PROJET C

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Synopsis


J'ai 21 ans, et je suis une formation intensive pour arriver au niveau des rois de la pâtisserie française et travailler dans les plus grands restaurants de Paris. Si je vous dis chocolat fondant dans la bouche, biscuit craquant, caramel filant et framboises gorgées de jus, ça vous parle ? Vous en avez l'eau à la bouche ? Et bien moi, pareil. Et cela fait des années que ça dure, que ma vie ne tourne qu'autour de mon four et de mon rouleau à pâtisserie. Sauf que notre professeur meurt en plein cours ! Même moi, je reste un peu sonnée. Ça doit être pour ça que le jour de ses funérailles, après que mon voisin d'église m'ait volontairement écrasé le pied, je le laisse m'inviter à dîner. A ma décharge, ce barbare est vraiment très, très sexy. Il a des yeux d'un gris de ciel d'orage, des cheveux noirs et brillants, de larges épaules musclés, et un sourire à damner un saint… Mais je m'emballe. Ou plutôt je me laisse entraîner, et je passe une nuit torride dans ses bras. Sauf que le réveil est brutal. Parce que ce barbare…c'est mon nouveau professeur ! Et mes ennuis ne font que commencer.


Début du roman


1


Aïe !


Je mords ma lèvre inférieure pour ne pas jurer et suçote mon doigt. Avant, je n'aurais jamais pensé qu'un petit coup sec de cuillère en bois sur les phalanges ferait aussi mal. Mais ça, c'était avant.


Vous avez quelque chose à dire ?


Je sais que j'ai l'air furibond et que mes yeux lancent des éclairs, alors je les garde soigneusement baissés. Les premières fois, j'ai essayé de me rebeller, et je sais maintenant ce qu'il en coûte.

Il fait le tour du laboratoire dans un silence de mort pour s'assurer que toutes les échines sont bien courbées. C'est la fin de la journée. Mes jambes me font tellement mal que j'ai l'impression qu'elles me remontent dans le dos, et j'ai un point de douleur au bas des reins. Je ne rêve que d'une longue douche chaude, une pizza et mon lit. 

Je prie silencieusement quand il passe devant mon poste et sursaute quand mon travail est violemment projeté par terre. Je rentre le menton dans mon cou, pour retenir à la fois mon cri de protestation et mes larmes. Il continue son tour et les pâtes volent de part et d'autre. Enfin il retourne s'assoir tranquillement sur sa table. Chacun sait ce qui lui reste à faire. Toujours sans un bruit, ceux qui ont la chance d'avoir satisfait à ses exigences se retirent de la salle. Je relève la tête. Ce soir, nous sommes huit à rester.

Huit visages exsangues de fatigue, les traits tirés de découragement. J'ai vingt-et-un ans et l'impression d'en avoir cinquante. La colère prend le relais de l'épuisement et de nouveau je vais chercher du matériel. Je mélange les ingrédients comme s'ils étaient personnellement responsables de mon malheur, et quand j'attrape mon rouleau à pâtisserie, j'imagine que c'est sa tête que j'aplatie. Mes coups de rouleau sont très vigoureux.

Je le déteste. Cela fait huit mois, une semaine et quatre jours qu'il nous martyrise. Les petits coups de cuillère en bois sur les phalanges, le travail qui vole par terre et qui doit être recommencé jusqu'à la perfection, les remarques désobligeantes, c'est notre quotidien. Beaucoup abandonnent avant la fin de la formation.

Mais je ne lui ferai pas ce plaisir, je ne craquerai pas. Il passe lentement entre les rangées de tables, et j'entends la cuillère s'abattre une ou deux fois. Il est dans mon dos et je l'attends, tous les sens aux aguets, prête à bondir. Je devine l'arrivée de la cuillère et enlève mes doigts à la vitesse de l'éclair. Cette fois tu ne m'auras pas. J'entends son grognement agacé. J'abats une nouvelle fois mon rouleau avec un sourire victorieux. S'il pouvait se pendre avec sa cuillère, ou s'étrangler avec mon feuilletage, cela me ferait le plus grand plaisir. Je multiplie les scénarii où il meurt dans d'atroces souffrances et cela me remonte le moral.


