujours débordé de tendresse à son égard. Abigaïl aussi avait du talent pour la réconforter, mais elle était une femme. Ses gestes de soutien ne portaient pas la trace des sous-entendus entre hommes et femmes.

            Elle se remémora un proverbe sénégalais : « Il n’y a pas d’amitié entre hommes et femmes. » C’était d’amour dont elle avait besoin, depuis deux mois elle n’avait eu aucune relation avec un homme, le manque se faisait sentir. Elle n’y parvenait plus car craignait toujours d’être trahie, une fois l’acte sexuel passé. Oxalis cherchait une passion avec un homme qui la ferait vibrer, qui lui donnerait le courage de devenir mère. Sans confiance, elle ne trouvait l’envie de se donner, le désir ne montait pas en elle.

            Les histoires sans lendemain l’avaient détruite. La plupart des hommes n’étaient excités que par l’idée de posséder pour une heure une personnalité connue. Lorsqu’ils avaient obtenu ce qu’ils désiraient, ils disparaissaient et allaient raconter leurs exploits. Oxalis se sentait réduite à un nom sur une couverture de magazine, à un corps sans esprit, à une simple enveloppe. Elle les satisfaisait sans passion ni orgasme, mécaniquement, pour combler son manque et s’offrir une soirée sans solitude.

            Oxalis savait que sa relation avec Romain ne serait jamais ambigüe. Il aimait les hommes et savait comprendre ses douleurs comme une femme l’aurait fait. Il avait la virilité pour qu’Oxalis se sente en sécurité près de lui et l’empathie pour lui faire retrouver le sourire. Il prenait désormais soin de la mêler à la discussion. Elle se détendait, appréciant leur compagnie. Il lui resservit un apéritif et lui tendit le verre après en avoir bu une gorgée. Il laissa sur le bord du verre la trace de ses lèvres. Oxalis se prit au jeu et but au même endroit.  Ils trinquèrent tous les trois en se regardant dans les yeux. Un éclair lia leurs pupilles pour un dixième de seconde. Leurs verres tintèrent, les uns contre les autres, avec la clarté et la précision du cristal. Ce fut comme s’ils avaient passé un pacte. En cognant leurs verres les uns contre les autres, ils avaient échangé une imperceptible complicité. Quentin passa son bras autour de la hanche d’Oxalis. Il ne la regardait pas, n’avait d’yeux que pour Romain. La chanteuse se sentait comme enivrée entre leurs deux corps chaud. Ils se resservirent un alcool glacé, qu’ils burent en silence.

            Romain se leva pour démarrer le lecteur de cd. La musique qu’il avait composée pour Oxalis envahit le salon. Elle ne put réprimer l’envie de se lever pour chanter. Les mots sortaient tous seuls, pas besoin de prompteur pour dire ses émotions sur une mélodie si poignante. Romain lui attrapa la main et l’entraina dans un slow. Ils piétinaient le tapis en flottant déjà dans un autre monde, l’alcool qu’ils avaient bu les aidaient à décoller. Quentin les regardait en attendant son tour, battant la mesure en tapotant des ongles sur la table basse. Romain renvoya Oxalis sur le canapé et invita Quentin pour l’accompagner dans sa danse.

            La chanteuse ne réfléchissait plus. Elle avait l’impression d’explorer un rêve. En regardant ces deux hommes qui semblaient tant s’aimer, il lui apparu clair que non, il n’y avait pas de limites. Tous les procédés étaient bons pour le bonheur. Une seconde suffisait pour passer du désespoir à la joie. Tout pouvait arriver, l’imprévu était partout. Il suivait les pas de l’homme à chaque période de sa vie, prêt à tout faire chavirer, prenant la forme d’un humain, d’un objet, d’un animal. Il suffisait de croire que tout pouvait changer. Celui qui perd l’espoir n’a plus de raison d’être. Joël pouvait revenir, Romain était le seul à croire en cette certitude, à partager son acharnement sans essayer de la convaincre de baisser les bras et de rendre la clef des songes.

            Les deux dansaient, c’était pour eux naturel. Ils assumaient leur amour que tant d’autres auraient qualifié d’impossible. Ils étaient beaux et avaient dû essuyer bien des critiques. Elle perdit son regard dans leur contemplation, admirant avec quelle agilité ils se déplaçaient, sans jamais se marcher sur les pieds, comment d’un simple coup d’œil ils savaient anticiper les mouvements de l’autre. Leur couple n’était pas choquant, leurs corps se mouvaient en harmonie. Oxalis se mêla à eux sans honte, sans réfléchir, comme appelée par leurs bras qui s’enlaçaient. Elle aussi voulait partager ce bonheur éphémère.

            Elle trouva sa place dans le trio qui conserva son équilibre. Chacun à son tour faisait tourner l’autre, la musique les emportait, Oxalis chantait toujours, d’une voix à peine audible. Le téléphone sonna mais personne ne prix la peine de répondre. Ce soir, ils n’avaient besoin d’aucune drogue, ni de tabac ni de coke. L’alcool glissait lentement dans leurs veines, leur procurant une sensation de bien-être. Ils dominaient la nuit. Ils dansaient en fermant les yeux. Lorsque la musique cessait, ils reprenaient le même air lancinant qui les transportait toujours plus haut dans l’atmosphère. Dehors les étoiles brillaient et semblaient tourner leurs regards vers eux.

            Oxalis s’imagina le corps de Joël collé contre le sien. Il faisait environ la même taille que Romain, avait la largeur d’épaules de Quentin. Quentin avait un parfum singulier qui lui rappelait celui de son homme. Un arôme de fleur d’oranger mêlé d’effluves de cannelle. La chanteuse respirait dans son cou et posait ses lèvres sur la peau du danseur. Leur chorégraphie se fit plus charnelle, leurs corps et leurs souffles se mélangeaient. Ils étaient bien, sentait l’amour du monde à portée de leurs mains. Ils firent couler l’alcool sur le corps nu d’Oxalis, elle leur massa le dos sous les draps chauds du lit. Leurs soupirs de contentement les ravissaient, ils agissaient en totale confiance les uns dans les autres, sans violence. Ils cassaient les tabous. Ils osaient l’inavouable et y trouvaient leur plaisir.

