Pris au siège
Sylvain Hellin
Diego s'assit, pris de vertige, sur un banc isolé à l'ombre d'un arbre. La faim lui tordait les entrailles. Voilà deux jours qu'il n'avait pas mangé.
Connards de rebelles.
Pourquoi fallait-il qu'ils assiègent la ville ce jour-là ? Le ventre de Diego émit un gargouillement sonore. À chaque fois qu'il se remémorait son arrivée dans la ville de Dalan son estomac se retournait, ce qui était d'autant plus douloureux qu'il était vide. Tout ça à cause d'une fille. Une fille qui n'avait même pas voulu de lui.
La garce.
Il l'avait aperçu pour la première fois au marché du village. Il la trouvait belle, il la pensait gentille. Il avait tort. Ce jour-là, il demanda à un marchand s'il connaissait l'identité de cette muse au visage d'ange, à la silhouette enchanteresse et au sourire enjôleur. « De quoi ? » avait répliqué d'un ton bourru et impatient cette brute au regard bovin, en l'arrosant copieusement de postillons nauséabonds.
Diego précisa sa requête.
« La brune avec des gros seins.
-Ah ! C'est la cadette du bijoutier de Dalan.
-Savez-vous comment elle s'appelle ?
-Sybille. »
Sur place, il mit peu de temps à trouver la demeure de sa dulcinée, et c'est le visage radieux et le cœur confiant qu'il frappa à sa porte. Ce fut elle qui ouvrit. C’est le destin pensa-t-il.
Quel con.
Il ne balbutia pas. Il lui déclara sa flamme avec passion et éloquence, s'inspirant allègrement des plus belles tirades de ses romans favoris. Sybille le laissa faire, et, quand il eut fini, observa un instant son regard plein d'espoir avant d'éclater d'un rire sonore. Puis, elle le traita de divers noms d'oiseaux, lui dit que jamais une fille comme elle ne s'abaisserait à fréquenter un minable de son espèce, et referma la porte.
Il repartit en titubant, les bras branlants, le cœur saignant. Il ne se souvenait plus combien de temps il était resté assis à regarder dans le vide en pleurant silencieusement. Quand il se ressaisit, les cloches battaient à tout rompre et les gens courraient, paniqués.
Il saisit un vieil homme par le bras et lui demanda l'origine de ce vacarme
« Les rebelles ! Ils nous attaquent ! »
Le temps que Diego arriva aux portes de la ville, les gardes les avaient déjà fermées. Il leur demanda de la lui rouvrir un bref un instant. Ils refusèrent. Il insista. Ils le frappèrent. Il les supplia, ils l'enfermèrent.
Putains de gardes.
Les deux jours qu'il passa au cachot l'aidèrent à oublier Sybille. Il fut suffisamment occupé à éviter de se faire fouetter par la garde, détrousser par les bandits, souiller par les clochards ou molester par les pervers.
Il sortit de cet enfer la mine déconfite, mais le sourire aux lèvres, trop heureux qu'il était de retrouver sa liberté. Il déchanta rapidement quand il réalisa qu'il n'était toujours pas libre : il restait prisonnier de la cité assiégée. Il n'avait fait que changer de cellule, troqué son lit de camp infesté de puces pour les bancs des parcs de Dalan.
La belle affaire.
Il fit le tour de ses poches, compta le peu qu'il lui restait et soupira un grand coup. Il savait qu'il ne tiendrait pas longtemps avec ça. Il s'offrit quand même un gueuleton digne de ce nom, car, « le siège ne durera pas », pensait-il alors qu'il avalait goulument son déjeuner.
Vingt-cinq jours plus tard, il mesurait avec amertume l'étendue de son erreur.
Ses esprits revinrent peu à peu. Sa faim le tourmentait plus que jamais. Il décida de marcher un peu pour l'oublier. Raté, il avait toujours les crocs. Il s'approcha timidement d'une boulangerie, mais les artisans, bien conscients que nombre de traine-savates affamés rodaient autour de leur boutique, en faisaient garder l'entrée.