Le silence qui m'entoure prend soudain une qualité différente. Tous les regards sont fixés derrière moi et je me retourne lentement. Etendu de tout son long par terre, le visage rouge, il fait des moulinets avec ses bras, sa cuillère en bois tapant contre le pied d'un meuble. Le bois résonne de façon désagréable sur l'inox, il sonne comme un glas.

Je réalise soudain ce que je suis en train de voir et j'essuie nerveusement mes mains sur mon tablier. Je me précipite pour dénouer le foulard qui lui enserre le cou et leur crie d'appeler les secours. Son visage est maintenant violacé. Personne ne bouge, ils sont tous statufiés.


Merde Claude ! Bouge-toi, trouve un téléphone !


Claude me regarde d'un air désespéré. Il n'y a aucun téléphone dans la salle, et la dernière fois que quelqu'un a essayé d'apporter le sien en douce, il s'est fait renvoyer. Rien, pas même l'annonce de la naissance d'un enfant, ne doit perturber l'auguste cours du Tyran. De futur pâtissier, l'élève est devenu futur cuisinier. Et il s'en porte très bien.


Va dans son bureau ! Claude ! Dans son bureau !


Cette fois, Claude me regarde d'un air horrifié. Profaner le saint des saints est lui aussi puni de renvoi. Je tourne la tête vers l'énorme masse blanche devant mes genoux. Son visage est maintenant presque bleu. Claude suit mon regard et arrive enfin à se mettre en branle. Désespérée, je le vois cesser de respirer et devenir inerte. Ils me regardent tous en attendant que je réagisse, mais je n'ai aucune idée de ce qu'il faut faire. En tremblant, j'essaye de lui masser la poitrine. Il est tellement gros que je découvre écœurée qu'il a des seins plus gros que les miens. Nauséeuse, je me penche pour essayer de lui insuffler de l'air dans la bouche, en essayant désespérément de limiter le contact de mes lèvres sur les siennes. Son gros ventre me gêne, et je dois presque me coucher sur lui. Je crois que je vais faire des cauchemars jusqu'à la fin de mes jours. Je masse et je souffle sans plus penser à rien. Je refuse d'enregistrer dans ma mémoire ce qui est en train de se passer. Je ne m'arrête que quand une main gantée se pose sur mon épaule. Les secours sont arrivés.

Je m'écarte avec soulagement et trouve assez de force pour me traîner à deux mètres de là. Je les vois sortir leur matériel et commencer une réanimation. Je suis assise contre un meuble, les bras ballants. Claude vient se glisser contre moi et nous attendons. Au bout de longues minutes, l'un des secouristes relève la tête.


Je suis désolé. C'est fini.


Nous restons silencieux et hébétés, incapables de croire ce que ne nos yeux voient. Je rentre la tête dans les épaules, sûre qu'il va prendre un méchant coup de cuillère sur les doigts pour oser abandonner son ouvrage. Mais rien ne se passe, et la réalité entre lentement en nous.

Le Tyran est mort.


Ils se retirent tous en silence. Moi, je suis incapable de faire le moindre geste. Le secouriste s'approche et me regarde avec sollicitude.


Vous ne devez pas vous en vouloir. Vous avez fait tout ce qu'il fallait.


Je le regarde fixement. Il croit que je me sens coupable de ne pas avoir pu le sauver. Alors qu'en fait, je me demande si je vais être maudite pour avoir si ardemment souhaité sa mort. Peut-être qu'en fait ce sont mes rêves de vengeance qui l'ont tué ? Voilà. J'ai voulu sa mort tellement fort qu'elle m'a entendue et est venue le foudroyer. Quel prix vais-je devoir payer ? Est-ce que dans mes imprécations j'ai proposé de vendre mon âme au diable pour être débarrassée de lui ? Impossible de m'en souvenir. Je reviens au présent en sentant la main du secouriste sur mon bras.


