Premier jour [1]

abysses

Premier texte d'une série dont j'ignore la durée

Le premier jour est arrivé plus vite que je ne pensais, j'ai dormi peut-être quatre heures cette nuit, mais il est l'heure de me lever. Aujourd'hui, je commence en tant qu'employé commercial en contrat d'été étudiant pour financer mes études. Je n'ai jamais travaillé en grande surface.

Il y a deux ans, j'avais travaillé de manière non déclarée en tant que barman dans l'établissement de ma soeur et de son mari. Vu que j'étais non déclaré et que j'étais payé à l'heure, j'ai pu faire pas mal d'heures et de ce fait pas mal d'argent, même s'il est vrai que j'ai largement dépassé les 35 heures.

L'année dernière, j'avais été incapable de trouver du boulot faute d'avoir le permis, et j'ai eu beau essayer le passer, l'opération s'est soldée par une quarantaine d'heures de conduites dans le vent et trois échecs cuisants. J'ai jamais vraiment repensé à le passer, de toute façon vu mes études, je serais plus à même d'utiliser les transports en commun ou de prendre le taxi à l'avenir, je ne pense pas que ce sera un frein plus tard. Peut-être à une vie de famille ceci dit, je songe à le repasser.

Cette année, l'affaire de ma soeur s'est arrêtée et mon beau-frère est retourné à son ancien mode de vie, il a été recruté dans un supermarché à cinq minutes de chez moi. J'ai de la chance d'avoir été pistonné, et il m'a bien fait comprendre qu'il est hors de question que je le fasse savoir à l'équipe si je veux m'intégrer correctement.

J'avale un jus d'orange rapidement, enfile un t-shirt et pars chez ma soeur pour y retrouver son mari. Un café et plusieurs pains au lait plus tard, nous voilà dans la voiture en direction du magasin. Il m'explique rapidement ce que je vais devoir faire. Jeudi, je suis de formation en mise en rayon puis en caisse, vendredi je serais formé par la personne que je remplacerai premièrement pour tenir son rayon, je crois qu'il s'agit de fromage. Dimanche, je serais encore avec elle puis en boucherie, puisqu'il se trouve qu'elle est également chargée d'assister le boucher en cas de besoin.

J'ai pas mal pesté quand j'ai su que j'allais devoir me raser pour travailler en boucherie, déjà que je suis plutôt petit pour un mec, il se trouve qu'en plus j'ai une corpulence mince et un faciès assez candide. La dernière fois que je m'étais rasé, on m'a demandé ma carte d'identité à chaque fois que je rentrais dans un bureau de tabac ou dans un bar.

On arrive les premiers avec un peu d'avance, du Saez à fond dans la voiture. Il me montre le code de l'entrée pour les salariés puis nous nous rendons dans les vestiaires pour que j'y dépose mes effets personnels. Nous retrouvons ensuite l'équipe au fond du magasin pour recevoir la livraison du jour. J'attrape un genre de chariot à plusieurs étages parsemé de grilles sur les côtés qu'ils appellent un roll et je me dirige vers le rayon frais. 

Il s'agit ici de sortir toute la marchandise reçue et de la mettre à sa place en rayon. Pour faire ça correctement, il faut faire attention à deux notions : la rotation et le facing. La rotation consiste à mettre les produits arrivés en dernier derrière ceux qui sont déjà dans le rayon, cela permet de faire en sorte que le client, qui ne se pose pas de question, attrape ceux du devant qui ont la date de conservation la plus courte. On évite ainsi d'avoir des produits périmés dans les rayons, et quand il faut les repérer, l'équipe sait où regarder. Lors de la rotation, on vérifie la date de conservation du produit et, si elle est proche ou dépassée, on le sort du rayon et le laisse par terre. Un autre employé passera le récupérer ou lui mettre une réduction. Le facing consiste à mettre les produits en bord de rayon plutôt que les enfoncer, cela donne l'illusion que le rayon est rempli même s'il n'y a que trois exemplaires d'un produit.

Je remarque rapidement qu'il ne s'agit pas de jambon, de poulet, de ceci ou de cela mais de marchandise. Tout le monde parle de came. En fait, il y en a tellement que je comprends qu'on n'y prête même pas attention. 

Nous sortons tous les cartons du roll pour les déposer dans le rayon concerné, puis nous sortons les produits des cartons pour les mettre en rayon. Je suis lent. Je suis très lent, je n'ai pas l'habitude de faire ça, je ne connais pas le rayon et je passe plus de temps à déranger les autres pour leur demander où se situe un produit qu'à les mettre en rayon. Je n'ai pas l'impression qu'ils y prêtent attention ceci dit. Cela continue pendant environ deux heures jusqu'à l'ouverture du magasin, et je sens que je prends la main petit à petit.

Le magasin ouvre, je suis maintenant de formation caisse avec la première personne avec qui je sympathise ici : Françoise. C'est une cinquantenaire habituée à la caisse. Je dois vraiment être pris pour un néophyte puisqu'on m'apprend à utiliser la caisse chèques/cartes bancaires pour m'éviter d'avoir à manipuler de l'argent. S'ils savaient que j'ai été barman pendant quatre mois et que j'ai rendu la monnaie et calculé de tête plus d'une fois...

