Premiers pas vers le combat
Julien Guyot
Emmitouflée dans sa veste, comme si elle se cachait des regards, elle s’arrêta devant une pauvre porte d’entrée en bois. La peinture commençait à s’effriter en petites plaques. Irrésistiblement, elle gratta pour en évaluer la résistance et éprouva une étrange sensation en voyant que le morceau qui menaçait de se décoller serait plus gros qu’un simple confetti. Elle retardait le moment d’entrer en écoutant le petit bruit qui accompagnait chaque fois qu’elle tirait un peu plus avec son ongle. L’envie étant satisfaite, elle ne put que se résoudre à l’idée de frapper à la porte. Mais non ! Il était encore temps de partir sans laisser de traces. Sa conscience la poussait pourtant à rester.
Pour retarder sa décision et laisser un ultime moment de jugement inconscient, elle porta son regard sur la plaque dorée du psychothérapeute. Elle avait subit l’usure du temps, sa couleur d’antan dorée était piquée partout de points noirs. Elle n’osait imaginer ce à quoi pouvait ressembler ce que cachait cette porte. Un long couloir sinistre avec du papier peint jauni sur les murs ? D’autres patients désespérés ? Une perte de temps ?
Plus rien ne pouvant la distraire, le moment était venu de trancher, il fallait se décider. Elle prit une profonde inspiration, toqua à la porte puis entra.
Contrairement à ce qu’elle s’attendait, la salle d’attente n’était pas constituée de plusieurs chaises collées au mur. Il n’y avait pas de minuscule table de salon sur laquelle auraient pu s’entasser de vieux magasines féminins fripés et destitués des pages de recette de cuisine ou de questionnaire minceur.
Non, cette salle d’attente était tout autre. Dans cette pièce large bien éclairée, il n’y avait que deux fauteuils visiblement confortables, dans une atmosphère sereine. Sur la table basse, un bouquet de fleurs dispersait une odeur exotique agréable et relaxante. Sur des étagères, des bougies brûlaient et diffusaient leurs fragrances en parfaite harmonie avec les fleurs.
Malgré cette ambiance lumineuse et apaisante, le doute était encore là. Pouvait-elle encore se défiler ? Pourquoi en est-elle venue là ? Allait-elle pouvoir dévoiler sa vie et ses tracas ?
Pour chasser ses idées elle prêta attention aux phrases inscrites sur les murs. Des citations diverses d’auteurs qui lui étaient totalement inconnus. La disposition de ces maximes était attirait ingénieusement le regard vers la phrase :
« La thérapie c’est comme le travail, le plus dur, c’est de s’y mettre ! »
Des bruits de pas se rapprochaient, elle allait enfin rencontrer celui qui lui avait donné rendez vous quelques jours auparavant. C’était un homme enjoué et souriant qui ouvrit la porte. Elle n’avait pas eu le temps de se lever qu’il lui serrait déjà la main.
« Bonjour Mme Ménahem, content de vous voir.
Bonjour Docteur
Oh je vous en prie appelez-moi Dominique, tout le monde m’appelle comme ça. Si vous voulez bien me suivre. »
Un petit couloir menait au bureau. Le cabinet était tout aussi déroutant : télévision, petit bar, quelques poufs, des jouets rangés dans une caisse. Des bougies brûlaient également en rafraichissant l’atmosphère d’odeurs marines. Il ne ressemblait en rien à ce qu’elle imaginait d’un cabinet de psychothérapie.
« Asseyez vous je vous en prie, voulez vous quelque chose à boire ?
Non merci, docteur, ça ira »
Sa voix laissait sentir qu’elle demeurait tendue à l’idée d’être comme harponnée et de ne plus pouvoir faire marche arrière.
Il lui proposa un fauteuil moelleux près d’une table basse identique à celle de la salle d’attente.
« Détendez-vous, nous ne sommes pas en interrogatoire de police ; vous n’êtes ni coupable, ni gardée à vue. Asseyez-vous, mettez vous à l’aise et rappelez-moi pourquoi vous désiriez me voir »
Elle retira sa veste et posa son sac à main par terre.
« Ca me gène de vous appeler par votre prénom, cela serait trop familier.
Le croyez-vous vraiment ? Il ne s’agit que de m’identifier et mon prénom n’a rien de familier, répondit Dominique sans s’offusquer.
Elle reprit en marquant un moment de gêne
« C’est juste parce que j’ai besoin d’une barrière entre nous.
-Voilà, je préfère entendre cela, acquiesça le docteur en souriant malicieusement. Si vous jugez que le vouvoiement n’est pas suffisant pour établir une barrière, appelez-moi « Docteur » ou « Monsieur » à votre guise. Cependant n’ayez pas peur de me dire les choses telles que vous le pensez. Ne le prenez pas comme un reproche, mais dans certaines situations, utiliser un argument détourné pour arriver à ses fins, c’est mentir à l’autre et par là même, renier ses propres pensées pour qu’elles soient acceptables. »
Mme Menahem resta muette suite à cette remarque. Il lui avait dit cela sans un accro dans la voix et de manière naturelle et fluide comme un père qui conseillerait son enfant face à un conflit.