Vous êtes toute blanche, est-ce que quelqu'un peut venir vous chercher ? Vous habitez loin ?


Je hoche la tête faiblement. Mon frère. Il sort son téléphone et attend. Je finis par me secouer et lui donne le numéro. Il me tend le téléphone et je reste hébétée jusqu'à ce qu'il me le glisse entre les mains. Ah oui, il faut que je parle.


Sébastien ? Un sanglot m'échappe. Je n'ai aucune idée de la façon de lui expliquer ce qui vient de se passer. Sébastien…le Tyran est mort.


Je laisse échapper le téléphone. Le secouriste me regarde un peu de travers.


Le tyran ?


Gênée, je hausse les épaules.


C'est son surnom, oui.



2


Je me réveille dans mon lit, incapable de bouger. J'ai dû avoir un sommeil agité, parce que je suis ficelée dans mon tablier comme un rôti dans son filet.

Je sursaute en regardant mon réveil et me met à jurer. Il est dix heures, je suis en retard. Oh la la, qu'est-ce que je vais prendre ! Je me précipite dans la salle de bain, me cogne contre les meubles en me débattant avec mon tablier, et me fracasse le petit orteil contre le chambranle de la porte. J'en pleurerais de rage. Franchement, à quoi il sert ce petit orteil ? A rien, juste à envoyer une onde de douleur incroyable jusqu'à mon cerveau. Je jure de plus belle en me lavant les dents. Et je découvre ma tête dans le miroir. A faire peur. J'ai un hoquet et j'avale le dentifrice de travers. Mais qu'est-ce que j'ai fait hier soir pour me retrouver dans un état pareil ? J'ai dû sortir, et quelqu'un a glissé de la drogue dans mon verre, ce n'est pas possible autrement.

Et puis je baisse les yeux sur ma tenue de travail, sur le tablier enroulé autour de mes chevilles, et la mémoire me revient. 

Le Tyran est mort, et je lui ai fait du bouche-à-bouche. Je répète cette phrase à voix haute plusieurs fois pour essayer d'en assimiler le sens, puis je me rince la bouche et je retourne m'asseoir sur mon lit.

Sébastien frappe et entre en même temps, ce qui m'agace toujours. Quel intérêt de frapper s'il n'attend pas ma réponse pour entrer ? Il vient s'asseoir à côté de moi et prend ma main.


Ça va ?

Le Tyran est mort et je lui ai fait du bouche-à-bouche.


Il me regarde horrifié.


T'es dingue ou quoi ? Et si t'avais réussi à le faire revenir ? Son imagination s'emballe. Ça aurait fait comme dans Simetierre de Stephen King, il se serait relevé en ayant perdu toute humanité, dans le seul but de tous vous étriper ! Ah mais merde, c'est déjà ce qu'il faisait…Il me regarde avec tout le sérieux du monde. Tu crois qu'en fait il a été ressuscité ?

Seb, c'est pas drôle.

Si, mais t'as aucun humour au réveil. Allez, habille-toi. L'Ecole organise une veillée pour lui rendre hommage. Bougies, défilé silencieux et tout le tralala. Il me regarde de travers. T'as juste à enfiler une robe noire, pour le reste t'as déjà la tête qu'il faut.


Je le fusille du regard mais il s'en moque et sort en lançant par-dessus son épaule.


Dix minutes.


Je me précipite sous la douche. Quand Sébastien dit « dix minutes », ce n'est pas onze. La dernière fois que je n'ai pas respecté le délai, il m'a jetée sur son épaule et m'a sortie dans la rue en collants et soutien-gorge. Franchement, quand on a un frère comme ça, pas besoin d'avoir des ennemis.