La caisse est relativement rapide à appréhender une fois qu'on oublie l'idée de chercher ou se situe le code-barre des produits et qu'on se contente de les passer en les tournant jusqu'à entendre le "bip" signifiant qu'il a été reconnu. Je reste en caisse jusqu'à 10h histoire d'apprendre les différents modes de paiement éventuels et de me faire la main avec le côté tactile de la caisse. Vu que le magasin est petit, les fruits et légumes ne sont pas pesés en rayon mais en caisse, ce qui implique qu'il faut savoir différencier une nectarine d'une pêche, plusieurs variétés de pommes, etc. 

Vers 10h, je rejoins une partie de l'équipe en salle de pause. Je suis assez mal à l'aise à l'idée d'intervenir dans leur conversation, surtout qu'ils se connaissent depuis plusieurs années et semblent m'ignorer. Je bois un café instantané particulièrement mauvais puis bascule derrière le magasin pour fumer avec eux. Je fais connaissance avec Elodie, Anthony et Sabrina. 

C'est Elodie qui me formera demain, elle me demande ce que je fais comme études et s'étonne d'apprendre que je rentre en Master de droit dès Septembre. " Mais t'es un intello en fait ! ", je m'attendais à tout sauf à une réflexion du genre. Elle a un an de plus que moi, c'est à dire 22 ans, et semble assez extravertie et épanouie dans son travail.

Sabrina est assez discrète, elle doit avoir environ 25 ans. Elle arbore une veste sans manches aux couleurs du magasin et ne fume pas, mais elle discute avec nous en tapotant sur son portable et en rigolant de temps en temps.

Anthony est un trentenaire assez bourru que je qualifierai de grande gueule. Quand il parle, on a l'impression de se faire engueuler. C'est un bon gros campagnard avec l'accent de la région tout ce qu'il y a de plus cliché.

Nous entamons une deuxième cigarette quand il arrive. Et par il, je veux dire le Stagiaire. Mon beau-frère m'en a déjà parlé en me disant à quel point il regrettait de l'avoir pris en stage. C'est un mec plus jeune que moi d'une ou deux années aux cheveux légèrement frisés, il est châtain foncé avec des mèches blondes, sans doute à cause d'une couleur qui lui donne vraiment un air d'abruti. Rien qu'à le voir débarquer j'ai envie de l'éviter. Il discute rapidement avec nous et plombe l'ambiance par sa simple présence, demande une cigarette puis du feu à Elodie puis essaie de faire connaissance avec moi. 

Je passe outre mes a priori et décide de lui donner une chance avant qu'il ne commence à me parler de handspinner, des élastiques que sa tante et sa grand-mère lui avaient acheté. J'aurais été simplement ennuyé s'il n'avait pas tenté de faire de l'humour pour se vautrer lamentablement. " Du coup j'ai quatre élastiques... mais j'ai que deux mains ! " ... Bouffon va. Je tire une dernière taffe, jette ma cigarette et fais signe à l'équipe que je retourne bosser.

Le reste de la matinée se déroule calmement. Je passe le plus clair de mon temps en caisse et réalise rapidement ce que c'est que d'être caissier. Le regard des gens se fait particulièrement pesant, ils n'ont aucun respect pour les caissiers et caissières et j'ai vraiment l'impression d'être une merde à leurs yeux.

Il y a différents types de clients. Celui qui dit bonjour, discute un peu avec moi pendant que je passe ses articles et s'en va en me souhaitant une bonne journée, celui qui m'ignore totalement en parlant au téléphone et me sortant sa carte bancaire. Celui qui ne dit pas bonjour et m'ignore. Celui qui sort un billet de 10 et s'énerve quand je lui montre le panneau " Carte bancaire et chèques uniquement", celle qui fait ses courses pour deux semaines et me remplit tellement le tapis roulant que je dois me presser de passer articles puisqu'elle les pousse à mesure au lieu d'attendre que je les passe, celle qui compte son budget et renonce à un paquet de chips pour ne pas dépasser une certaine somme.

J'ai même une cliente qui s'est énervée sur moi et m'a insulté parce que je lui ai refusé un bon de réduction périmé, ou une autre qui n'a pas voulu comprendre que nous ne prenons les tickets restaurants qu'à un certain seuil que nous ne pouvons pas dépasser.

Après avoir fait signe à Françoise que je tiendrais sa caisse le temps qu'elle aille manger et attendu son retour, je rentre chez moi rapidement pour y retrouver un repas rapide et raconter ma journée à ma famille. J'ai les retours de mon beau-frère sur ce que l'équipe a pensé de moi, j'ai fait très bonne impression malgré ma lenteur hautement comprise du fait de mon manque d'expérience, j'ai même tellement fait bonne impression qu'ils ont renoncé à me mettre la pression que mon beau-frère leur avait demandé de me mettre. Il fait toujours ça pour voir comment le stress et la pression sont perçus par les nouveaux, au vu de ma couverture, je ne pouvais pas y échapper, je suis à la même école que tout le monde. 

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