            Le matin au  réveil, ils se trouvèrent tous les trois, la peau suante. Ils furent réveillés par un appel d’Abigaïl. Ce fut Oxalis qui décrocha et reposa le combiné sans attendre ce qu’elle avait à lui dire. Romain savait comment parvenir au bonheur, il venait de lui prouver. Elle pouvait le suivre. Il connaissait mille expériences qu’il était prêt à lui faire partager. Elle pourrait vibrer en marchant sur son rythme, en transgressant les règles. Elle ne perdait pas sa jeunesse auprès de lui, il ne la considérait pas comme une femme vieillissante, incapable de trouver un homme pour lui concevoir un enfant.

            Ils restèrent toute la journée au lit comme des adolescents. Vers dix-sept heures, la sonnerie de l’interphone retentit. Oxalis ne voulait pas répondre, mais à la cinquième fois elle se leva, agacée. Romain voulu la retenir mais était aussi pressé que l’importun s’en aille. Oxalis jeta un œil discret par la fenêtre. Elle aperçu Abigaïl, sur le trottoir en bas de l’immeuble, qui guettait. Oxalis avait oublié leur conversation de la veille. Inquiète, elle voulait s’assurer que tout allait bien.

            La chanteuse la renvoya chez elle. L’attachée de presse ne voulait rien entendre et souhaitai absolument monter. Abigaïl n’avait aucune excuse en tête. Romain lui fit un geste en se désignant du doigt puis en montrant Quentin.

            « Je suis avec un homme », prétexta-t-elle. « Ce n’est pas Romain », crut-elle utile de préciser. « Je suis désolée, on se verra demain. Je te promets que tout va bien, Romain me laisse tranquille maintenant, je reprends le dessus. » Abigaïl rentra chez elle sans faire d’histoires, au soulagement d’Oxalis.

            Lorsque la chanteuse retourna dans la chambre, les deux hommes s’étaient levés et avaient pris leurs affaires. Ils étaient partis sur la pointe des pieds. Oxalis se retrouva seule face au mur blanc de sa chambre. Sur le mur était collée une affiche de Toffoli, représentant une femme portant un enfant sur son dos. Ses traits tirés donnaient l’impression que cette femme avait tout vu, tout vécu avant de confier la vie à son fils, qu’elle protégeait de toutes ses forces. Elle ne semblait plus vivre pour elle-même, mais entièrement dédiée à ce bout de chou. Chaque seconde de sa vie était un don à se garçon qui dormait sur son dos. C’était cela que l’on attendait d’une femme, passée sa trentaine d’années. Oublier l’égoïsme et donner son corps et sa force à son mari et ses enfants. En travaillant, elles avaient une illusion de liberté, mais cela ne faisait qu’augmenter les contraintes autour d’elles, que réduire leur espace d’indépendance et serrer les menottes à leurs poignets.

            On ne peut pas être mère avec la certitude qu’il nous reste des choses à découvrir. La mère a tout enduré. Donner la vie, c’est pour elle offrir sa propre vie et en échange accéder à l’immortalité dans le souvenir. Renoncer à des années de  vie réelle pour exister dans les pensées pour les décennies à  venir. Drôle de  calcul que seule la peur de la mort explique. Ce réconfort que l’on éprouve à savoir que l’on ne disparaitra à jamais. Une illusion de plus.

            A vingt-cinq ans, Oxalis oscillait entre le désir d’enfanter et la soif de découverte. Un choix entre vivre et faire vivre. Les deux ne peuvent se mener de front. L’approche de la trentaine faisait sonner à ses oreilles un rugissement terrifiant, le tic tac d’une horloge qui comptait son temps. Après trente ans, tous les magazines vous le diront, les risques de handicap sont trop élevés. L’enfant risque trisomie et déformations chromosomiales,  autant de mots qui pressent une femme à prendre sa décision. Dans l’urgence, mieux vaut abandonner ses illusions, trouver un homme, faire un enfant puis le quitter vers cinquante ans, quand enfin on aura le temps de réfléchir.

            « Et l’amour là dedans ? », se demanda Oxalis pensive, les yeux rivés sur cette affiche qu’elle n’avait jamais fixée avec autant d’intensité. Faut-il faire l’enfant d’abord et trouver l’homme idéal après, enfin débarrassée du tic-tac de l’horloge, du carillon de la vie qui chaque année redouble d’intensité ?

            Avant pressées par la famille et le mari pour assurer une descendance, la femme est maintenant oppressée par la dictature médicale. Elle veut des enfants, bousculée par une pensée commune qui veut qu’une trentenaire en ait au moins un pour ne pas attirer la pitié des regards et l’impression d’avoir raté sa vie. Si elle choisit de ne jamais en avoir, l’entourage se persuade de sa stérilité sans évoquer le sujet. Celles qui ont loupé le coche se bousculent aux portes des hôpitaux, pour tenter à tout prix de rattraper le retard, toutes affolées, persuadées qu’elles n’ont pas d’autre raison d’être sur cette terre que de donner un jour le sein.

            Cette femme dessinée par Toffoli, son enfant sur le dos, portait dans ses yeux éteints l’empreinte d’une lueur malicieuse. Elle avait dû en faire tourner, des têtes. Maintenant c’était terminé, elle était trop occupée à servir son lait, préparer les repas, pour imaginer des plans pour séduire. Trop débordée pour imaginer ce qu’il pouvait y avoir au-delà des limites. Oxalis ne voulait pas de cette vie, pas de cet asservissement. L’ordre des choses ne lui convenait pas, elle voulait le reconstruire sans cesse.

            Il n’y avait qu’une chose qu’Oxalis enviait à cette femme : elle ne connaissait plus la solitude, elle en avait oublié le goût. Elle pouvait toujours serrer la main de son enfant, chaque fois qu’elle le désirait. Libre à elle de caresser, de porter, de bercer ce corps plutôt qu’un simulacre de peluche. Toffoli l’avait dessinée cette passion rougeoyante entre la mère et le fils, qui la dévorait. Le peintre avait choisi des teintes oranges et ocres qui semblaient engloutir l’affiche. Seuls, la femme et l’enfant étaient forts de leur alliance, parés pour tous les combats. Leur existence se pensait désormais à deux, jusqu’à ce que le poussin prenne son envol.