Dix minutes plus tard, je suis prête. Nous partons pour l'Ecole, et le spectacle qui nous attend me met mal à l'aise. Il y a foule. Certains sont silencieux, l'air grave, d'autres se tiennent par la main, les larmes aux yeux. Une grande photo est exposée dans le hall, et des dizaines de bougies et de fleurs s'entassent à ses pieds. Non mais de qui se moque-t-on ? Tout le monde détestait Delacroix. Il ne gardait sa place que par respect pour son talent. Parce qu'il était aussi doué pour la pâtisserie que pour tyranniser les élèves. Et puis aussi parce que sa renommée mondiale assurait à l'Ecole un flot continu d'élèves aux poches pleines. Mais là, je laisse peut-être mon cynisme prendre le dessus.

Je sens la moutarde me monter au nez, mais mon élan est coupé net par l'arrive du directeur qui prend ma main dans les siennes et me regarde d'un air compatissant.


Allons mon petit, vous n'auriez pas dû venir, vous devez être bouleversée. Vous avez déjà fait tellement pour nous. Je tenais à vous remercier personnellement, en mon nom propre et au nom de l'Ecole, de vos efforts pour sauver monsieur Delacroix.


Il me tapote la main d'un air paternaliste et je me demande ce qui lui arrive. Jusqu'au moment où un flash me fait fermer les yeux. Je jette un œil furibond sur le côté et découvre horrifiée que la presse est là. Je marmonne que je n'ai rien fait, que je suis désolée de ce qui arrive, et tente d'échapper au directeur qui s'apitoie sur moi et comprend que je sois en état de choc. Je finis par retrouver Sébastien et le supplie de m'emmener loin d'ici. Après tout, l'héroïne a bien le droit de filer, non ?

Je passe les trois jours suivants enfermée à la maison, à regarder la télé en mangeant des biscuits. D'habitude quand je déprime, je cuisine. Mais l'Ecole reste fermée pendant trois jours en signe de deuil, et je me dis que la moindre des choses, c'est de faire pareil. Sébastien va et vient, ravi de ces jours de vacances inattendus, et en profite pour faire la fête. Je m'en fiche, les cuisiniers n'ont pas de cœur, c'est bien connu. Il me tire la langue. Et les pâtissiers pas de cerveau.


Et au fait, il est où, Benoît ? Avec un air goguenard.


Je suis dans l'incapacité la plus totale de lui répondre. Benoît est censé être mon petit ami, mais j'ai beau chercher dans mon lit ou sous les coussins du canapé, je ne vois aucune trace de lui nulle part. Il est passé me voir le premier jour pour m'affirmer que j'avais besoin du plus grand repos et a disparu. Depuis, il s'acharne tellement à respecter mon repos que ne l'ai pas revu. Sébastien ironise mais je sens sa colère. Il a beau jouer les grands frères bourrus, il est, disons, légèrement protecteur. Même s'il préfèrerait se faire arracher une dent plutôt que de l'avouer.

Il disparaît à nouveau et je marmonne contre tous les hommes de cette terre. J'en ai ras le bol de tourner en rond dans l'appartement, mais je ne me vois pas non plus aller faire la bringue. Cela me semblerait…indécent. Demain, l'enterrement aura lieu et la vie reprendra son cours. Sans le Tyran. Je me sens bien un peu coupable, mais je ne peux m'empêcher de regarder amoureusement mes phalanges. Je suis curieuse de voir quel prof ils vont engager pour le remplacer. Dans tous les cas, ça ne pourra pas être pire.

Quand Sébastien rentre, il se faufile dans sa chambre sans demander son reste. Je reconnais cette démarche de crabe. Soupçonneuse, je le suis.


Qu'est-ce que tu as encore fait ?