« Vous ne parlez plus, je ne vous ai pas choquée au moins ?
Non, pas du tout.
Bien, alors si nous parlions un peu plus en détail du pourquoi de notre entretien ? ».
Dominique la fixait d’un regard profond qui se voulait rassurant. Tout était aussi incohérent par rapport à ses idées sur le déroulement de son rendez vous qu’elle en était désorientée. Elle hésitait, regardait ailleurs pour se déjouer de l’aide qu’elle venait chercher, comme si elle niait tout à coup avoir pris rendez vous. Elle sentait ses questions monter. Elle échappa à ses angoisses par une question.
« Avez-vous des enfants docteur ?
-Si vous le permettez, répondit Dominique toujours en souriant, je vais faire les questions. Mais pour vous apaiser, oui j’ai deux enfants. Où vouliez-vous en venir ?
-Juste que…personne ne peut comprendre ce que je ressens et ce que je peux dire. Il faut être mère pour comprendre ce que je peux ressentir.
-Si je comprends bien, vos tracas concernent un de vos enfants ? » La mèche d’une bougie crépitait signalant qu’elle ne tarderait pas à s’éteindre.
Mme Menahem enchaina en panique.
« C’est ça oui. En fait…j’ai trois enfants. Il y a quelques mois, on a apprit que l’aîné, Guillaume était épileptique. Il a fait trois crises en une semaine. C’était fou ! Il a 12 ans ! On savait pas ce qu’il se passait On ne savait plus quoi faire. Il nous a dit vaguement qu’il avait la tête qui tournait puis il est tombé d’un coup ! On aurait dit que jamais on n’arriverait à le calmer, comme si quelque chose le possédait et qu’il nous échappait. Il ne répondait pas, il raclait, tendu dans tout les sens, tapait sur le sol. Il nous a fichu la trouille dans tout les sens. Quand il se réveillait impossible de nous dire un mot, le regard vide comme s’il était mort. Quand les pompiers l’emmenaient, il ne nous regardait même pas, comme si on n’existait plus.
Il n’y a qu’arrivés aux urgences qu’il nous reconnaissait vaguement, sans se souvenir ce qui lui était arrivé. Et puis les examens ! Des prises de sang dans tout les sens, électrocardiogrammes et j’en passe ! Je vous parle pas des bleus ! plus de deux semaines avant qu’ils s’en aillent.
Mais c’est pas possible d’avoir des maladies pareilles ! Pourtant il a horreur des jeux vidéos.
Elle arrêta à bout de souffle. Elle avait débité un monologue sans pouvoir se contrôler. Dominique pouvait discerner dans son attitude la panique et le désarroi. Plein d’empathie il reprit tranquillement.
« Vous savez, les jeux vidéos ne sont pas forcément seuls responsables de l’épilepsie.
-Je sais bien ça, interrompu Mme Menahem
-Je n’en doute pas, poursuivit-il calmement. Comment les médecins vous l’ont-ils annoncés.
-Bah, comme si il s’agissait d’un rhume. En pédiatrie, un pédiatre est entré avec son toutou étudiant certainement, et ça été rapide « Votre fils a fait trois crises très rapprochées, son EEG montre des traces. Rien d’alarmant bien sûr, c’est léger mais trois crises rapprochées, là il faut traiter. Vous en faites pas ca ira hein ? » Et pouf ils se sont volatilisés dans le couloir. Ca je m’en souviendrais toujours. Ils nous ont laissé sans autres explications.
-Comment vous sentiez vous une fois qu’ils sont partis ?
-Abattue…Plus aucune pensée…Isolée…Perdue…, je savais plus quoi dire, quoi faire, quoi penser.
-Et votre mari ?
-Mon mari, ça ne le touche pas plus que ça. Il n’en parle pas. C’est normal, un père ne ressent pas les mêmes choses qu’une mère, vis-à-vis d’un enfant.
-Donc selon vous, un père ne peut pas ressentir la même chose ? En êtes-vous certaine ?
-Bien évidemment, j’ai senti grandir mon fils pendant neuf mois, pas lui. J’ai l’instinct maternel, affirma t-elle avec aplomb.
-Je suis certain que vous ne manquez pas d’amour envers vos enfants. Pourtant quand vous parliez, vous disiez bien « On ». Donc je suppose que vous incluiez votre époux à ce moment là. Avez-vous déjà imaginé qu’il n’en parle pas parce que lui aussi ça le préoccuperait ?
Cette remarque était tombée comme un couperet qui désarçonna totalement la patiente. Un silence s’installait dans la pièce. Pour elle, l’entretien devenait étourdissant comme si elle regardait le sol depuis le haut d’un gratte-ciel.
-Ne prenez pas à cœur ce que je viens de vous dire Mme Menahem, poursuivit le docteur d’un ton compatissant. Je veux juste vous faire prendre conscience de quelque chose d’important.