            Maintenant que les deux hommes étaient partis, il ne restait en Oxalis que le vide des heures perdues. Elle n’avait pas envie de dormir, s’il n’y avait personne à ses côtés pour lui tenir compagnie. Elle attrapa un roman, mais la vision de ces gens qui vivaient heureux de l’autre côté de la page, dans leur monde, approfondit sa tristesse. Elle se  plongea dans « Lettre d’une inconnue », de Stendhal. L’héroïne était aussi seule qu’elle, courant elle aussi après son amour envolé. Toutes les deux avaient le même désespoir et un acharnement d’égale intensité. Elle pleura en lisant l’ambition de cette femme, dont l’ultime recours était d’envoyer des roses blanches à son amour, terrée dans la grotte de l’anonymat.

            Elle s’endormit, versant des larmes pour cette femme qui avait fait d’un seul homme le combat de sa vie. Rien ni personne ne l’en avait détournée, elle avait su mener sa guerre dans le plus grand secret, garder en grandissant l’innocence de son amour.

            Elle fut réveillée par la musique du piano de Romain. Il jouait en sourdine et s’interrompait parfois pour boire une gorgée de bière, qu’il avait posée sur le dessus de l’instrument. Elle se leva. Abigaïl était debout derrière lui, le regardant poser ses doigts avec délicatesse sur les touches, ne frappant jamais deux notes en même  temps. Il jouait sans produire d’erreurs, d’un son propre, sans ratures. Elle ne perdait pas une miette du spectacle, muette d’admiration. Au réveil d’Oxalis, elle la prit dans ses bras. La chanteuse ne se remit pas de sa surprise de la voir ici, en compagnie de Romain. Lors de leur dernier coup de fil, elle avait proféré contre lui les pires insultes, le considérait comme un danger.

            Son voisin lui sourit et lui désigna un tabouret pour s’asseoir. Elle attrapa une feuille avec les paroles d’une chanson qu’ils avaient écrite. Sa voix s’éleva tandis que le piano jouait, s’ajustant à sa portée, montant avec elle dans les tonalités plus graves.

Les yeux bandés, je marche

Dans cette forêt, je crache

Le sang qui coule de mon armure

Les rêves qui suintent de mes blessures

Femme solitaire

Terrée dans son repaire

Attend l’homme perçant d’une flèche

Son cœur qui s’assèche

            Abigaïl regarda Oxalis d’un air étrange. C’était la première fois qu’elle entendait cette chanson. Elle ne savait pas que la chanteuse en avait écrit de nouvelles. C’était un style différent, plus sombre mais poignant. La musique ne ressemblait pas à celles que composaient les artistes à succès. Le son était moins édulcoré. La musique comportait des inspirations classiques mélangées à des tonalités rock. L’ensemble était énergique et prenant, la musique laissait assez de place aux mots pour qu’ils puissent dégager leur sens. L’attachée de presse était enchantée. Elle ne savait pas qu’Oxalis avait écrit ces mots sous l’emprise de la drogue et de l’alcool, libérée de contraintes psychiques mais le corps emprisonné par des spasmes violents.

            Elle félicita Oxalis, c’était exactement le ton qu’il fallait donner à un futur album, pour produire quelque chose de différent. La musique pop n’avait plus d’avenir durable, se résumait à des tubes de l’été, des airs formatés et des sujets dépourvus d’originalité. Si elle voulait continuer à avoir du succès, attirer un nouveau public, il était temps d’évoluer. Romain avait su lui donner l’impulsion nécessaire, elle devait poursuivre dans cette voix pour imposer son style.

            Loin de se douter de l’état dans lequel devait se plonger Oxalis pour donner naissance à ces textes, Abigaïl l’encouragea dans cette voix. Romain semblait le plus heureux des hommes. Il ne cessait de répéter que c’était génial, qu’elle allait connaître un succès sans précédents et qu’il ne cesserait de la soutenir. Ces textes étaient le résultat de leur travail en binôme, leur bébé en quelque sorte, le fruit de leurs excès.

            Les chansons parlaient de Joël, de la fuite de l’être aimé, du chemin que chacun doit accomplir sans ménager l’autre, de cet égoïsme dans une vie que l’on est programmé à partager. L’homme en bête solitaire, comme un ours, et prêt à tout pour plaire, pour échapper au silence et à la peur qu’il lui procure, en était le personnage principal. Comme au théâtre, il luttait dans cette tragédie contre sa nature, pour connaître un destin funèbre. La voix d’Oxalis ne rendait que plus touchant cet être prisonnier de son sort.

            La chanteuse prétexta un mal de ventre et retourna se coucher. Elle laissa Romain et Abigaïl, tout à fait réconciliés, discuter dans le salon. Romain lui faisait écouter ses compositions tandis qu’il devenait son nouveau confident. Oxalis l’entendit de loin raconter ses malheurs, lui parler du comportement de son mari qui ne la voyait plus, de sa féminité qui paraissait lui échapper. Puis elle se perdit dans ses pensées. Elle n’avait pas mal au ventre, elle voulait être seule. Le piège dans lequel elle s’était fourrée se refermait inéluctablement autour d’elle. Elle ne maitrisait pas le déroulement des évènements, comme s’il était programmé à l’avance.

            Sa propre attachée de presse venait de lui faire confiance que sa survie dans la musique lui viendrait des prises qu’elle s’injectait dans le sang, de l’état fumeux qui stimulait son inspiration et lui permettait d’écrire avec son cœur. Abigaïl devait mettre en œuvre son sauvetage, mais elle venait d’enfoncer le dernier clou qui fermait sa cage. Si elle voulait retrouver Joël, avoir une chance de le séduire, de lui prouver sa réussite, elle devait chanter. Pour garder son public, il lui fallait innover. Pour créer, il lui fallait sa dose quotidienne ou la peur de la page blanche la paralysait. Pour retrouver Joël, elle devait en payer de sa vie. Toute chose se mérite. Ce devait être le prix à payer, l’ultime défi pour obtenir l’accès au Paradis. Elle le relèverait.

