Premiers

Yeza Ahem

De la force du souvenir, cachée derrière nos murs...

Face au collège, une grille. Les barreaux, bien serrés, hérissés de piques, dissuadent. Derrière les branches et arbustes, on voit une ruine qui fut maison en meulière, fringante et bourgeoise. Elle n'a plus de vitre et son rez-de-chaussée est muré. Tout est assuré pour lui garantir solitude et sérénité.

Seulement voilà. Le terrain abandonné se trouve devant un collège, et ses pensionnaires rêvent de cachettes, de découvertes et d'aventures dissimulées. C'est le temps des premiers ; premiers baisers, premiers clopes, premiers tours de bécane et premiers jeux à boire.

Une impasse étroite, à gauche de la palissade, abrite l'urinoir en plein air des ados, mais surtout un barreau descellé, en bas. Un coup d'épaule bien placé lui permet de pivoter. Les ados sveltes peuvent alors passer, de l'autre côté, camouflés par les feuillages. Bien sûr, ils savent qu'ils ne sont pas les seuls à y pénétrer : les déchets accusent des visiteurs plus nocturnes. Il faut faire quelques mètres dans la jungle urbaine avant d'atteindre l'accès à la cave, où plusieurs parpaings ont été retirés. De là, on peut entrer dans la maison, prudemment, et remonter l'escalier jusqu'au premier. Ici, on peut observer sans être vu, protégés du regard et des intempéries. Bien sûr, il faut faire attention au plancher, habité de milliers de squatteurs dévoreurs. Mais ils sont vite oubliés ; nos pieds seuls continuent à s'en soucier. Alors, on reste là, on parle, on rit, on se lance des défis, on expérimente, on épie et on attend. On profite du temps présent, on se crée des souvenirs sans le vouloir, en 3D et odorama : tabac froid, bois pourri, fleurs de lilas et bière amère.

On n'en repart pas tous en même temps, pour être plus discrets, ne pas éventer notre accès secret. Des fois, je me faisais raccompagner : plus pratique pour le barreau à pivoter pendant que je me faufilais. On sortait directement, de la cave à la barrière. On riait sous cape, forts de notre secret.

Une fois, il m'a accompagné. Il m'a pris la main et m'a emmenée dans l'ancien potager, du côté aveugle de la maison. On ne parlait pas. Mon cœur s'est emballé. On a essayé d'aller tout au fond, sans vraiment y arriver. Il tenait toujours ma main. Je jetais un coup d'œil vers lui. Il était rouge, timide comme jamais. J'ai baissé la tête. Il s'est placé devant moi, a pris mon autre main. J'ai commencé à relever la tête, doucement et...

« - Harry, qu'est-ce tu fous ? » ont gueulé, du premier étage, les autres. Il m'a lâchée. On s'est regardés, mi-gênés, mi-amusés.

« - c'est bon, j'arrive ! » et il a souri. Sans un mot, un geste de trop, il m'a devancée jusqu'à la barrière, a fait pivoter le barreau et est reparti vers le premier.

Un « A demain ! » a résonné alors que je sortais de l'impasse.

Licence CC : BY-NC-SA

Signaler ce texte