Fait chier.
Diego retourna sur son banc. Il fut incapable de dormir la nuit suivante, son estomac ne lui laissait aucun répit. Au petit matin, il prit la résolution d'en finir, d'une manière ou d'une autre. Il se voyait déjà charger les soldats qui gardaient l'entrée principale de Dalan, les écraser de ses poings puissants, et franchir la porte, la tête haute. La vue de leurs armes lui fit subitement passer cette envie. Il resta planté contre un mur. Il avait faim. Il voulait sortir. Il vit passer devant lui la princesse de Dalan accompagnée de son escorte. Quelques instants plus tard, il entendit un bruit sourd et senti trembler le mur sur lequel il s'appuyait. Il regarda autour de lui et ne vit qu'un tas de gravats et de poussière en lieu et place de la petite délégation. Il mit quelques secondes à comprendre qu'un boulet de canon en était la cause.
Il se précipita pour dégager la princesse. Il la trouva rapidement. Il souleva les gravats et l'aida à sortir. Elle était choquée mais vivante. Bien vivante. Trop vivante. Cette petite était dodue comme une dinde à l'approche des fêtes de Noël. L'image de la dinde bien grasse le fit saliver. Mais très vite sa faim fit place à une haine farouche pour cette enfant gâtée. Sur le coup de la colère, il eut sa première bonne idée depuis le début de cette pathétique aventure : la prendre en otage pour forcer l'ouverture des portes de Dalan. Il s'exécuta. L'escorte étourdie mit du temps à se dégager et à comprendre la situation. Il fallut que leur maitresse les appelle à l'aide pour que la lumière se fasse dans leurs esprits. La garde commença par essayer de le raisonner. Echec. Elle essaya de négocier. Nouvel échec. Elle essaya de le menacer. Ultime échec.
La garde abdiqua.
Diego se rapprocha de la grande porte avec son otage. Les gardes l'ouvrirent. Une nouvelle explosion retentit et Diego fut projeté à terre, la tête dans la poussière. Il n'entendait plus rien. Il tenta de se relever, mais n'y parvint pas. Il sombra dans l'inconscience.
Et merde.
Il se réveilla sur un lit de camp aux draps immaculés. Un gros homme chauve était assis à son chevet et le regardait avec bonhomie. Diego fronça les sourcils à son intention. L'homme se présenta. Il lui dit qu'il faisait partie de la confédération. Un rebelle quoi. L'homme lui expliqua que la confédération avait pris Dalan deux jours plus tôt grâce à son intervention. La confédération était très reconnaissance envers Diego. La confédération voulait remercier Diego. La confédération nomma Diego régisseur de Dalan.
Diego se rendormit.
À son réveil, il constata avec surprise que l'homme n'avait pas menti. Il était bel et bien le devenu tôlier de cette putain de ville. Après tout ce qu'il y avait subi, il ne put s'empêcher de rire intérieurement de ce surprenant coup du sort. Ses nouveaux conseillers lui demandèrent quel était son premier ordre.
Il demanda qu'on lui apporte la fille du bijoutier. Il fit de Sybille sa servante.
Bien fait.
Quand Diego se réveilla ce matin-là, un soleil radieux filtrait à travers ses appartements. Il bailla et se traina mollement jusqu'à son balcon. Son petit-déjeuner l'attendait. Il le dégusta en contemplant cette ville qui était maintenant sienne et en observant ses sujets vaquer à leurs occupations diverses. Quand il eut fini, Sybille entra pour débarrasser. Diego en profita pour lui pincer les fesses. Elle rougit et lui jeta un regard meurtrier. Il sourit. Elle sortit.
Brave petite. Il ne regrettait pas de l'avoir comme bonniche plutôt que comme amante. Il ne s'était jamais senti aussi bien. Il s’étira et ferma les yeux pour profiter pleinement de la douce chaleur du soleil.
Le pied.