            Dehors l’orage commença à gronder, comme un signe du ciel pour approuver sa décision. Elle franchissait un pas de plus dans sa course pour rejoindre Joël. S’il fallait le retrouver dans la mort, elle y était prête. Abigaïl frappa à sa porte, elle fit semblant de dormir. Ce combat puisait ses moindres forces, lui demandait un mental d’acier. Comme un kamikaze avant le lancement de son avion, il fallait qu’elle se prépare à ne pas renoncer en chemin. Abigaïl verrait bien le tort qu’elle avait en lui conseillant d’abandonner sa quête. Oxalis n’était pas une femme fragile. Pour prouver à ceux qui se moquaient de sa naïveté qu’ils n’avaient pas idée de sa résistance, elle tiendrait  le coup jusqu’au bout, même s’il lui fallait pour cela jouer la funambule sur un fil tendu entre la vie et la mort.

            Elle rêva de Joël. Son visage pâle et flou se découpa dans la brume. Ses traits se précisèrent. Il lui apparut comme dans son souvenir. Il déposa un baiser sur son front, comme l’appelant à la rejoindre. Elle cria son prénom qui se perdit dans le vide. Il s’éloigna d’elle. Elle distingua son dos puis son image dans son intégralité. Il se déplaçait en fauteuil roulant. Il se retourna vers elle : « J’y étais presque, lui dit-il. Un pas de plus et nous nous serions rejoint de l’autre côté, où l’éternité réunit les couples. »

            Elle se dressa en sursaut sur son lit et n’osa plus se rallonger pour dormir. Elle avait lu dans un magazine féminin que dormir assis chassait les mauvais rêves. Les rois dormaient dans cette position, elle se dit que cela ne pouvait que l’aguerrir. Elle mourrait d’envie de revoir le visage de Joël si proche d’elle, mais ne comprenait pas la présence du fauteuil. Elle se souvenait que Joël lui avait dit quelque chose, mais il lui était impossible de se rappeler ses mots.

            La chanteuse se leva et attrapa un livre d’interprétation des rêves, «Percer les secrets de ses nuits ». Son père le lui avait offert quand elle était adolescente. Elle l’ouvrit au chapitre 6 intitulé « Rêver d’un être cher ». Elle lut le paragraphe sans conviction et n’y apprit rien d’intéressant. Le chapitre suivant, « Les rêves donnent-ils des réponses à nos questions ? » l’attira davantage. L’auteur y indiquait : « Si vous vous posez des questions sur l’évolution de votre vie, posez en une à voix haute avant de vous endormir. La nuit vous apportera peut-être la réponse. Sinon, réessayez plusieurs jours de suite. »

            « Intéressant », commenta Oxalis. L’ouvrage ne comportait pas d’indications supplémentaires. Elle y crut à moitié mais comptait tout de même tenter l’opération, elle ne pouvait lui faire de mal. Elle réfléchit à une formulation synthétique pour toutes ces questions, mais elle en comptait trop qui lui venaient en tête. Si l’expérience fonctionnait, il lui faudrait un mois pour avoir toutes ces réponses !

            Elle entendit Abigaïl et Romain qui riaient au salon et se décida à les rejoindre, ils avaient l’air de bien s’amuser. Oxalis ne s’étonna pas en constatant qu’ils avaient puisé dans ses réserves d’alcool. Elle s’installa autour de la table et trinqua avec eux, un vin blanc de Jurançon. Son goût était sucré, moelleux, suffisant pour la renvoyer à ces penser. Elle n’écoutait rien de ce que son attachée de presse et son voisin racontaient. Elle avait déjà entendu cent fois leurs histoires. Romain avait déployé ses atouts de séducteur et Abigaïl se laissait visiblement prendre à son charme, bien qu’au courant des orientations sexuelles de Romain.

            Elle avait mieux à faire que d’écouter leurs âneries. Ses pensées étaient toutes dédiées à Joël et à ce rêve étrange. Il apparaissait de plus en plus fréquemment dans les songes d’Oxalis, la laissant sur sa fin. Chaque rêve demeurait un mystère, peuplé d’incompréhensions. Elle était incapable de s’imaginer le Joël d’aujourd’hui, il se présentait à elle sous ses traits de jadis. Il paraissait vouloir lui transmettre un message. La chanteuse avait tellement fantasmé à son sujet qu’elle n’osait considérer ces visions comme des signes, par peur d’autres déceptions.


Chapitre 10

                Oxalis reprogramma avec Abigaïl les dix dates reportées de la tournée. Le contact de la foule lui redonna du courage. Pour pardonner son absence, elle ajouta quelques nouvelles chansons, ce qui lui permis de tester leur accueil. Abigaïl avait vu juste. Loin de faire fuir le public fidèle, elles le plongeaient dans la folie, les enfermaient à triple tour dans son univers. Les rappels à la fin du spectacle n’en finissaient plus, elles réfléchirent même à poser des dates supplémentaires, avant de décréter que cette tournée avait assez duré.

            Les concerts procuraient à Oxalis un plaisir intense mais la fatiguaient. L’ambiance n’était plus la même dans l’équipe. David rentrait chaque soir s’occuper de sa femme et sa fille, Abigaïl et Oxalis repartaient avec Romain. Quentin les rejoignait parfois. Dans l’appartement de la chanteuse, ils fêtaient la réussite du concert par un cocktail de substances illicites. Ils ne concevaient plus le plaisir sans cet accessoires, sans lequel ils se laissaient aller à la dérive. Abigaïl n’était pas ne reste. Elle vivait avec eux, n’avait pas vu son mari depuis deux semaines et ne cessait de le rabaisser, de l’imiter en train de se laisser aller à ne rien faire dans son fauteuil.

            Le lundi 15 octobre, Oxalis reçut comme chaque mois le courrier de ses fans. Elle le lut avec attention, comme à l’accoutumée. Chacun avait fait preuve d’innovation pour décorer son enveloppe, pour sortir du lot. Certains joignaient des babioles, des bracelets de perles en espérant les voir portés par leur idole. Oxalis décacheta une enveloppe kraft, classique en comparaison des lettres qui rivalisaient de couleur dans le paquet. La chanteuse était seule dans son appartement. Romain dormait avec Quentin chez lui et Abigaïl était passer remettre de l’ordre dans son bureau.