Elle s’enfonça dans le fauteuil comme si elle perdait ses forces, désorientée et décontenancée.
-Je sais plus trop où j’en suis en fait, ça fait des mois que je ne sais pas…je ne sais plus…je ne voulais pas…je ne savais pas. Et puis personne ne peut comprendre ce que je vis tous les jours. Les angoisses de le voir tomber à tout moment, ou de l’entendre tomber dans l’escalier, d’entendre le téléphone sonner en croyant que c’est le collège qui appelle…
-C’est normal, néanmoins, il faut que vous réalisiez une chose. Vous disiez « On », donc n’oubliez pas que vous n’êtes pas la seule à avoir vécu les crises de votre fils. Le fait d’être mère certes donne des sensations uniques qu’un homme ne sentira jamais, mais il ne donne malheureusement pas l’exclusivité d’être affecté par ce qui arrive à son enfant. Votre mari était là. Vous avez souffert et souffrez encore, c’est certain, mais votre mari et vos enfants aussi probablement.
-Oui c’est sûr, mais c’est que je me pose des tas de questions depuis, est-ce que ça vient de moi ? Qu’est ce que j’ai fait de mal pour lui ? Comment ça ira plus tard ? Est-ce que ça se guérira ? Et puis pourquoi lui ?
-Pourquoi, vous auriez préféré un autre de vos enfants ?
-Bien sur que non !
-C’est tout à fait légitime de s’interroger et de chercher un responsable à ces malheurs. Cependant ne vous perdez pas dans la voie de chercher une faute quelque part, vous risqueriez de vous écarter du chemin qu’il faut suivre. Si rien n’explique la survenue de crises chez votre fils, il n’y aura jamais de réponse à ce « pourquoi lui ? ». En attendant, les faits sont là, il faut maintenant affronter la situation pour que tout le monde vive les évènements de façon sereine.
-Ca n’empêche que j’aurais toujours la peur au ventre…
-C’est vrai, chacun aura cette crainte. Vivre dans la crainte Mme Menahem ça occulte les bons moments de la vie, et cela peut influer sur votre santé et sur le développement psychologique de votre enfant. Permettez-moi d’ailleurs de vous demander comment il va aujourd’hui.
-Ca va, ca va, il allait faire du foot avec des copains sur le stade. Je n’aime plus le savoir dehors comme ça. J’ai toujours peur.
- Et votre fils, qu’en pense t-il de tout cela ?
-Je ne sais pas vraiment, on n’en parle pas, mais au collège ça a l’air d’aller. Son frère et sa sœur n’en parlent pas non plus.
Un long moment de silence s’installait. Le docteur, les coudes sur les accoudoirs et les doigts entrelacés, la regardait toujours dans une attitude de bienveillance.
D’évoquer l’état de santé de ses enfants semblait avoir reliée la patiente à la réalité et elle reprenait ses moyens. Ce silence étrange, l’amenait à réaliser qu’elle était confrontée à un dilemme qui la dépassait, son fils était atteint d’épilepsie, et la famille devait vivre avec cette idée.
Laissez moi vous donner quelques conseils avant de vous laisser partir. Même s’il ne se voit pas faire une crise, n’oubliez pas que lui aussi vit sa maladie, qu’à lui aussi le mot « épilepsie » peut faire peur et à ce titre il lui faut une attention particulière.
Les craintes et angoisses sont normales, Mme Menahem. Mais n’oubliez pas, vous n’êtes pas seule, renseignez vous bien parlez avec le médecin qui suit Guillaume vous verrez des tas de gens sont là qui peuvent vous aider.
Elle buvait les paroles du docteur comme si elles avaient un effet réparateur dans sa personnalité blessée. Par réflexe elle avait sentie que la consultation arrivait à son terme et chercha son chéquier dans son sac. Tout en méditant, elle rédigeait son chèque. Son stylo semblait danser sur le papier à mesure des lettres, puis dans un geste assuré, elle découpa le chèque du talon et le posa sur la table. En reprenant son air jovial, le docteur se leva doucement de son fauteuil et invita sa visite à l’imiter. Lentement ils se dirigeaient vers la porte.
Je vous propose de revenir dans quelques semaines, à votre convenance, donnez moi juste un petit coup de fil histoire de se synchroniser, lui dit-il avec un large sourire.
En lui serrant la main, il prit une dernière fois son air apaisant
- Même si on s’affranchit à 12 ans, il n’en est pas moins qu’on reste un enfant à part entière. Saviez-vous qu’à l’origine « Menahem » signifie « le consolateur » ? Donc chaque fois que vous le voyez aller mal où s’il demande une attention plus intense qu’à l’accoutumée, accordez lui cet instant, d’accord ?
-D’accord, au revoir do..minique, salua-t-elle avec un léger sourire
-Au revoir Mme Menahem. »
En sortant, l’air semblait subitement frais. Elle s’emmitoufla dans sa veste comme si l’entretien l’avait vidée et refroidie. En retournant dans son bureau, le docteur changea la bougie qui venait de s’éteindre.