Il lève les mains en protestation d'innocence, mais j'allume la lumière et me plante sous son nez. Il a un œil poché qui commence déjà à changer de couleur, et je découvre vite les égratignures sur ses poings. Il me fatigue. Il a vingt ans et fait autant de bêtises qu'un gosse de six.


Seb, qu'est-ce que tu as encore fait ?

Rien ma belle, va te coucher. Demain est un grand jour, on enterre le Tyran. Tu as été choisie pour lui planter un pieu dans le cœur.

Imbécile.


Je vais me coucher, vaguement inquiète. Quand Sébastien m'appelle « ma belle », c'est que soit : un, il a fait une bourde et veut se faire pardonner ; deux, quelque chose risque de me blesser et il veut me protéger ; trois, voir numéro un et deux réunis. Mon frère est un opéra. Après la puissance et l'amertume du café, tout en lui n'est que douceur qui fond dans la bouche. Sauf qu'il se donne un mal de chien pour le cacher.


Le lendemain matin, je suis prête avant lui, c'est dire si je suis impatiente d'en finir avec cette histoire. Je fais les cents pas dans le salon quand la sonnette me fait sursauter. J'ouvre la porte et découvre Benoît sur le seuil. Et surprise, il a lui aussi un œil au beurre noir. Quelle coïncidence. Sauf que manifestement, Sébastien a eu le dessus, parce qu'il est beaucoup plus amoché. J'imagine que c'est sa dent fêlée qui a égratigné le poing de mon frère. Malgré son absence des jours précédents, je suis touchée qu'il soit venu me chercher aujourd'hui.


Entre, je suis heureuse de te voir. Tu m'as manqué.


Il piétine sur le paillasson et regarde par-dessus mon épaule.


Sébastien n'est pas encore prêt. Entre.


Il commence à m'énerver à rester planté là sur le seuil et je l'attrape par la manche pour le faire entrer. Là, tout de suite, à cet instant précis, j'ai juste envie qu'il me prenne dans ses bras et m'embrasse. Et tant pis s'il a brillé par son absence.


Eve, il faut qu'on parle.


Oui, je sais. Eve. C'est tout ce que mes parents ont trouvé pour me punir dès ma naissance. La pécheresse. Sauf que, bien sûr, je n'ai aucun des appâts qui justifieraient une telle réputation. Je suis pâtissière et mince comme un fil. Sous le joug de Delacroix, j'ai même encore perdu du poids, et on pourrait presque dire que je suis maigre. Mais presque, ça fait toute la différence, non ? Et bien sûr mes cheveux, au lieu d'être blonds et lumineux comme il se devrait pour la première femme sont bruns et bouclés serrés. Enfin, j'ai quand même une belle poitrine. Et de beaux yeux. Noisette, pas marrons. Là encore, ça fait toute la différence.

Benoît reste obstinément dans le couloir, les bras croisés. Je renonce à le traîner dans le salon pour avoir une conversation civilisée. A voir la tête qu'il fait, je comprends que je ne vais pas du tout aimer ce que je vais entendre.


Oui ?

Ecoute…je suis désolé, je sais que ce n'est pas le moment mais…Enfin écoute, c'est fini.


J'hésite. Je sens que nous ne sommes pas sur la même longueur d'ondes.


Euh…oui. Encore cette cérémonie et ce sera fini. 

Non, je veux dire…nous deux. C'est fini.


Je reste la bouche ouverte. Il choisit de me plaquer pile à ce moment-là ? Ça ne pouvait pas attendre quelques heures, voire un jour ou deux ? Il marmonne encore quelques mots, avant de sortir et de claquer la porte.

Comme s'il attendait un signal, Sébastien sort de sa chambre et me jette un œil.


Ça va ?

Parfaitement. Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Benoît vient de me plaquer. Aujourd'hui. Il fallait absolument qu'il le fasse aujourd'hui ? Ça ne pouvait pas attendre ?


L'œil vert de Sébastien devient noir.


Non, ça ne pouvait pas attendre.