            L’adresse avait sûrement été écrite par une femme, à en croire la rondeur des caractères, tracés au stylo plume. Les mots étaient écrits d’un seul trait, sans lever le stylo. Le papier kraft avait bu l’encre et le contour des lettres était sali par des tâches noires. Oxalis ne chercha pas le nom de l’expéditeur, perdu dans la masse des centaines d’anonymes qui lui écrivaient en espérant une réponse. Ils n’omettaient jamais de glisser une adresse à laquelle elle pouvait les joindre, complétée parfois par un numéro de téléphone. La chanteuse ne recontactait jamais les fans, trouver le temps de le faire aurait été un supplice, répété à l’infini jusqu’à la fin de sa carrière.

            Oxalis tira de l’enveloppe un papier blanc de qualité, dont l’usage reflétait le respect que l’expéditeur avait pour elle. C’était la feuille des documents importants, sur laquelle on écrit lorsque chaque mot doit faire vibrer le papier. Le choix de cette page constituait un gage de politesse, suffisait à exprimer l’honnêteté de l’écrivain. Il remplaçait les formules de courtoisie montrait la timidité de l’auteur à s’immiscer dans la vie d’une inconnue, excusait le dérangement.

            « Madame Oxalis », commençait la lettre. Le terme fit sourire la chanteuse. Cette écriture rompait avec les expressions familières qu’employaient généralement les fans pour s’adresser à elle. « Madame », encore une dénomination qui rendait l’auteur proche et lointain, hésitant dans sa démarche de lui écrire, n’ayant pas l’habitude de se prêter à ce genre d’exercice. D’ordinaire on se permettait de la tutoyer, on prenait la liberté de s’inscrire dans le cercle de ses proches, sous prétexte que l’on avait pu rentrer la chanteuse dans la liste de ses amis sur facebook.

            « Ce n’est pas de ma part que je vous écris, je ne me le serai pas permis. Je ne suis dans cette entreprise que la main droite de mon mari, qui a la sienne emprisonnée dans un plâtre suite à un accident de voiture, et le corps emprisonné dans une chaise roulante. Ce sont ses mots que j’écris, je n’aurai pour ma part eu ni le culot, ni le talent de m’adresser à vous. » Oxalis lut ces mots avec attention. Y a –t-il plus agréable spectacle que le dévouement de cette femme pour son homme, prête à satisfaire ses désirs pour soulager ses souffrances ?

            La chanteuse s’attendait à ce que le reste suive le modèle de toutes les autres lettres de fans. Des compliments et des suggestions pour la suite, le récit des aventures qu’ils avaient pu vivre en écoutant ses chansons et la description du goût des lèvres qu’ils avaient embrassées sur sa musique. Il n’en était rien.

            « J’ai été soulagé en apprenant au début du mois que vous repreniez votre tournée. Par un miracle que je ne m’explique toujours pas, j’ai reçu courant septembre une enveloppe ne comportant le nom d’aucun destinataire. Elle contenait une place pour le dernier concert de votre tournée. Il n’y avait pas de mot pour accompagner le billet, pas d’explication. Achetant depuis quelques années tous vos cd et aimant ce que vous produisez, j’ai été très ému par cette attention anonyme, puis envahi par la déception lorsque j’ai su que vous annuliez tout. Je tiens à vous remercier d’avoir reporté les dates, cette nouvelle me comble de bonheur. »

            Le dernier paragraphe fit redoubler la curiosité d’Oxalis. « Il y a deux mois environ, j’ai été victime d’un accident de voiture. Sous le choc, j’ai perdu connaissance. Avant de tomber dans le coma, je me souvient d’une voix qui m’a accompagnée jusque dans les profondeurs. Je tombais comme si je m’enfonçais dans un coussin en duvet d’oie, votre voix ralentissait ma chute dans le noir. Je ne voyais aucune lumière, les sensations se mélangeaient dans ma tête, il m’était impossible de réaliser ce qui était en train de m’arriver. J’ai senti que l’on s’activait autour de moi, j’entendais des bruits lointain mais qui ne m’atteignaient pas. C’était vos paroles qui me faisaient m’accrocher, qui calmaient ma douleur. Une femme m’a sauvée ensuite, qui n’était pas vous. Grâce à elle, je me suis réveillé. Elle est partie sans que j’ai pu la remercier, disparu sans laisser aucun moyen de la retrouver.  Si c’est elle qui m’a envoyé ce billet, peut-être pourrai-je ainsi la revoir. Je ne peux mettre de visage ni de nom sur cette bienfaitrice, mais je pose votre voix sur mon sauvetage, auquel sans le savoir vous avez contribué. »

            La lettre ne comportait aucune signature. L’expéditeur n’était pas indiqué au dos de l’enveloppe, l’espace prévu à cet effet avait été laissé vide. Oxalis laissa la missive de côté pour la montrer à Abigaïl à son retour. Elle la posa en évidence sur le secrétaire à côté de la porte d’entrée. Un sentiment de fierté l’envahit. Elle n’ignora pas l’étrangeté de sa réaction, d’éprouver de la fierté pour un geste qu’elle n’avait pas conscience d’avoir accompli avant de recevoir ce courrier. Elle se rappela son rêve, dans lequel Joël lui était apparu, déambulant en fauteuil. Cette femme n’avait-elle pas écrit que son mari en avait un lui aussi ?

            « Quelque part en France, un homme est handicapé. Tu ne connais pas son prénom, tu ne sais pas où il habite », lui susurra une voix insupportable à l’intérieur de sa tête. « Il faudrait t’arrêter de rêver un jour, poser tes valises et oublier Joël une bonne fois. Cet homme est un inconnu qui aime ta musique, comme tous ceux qui t’ont envoyé une lettre dans ce paquet. Il a une femme dévouée,  qui a l’air de l’aimer, tu n’as pas d’autre place que dans son autoradio », continua l’esprit qui parlait dans son crâne

            Oxalis se servit un verre de Martini blanc. Elle y mélangea un demi citron et cinq  glaçons,  ingurgita d’un coup la boisson glacée pour faire taire la voix. Cela n’y suffit pas, elle remplit le verre encore une fois et sirota le liquide à la paille. La seule idée de boire de l’alcool l’apaisait, comme celle de fumer une cigarette. A peine ses lèvres avaient elles effleuré le verre que déjà elle sentait le  picotement dans sa gorge et le piquant des glaçons gelés. Plus rien ne l’atteignait dans cet état. Elle pouvait jeter des mots  sur le papier sans ressentir la moindre douleur. Elle pouvait penser à des sujets qui la faisaient pleurer sans verser une larme, simplement en absorbant le liquide qui lui redonnait des forces.

            Oxalis n’avait qu’à s’accouder au piano dans cet état second et jouer quelques notes de piano au hasard, laisser trainer son regard par la fenêtre pour se vider de toute émotion et laisser glisser la souffrance sur elle, la faire s’évaporer par la fenêtre, jusqu’à ce que l’effet de l’alcool se dissipe. La solitude lui devenait alors pesante et deux solutions se présentaient à elle ; trouver de la compagnie ou vider un peu plus la bouteille dont le niveau baissait rapidement. Si Abigaïl ou Romain arrivaient à temps, elle choisissait la première alternative. Souvent, la seconde triomphaient et les deux autres n’arrivaient que pour constater les dégâts.

            Lorsqu’Abigaïl restait travailler tard dans son bureau, elle avait souvent la surprise de trouver une nouvelle chanson écrite, laissée à son attention en évidence sur le buffet. Elle ne se posait pas de questions, supposait que  Romain et Oxalis étaient particulièrement inspirés lorsqu’ils étaient ensemble. Elle faisait semblant de ne pas remarquer à quelle vitesse le stock d’alcool se renouvelait. Ni la chanteuse, ni Romain ne l’avait mise au courant des quantités de drogues cachées à la cave. Ces soirs où ils n’étaient que deux, ils s’installaient à l’aise sur la table et alignaient leurs rails d’une main experte. Leur rituel recommençait, à l’écart des commentaires d’Abigaïl qui ne profitait que du plaisir de constater le résultat de leur travail.

            Romain s’armait d’un bloc note et d’un stylo et écrivait en vitesse les mots d’Oxalis qui divaguait. Les rimes sortaient naturellement de sa bouche, elle écrivait des chansons comme si elle parlait, mais quelques minutes plus tard avait tout oublié. Il lui était impossible de retenir la moindre phrase, durant les nuits où les forces illicites prenaient le contrôle de son cerveau.

            Ils avaient parfois peur de se laisser surprendre par l’arrivée tardive de l’attachée de presse, mais le jeu n’en devenait que plus excitant. Romain veillait et au premier cliquetis dans la serrure, au moindre bruit de porte dans le hall, ils remballaient leurs fournitures et les planquaient dans l’armoire, sous une pile de vêtements. Ils remplaçaient la came par une bouteille d’alcool, posée en évidence sur la table, tellement en valeur que sa présence paraissait louche. Ils choisissaient généralement celle dont le niveau de remplissage était le plus bas. Le subterfuge fonctionnait car Abigaïl se laissait volontiers tenter par une bonne bouteille. Après quelques verres vidés, elle était à peu près dans un état similaire au leur et n’avait pas la présence d’esprit de leur poser la moindre question.

            Elle rêvassait appuyée sur le piano lorsqu’Abigaïl revint. Oxalis ne l’entend pas ouvrir la porte, ni consulter la pile de courrier sur le secrétaire. Elle pensait encore à Joël, aux jours entiers durant lesquels ils trainaient au lit, feignassant comme des huitres, sans avoir besoin pour leur bonheur que de leurs corps serrés l’un contre l’autre. Elle revivait leurs derniers moments en tête-à-tête et se récitait les mots d’une des dernières lettres qu’elle avait reçue de lui.

            Abigaïl trouva la lettre qu’Oxalis avait laissée de côté pour elle. Elle la lut avant même de prendre le temps de saluer la chanteuse qu’elle avait laissé endormie le matin même en partant. Elle la reposa, ne comprenant pas pourquoi Oxalis l’avait extraite du tas et pas laissée avec les autres dans le paquet qui trainait encore sur la table du salon. Elle tria quelques factures qui commençaient à s’entasser et les classa des plus aux moins urgentes. Elle s’apprêtait à ranger la lettre avec le reste du courrier des fans quand elle fut assaillie par un doute. Elle relut la missive qu’elle avait parcourue en diagonale, épuisée par sa journée de travail. Elle avait sauté un paragraphe, une optique freudienne aurait peut-être qualifié son oubli d’acte manqué.

            « Une femme m’a sauvée ensuite, qui n’était pas vous. Grâce à elle, je me suis réveillé. Elle est partie sans que j’ai pu la remercier, disparu sans laisser aucun moyen de la retrouver.  Si c’est elle qui m’a envoyé ce billet, peut-être pourrai-je ainsi la revoir. »

            Abigaïl se traita d’imbécile pour n’avoir pas réagi plus tôt. Elle était cette femme, qui malgré tous ses efforts n’avait pas réussi à disparaître incognito. Elle se maudit d’avoir succombé à la tentation et envoyé la place de concert sans réfléchir. Pour quelqu’un qui ne voulait laisser aucune trace, le geste était inconsidéré. Elle avait cédé à son impulsion. Si l’attachée de presse s’était laissé jusqu’au lendemain matin pour envoyer le pli, la raison lui serait probablement revenue.

            Au lieu de cela, elle était sortie en pleine nuit et avait marché jusqu’à la Poste ouverte vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour mettre son pli dans la boîte. Il n’y avait même plus de métro à cette heure-ci, elle s’était fait accoster par quatre hommes sur le chemin et avait frôlé l’agression. Un parcours du combattant pour une bêtise et un mensonge de plus, elle n’avait récolté que ce qu’elle méritait.

            Les chances que Joël tente d’approcher Oxalis, à supposer qu’il s’agisse bien de celui que la chanteuse avait aimé, étaient infimes. La lettre était écrite avec tant de formules de politesse qu’il y avait fort à supposer qu’il n’essayerai même pas de lui parler. Abigaïl avait fait la bêtise de lui donner une des meilleures places, assise et proche de la scène. La  projecteurs et les fumigènes.         Sa raison la rassura, la probabilité que les deux s’aperçoivent était proche de zéro. Mais si Oxalis avait laissé le pli de côté, Abigaïl était persuadée qu’elle avait flairé quelque chose. Elle n’avait pas la moindre idée du comment, mais sentait qu’elle n’en avait pas terminé entre ces deux là.

            Avec Romain, elle avait tenté d’innombrables plans pour lui changer les idées. Ils l’avaient emmené au cinéma, en évitant les films qui pouvaient de près ou de loin évoquer une histoire d’amour, stratégie qui ne leur laissait pas grand choix à part les thrillers ou les films catastrophe. Ils l’avaient sortie dans des musées, forcée à se promener dans les jardins de Paris alors qu’elle les avait pris en horreur, à des heures auxquelles les chances de croiser des couples étaient moindres. Ils lui avaient  fait rencontrer des hommes et même des femmes, tous leurs amis d’enfance et leurs connaissances de travail avaient dû y passer. Les seuls plans qu’elle acceptait étaient les propositions extrêmes, qui repoussaient les limites. Ils fréquentaient parfois des clubs à tendance sadomasochiste et homosexuelle, idées qui venaient généralement de Romain et auxquelles Abigaïl avait dû mal à s’habituer.

            Oxalis remarqua enfin la présence de son attachée de presse. Elle lui fit un sourire et désigna la lettre qu’elle avait posée sur la table, qu’Abigaïl tenait maintenant dans sa main. La chanteuse remarqua qu’elle tremblait, le papier bougeait comme si le vent soufflait dessus. Elle portait le regard ailleurs, c’était elle qui cette fois paraissait avoir oublié sa protégée. L’attachée de presse secoua la tête comme si une soudaine pensée la ramenait à la réalité.

            « Tu sais Oxalis », commença-t-elle, « je répugne à le faire mais il faut que l’on aborde le sujet. Tu refuses de m’écouter, mais il va falloir consulter un psy si tu n’arrives pas à te séparer de Joël. Tu écris des chansons, mais elles tournent en rond. Romain ne s’en rend pas compte ou n’ose pas te le dire, je n’en sais rien, mais tes paroles d’une page sur l’autre se ressemblent toutes. Tu ne peux pas pendant douze  chansons répéter que tu attends l’homme qui te rendras à la lumière. Tu es honnête, tu écris ce que tu ressens mais les critiques t’attendront au tournant. Les gens veulent entendre d’autres histoires et tu leur a déjà conté cent fois celle-ci. »

            Oxalis fit celle qui n’entendait pas et continua de regarder par la fenêtre et de compter en bas les voitures qui passaient. « Une Prius, pourquoi pas, marmonna-t-elle. La voiture est écologique, on en voit de plus en plus. Mon scooter commence à fatiguer. »

            Abigaïl savait qu’elle l’avait parfaitement entendue et comprise mais préférait s’enfermer dans son monde. Son autisme dès qu’elle tentait d’évoquer des sujets importants commençait à l’épuiser. Elle rendait ses oreilles hermétiques à toute voix chaque fois qu’une discussion la contrariait.

            Abigaïl savait qu’elle s’enfoncerait un peu plus et que ses efforts étaient vains, mais persévéra quand même. « Cesse de l’attendre à chaque concert que nous faisons, on pourrais croire que tu fais tes concerts simplement dans l’espoir qu’il revienne. Ton obstination finira par te trahir sur scène. Les yeux du public percent tout, jusqu’à tes pensées. Son jugement est intraitable et la concurrence devient rude, ta place est sans cesse remise en question. »

            « Les nouvelles Clio ne sont pas mal non plus », répondit Oxalis. « Et qu’est ce que tu penses d’une Smart ? Petit véhicule, pratique en ville non ? »

            L’attachée de presse lâcha l’affaire au désespoir et repartit, en omettant de reposer la lettre qu’elle avait inconsciemment glissée dans la poche de sa jupe tablier. Elle croisa Romain dans l’escalier, qui montait chez Oxalis. Elle lui adressa un regard furieux.

            Elle avait beau lui parler des problèmes, il ne faisait aucun effort pour la soutenir. Il évacuait les soucis en partant du principe que la carrière d’Oxalis fonctionnait pour l’instant très bien et que l’avancement des chansons se déroulait plus vite que prévu. La confiance que lui accordait Oxalis allait en grandissant et il empiétait sur le territoire d’Abigaïl. Une concurrence se créait entre eux deux pour conserver les faveurs de la chanteuse.

            L’attachée de presse subissait contrairement à lui la pression de la maison de disque, qui menaçait de ne pas renouveler le contrat de la chanteuse car ses états d’âme devenaient complexes à gérer. Abigaïl n’avait pas prévenu la chanteuse et faisait son maximum pour la défendre. Tant que l’argent rentrait, elle pouvait obtenir un sursis. L’équilibre était fragile, la situation pouvait évoluer brutalement et l’argument financier était le seul qui puisse tirer Oxalis d’affaire.

            Abigaïl n’avait pas la force de retourner au bureau et d’affronter d’autres artistes capricieux, à vouloir toujours organiser leurs interviews dans des lieux dont le luxe ne suffisait pas à faire le charme, mais dont la renommée suffisait pour impressionner. Elle déambula et prit un métro au hasard puis descendit à la station St Michel. Elle s’assit dans le jardin du musée de Cluny et trouva une place au soleil. Devait-elle dire la vérité à Oxalis, lui avouer qu’elle avait envoyé le billet, mais que si Joël ne venait pas ce soir là, il lui faudrait cesser tout acharnement et se résigner ?

            Elle pouvait négocier ce dernier espoir avant que la chanteuse lâche prise. Abigaïl se rendit compte qu’elle avait perdu toute influence sur Oxalis, qu’elle lui était devenue inutile. Elle ne lui servait même plus à la présenter à des journalistes, la chanteuse les connaissait mieux qu’elle et ils l’appelaient sans qu’elle ait besoin de les démarcher. Elle était sa dame de compagnie, une sorte de servante de luxe qui la suivait où qu’elle aille, tentant de calmer ses chagrins pour la maintenir à flot. Une simple amie aurait pu faire le travail, pas besoin d’une attachée de presse pour occuper la place.

            Romain lui volait la dernière perle qu’il restait à son collier ; l’amitié. Avec quelle légitimité s’était-il immiscé entre elles ? Il avait détruit ce qui les unissait jusqu’à les séparer, dérobé leur insouciance, le plaisir qu’elles prenaient aux rebondissements de la vie pour instaurer autour d’elles un climat  d’une lourdeur malsaine. Il les entrainait dans ces clubs où Oxalis semblait s’amuser, des soirées durant lesquelles Abigaïl la surveillait de loin tant que Romain ne lui faisait pas visiter une salle cachée derrière d’épais rideaux.

            Elle repensa à la période où elle avait lancé Oxalis, où la chanteuse ne cessait de la remercier et suivait ses conseils à la lettre, ce temps là était révolu. Les rares interviews qu’elle acceptait d’accorder ces derniers temps étaient pour des journalistes qui étaient devenus des amis. Elle exigeait de pouvoir choisir le lieu et l’heure, les rendez-vous pouvaient tomber à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. Abigaïl n’avait aucun moyen de la raisonner, Romain plaidait pour Oxalis et à deux contre une, elle avait toujours tort.

            Les autres artistes ne l’intéressaient guère, il n’y avait qu’à Oxalis que l’attachée de presse pouvait vouer une fidélité sans faille. Si la maison de disque résiliait le contrat de la chanteuse, Abigaïl avait décidé de se déclarer freelance et de la suivre. Elle avait une obstination que peu possédaient et qui la rendaient intéressante, bien qu’insupportable. Le travail avec elle ne sombrait jamais dans la routine, chaque tournée, chaque album avait su se différencier des autres, en découvrant un nouvel aspect de sa personnalité.

            La chanteuse paraissait s’essouffler, ne plus penser que par Joël, ce qui mettait en danger sa carrière. Le sens de ses mots se sclérosait. Ils ne portaient plus sa peine, mais la répétition du sens des phrases précédentes. Le manque, le vde la hantaient à un point tel qu’elle n’avait plus que ces sensations à partager avec son public. Le rien comblait chaque centimètre de son corps qui n’était pas imbibé d’alcool, les poussières de ses souvenirs emplissaient ses failles. Chanter n’avait plus le pouvoir de la consoler, elle se plongeait au contraire plus profondément dans l’introspection.

            Le téléphone portable d’Abigaïl vibra, puis la sonnerie de Battle for the sun, la dernière chanson de Placebo, se fit entendre à travers le jardin. Une vieille lui fit des yeux ronds pour la réprimander sans causer d’esclandre dans le parc. L’attachée de presse ne décrocha pas, le numéro s’affichait en inconnu. Elle n’avait pas envie d’être dérangée et ne voyait pas qu’elle urgence il pouvait y avoir à cette heure. Le téléphone sonna une nouvelle fois. Le nom de Romain clignota sur l’écran. La grand-mère à côté d’elle se leva en maugréant que « les jeunes d’aujourd’hui n’ont plus de respect pour rien ni personne et qu’elle serait plus tranquille chez elle. » Abigaïl la gratifia d’un « c’est ça, barre-toi mamie », lancé du bout des lèvres. L’autre n’entendit pas.

            A l’autre bout du fil, Romain s’affolait. Il parlait vite, le réseau passait mal, Abigail ne comprenait que la moitié de ses paroles. « Oxalis…partie…sais pas » comprit-elle et la communication coupa. Elle rappela immédiatement, Romain décrocha avant que la première sonnerie ne retentisse dans le combiné. Abigaïl sortit du jardin et, si elle était dérangée par le vrombissement des voitures, arriva à comprendre Romain.

            « Oxalis est partie, elle a laissé un mot pour toi sur la table dans une enveloppe cachetée. Je te laisserai le lire. Elle ne m’a rien dit, je l’ai croisée dans l’escalier en montant la voir. Elle m’a bousculé, j’ai essayé de la rattraper mais elle était comme une furie . J’ai peur qu’elle fasse une bêtise, elle n’avait pas l’air bien. Tu la connait mieux que moi, tu dois bien avoir une idée de l’endroit où elle peut être partie. »

            Abigaïl décréta qu’il n’y avait pas de raison de s’affoler. Oxalis inventait chaque jour quelque chose, elle cédait à tous ces sautes d’humeur sans réfléchir. Elle finirait par revenir comme une fleur, comme si rien ne s’était passé. Elle ne put s’empêcher de sourire de la situation. Romain ne rendait à l’évidence, elle connaissait Oxalis mieux que lui. S’il la côtoyait au quotidien, il ne savait rien de ses cachettes. Il se préoccupait plus de la sculpter à son image que de la comprendre, de faire correspondre sa poupée à ses désirs plutôt que de la bercer pour l’aider à trouver le répit. A peine lui échappait-elle qu’il cédait à la panique comme s’il avait égaré son jouet.

            Elle était probablement dans un arrondissement proche, à faire la nocturne dans un café pour changer d’atmosphère, trouvant l’atmosphère de son appartement trop lourde et chargée de solitude. Elle s’y rendait habituellement lorsqu’elle cherchait l’inspiration ou qu’elle ne se supportait plus, en dernier recours pour redémarrer sur des bases saines et vaincre ses insomnies. Abigaïl l’avait déjà repêchée à plusieurs reprises au fond d’un café miteux, qui ne tenait éveillée que grâce à la caféine qu’elle ingurgitait.

            Elle l’imaginait faisant faire les cent tours à sa cuillère dans sa tasse pour mélanger son édulcorant, attendant que la fumée s’évapore et que le liquide refroidisse. A chaque tour de cuillère une pensée lui venant à l’esprit, qu’elle s’efforçait de chasser pour laisser place à la question suivante. Abigaïl ne comptait pas passer sa nuit à courir après la chanteuse, dans ces moments là il valait mieux la laisser tranquille. Elle n’en faisait qu’à sa tête et personne ne pouvait lui ôter ses idées du cerveau. Il y avait de fortes chances qu’elle soit d’humeur détestable, mieux valait ne pas se frotter à ses épines. Tenant sa vengeance, Abigaïl rappela Romain et lui conseilla de faire la tournée des bars du quartier à sa recherche, en espérant qu’il serait accueilli par le caractère de chien d’Oxalis.

             

 

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