Et ensuite il prend sa mine renfrognée, et je sais que je ne lui tirerai pas un mot de plus. Maintenant que la surprise s'efface, je fulmine et tempête contre ce sale type. Sébastien ne dit rien, stoïque, et nous arrivons enfin à l'église. Qui bien sûr est bondée.

Le visage de Sébastien se crispe tout à coup dans un masque de fureur et je tourne la tête. Benoît est à quelques mètres de nous, Céline pendue à son bras en train de l'embrasser. 

Sébastien tire tellement fort sur mon poignet qu'il manque me déboîter l'articulation. Je reste la bouche ouverte comme un poisson hors de l'eau.


C'est pour ça que ça ne pouvait pas attendre ?


Il hoche la tête sombrement et je lui donne une méchante bourrade dans l'épaule.


Et tu t'es contenté d'un œil au beurre noir ? Espèce de faux frère ! 

Je pense qu'il aura également du mal à satisfaire la demoiselle pendant quelques jours, pour ce que ça vaut.


Serrée contre lui dans l'église, un éclat de rire m'échappe. Un silence de plomb est tombé sur l'assistance, et plusieurs têtes se retournent pour chercher la fautive. Je me baisse et me cache derrière l'épaule de Sébastien qui affiche une mine de circonstances, alors que je dois me mordre les doigts pour rester silencieuse. Un fou rire me gagne, et Sébastien me lance un regard menaçant en se mordant les lèvres. Désespérée, je sens que je vais perdre tout contrôle quand un pied vient s'écraser violemment sur le mien. La douleur me coupe le souffle et je suis sûre que mes orteils ont doublé de volume dans mes escarpins. Outrée, je lève les yeux vers mon voisin qui regarde fixement devant lui.


J'ai pensé que vous aviez besoin d'un coup de main.

Là, c'était un coup de pied !


Il retient un sourire, mais ses sourcils froncés me donnent à penser qu'il désapprouve, et de son côté Sébastien me flanque un coup de coude. Je vais finir par me plaindre, je suis une femme battue. Est-ce que les hommes ne savent donc plus s'exprimer autrement qu'en frappant ?

Je marmonne en essayant de remuer mes orteils et fusille mon voisin du regard. Il garde la tête tournée vers l'office, imperturbable. J'essaye d'écouter mais je m'ennuie vite. D'abord, j'ai horreur des cérémonies religieuses. Ensuite écouter tout le monde vanter les qualités du Tyran me lève le cœur. Et enfin, il fait une chaleur étouffante dans cette église tellement la foule est importante. Je sautille d'un pied sur l'autre en regardant défiler les orateurs et soupire. L'église est sombre, je déteste ces vieilles églises romanes aux fenêtres minuscules et à l'éclairage parcimonieux. Dans la pénombre, je devine à peine les visages qui m'entourent. Mais est-ce que ça ne va jamais finir ? Il arrive encore à nous martyriser après sa mort.


Vous ne pouvez pas vous tenir tranquille cinq minutes ?


Vexée, je garde une immobilité de statue et fixe les pieds de mon voisin. Il ne perd rien pour attendre, celui-là. Je photographie ses chaussures puisque c'est la seule chose que j'arrive à voir clairement. Un rai de lumière venu de la porte entr'ouverte tombe pile dessus. J'y vois un signe.


Après ce qui me semble une éternité, la foule commence enfin à sortir de l'église. Je plains les porteurs qui doivent se coltiner le cercueil : Delacroix pesait plus de 120 kilos. Pestant contre la lenteur d'escargot du cortège qui nous retient enfermés dans l'église, je garde un œil sur mon voisin qui me tourne maintenant le dos, regardant vers l'allée. Ses épaules sont tellement larges qu'elles me cachent tout le spectacle, et si je n'avais pas mes talons, je lui arriverais tout juste au menton. Cheveux noirs, costume noir. Je rajoute ça à mon portrait robot. Le tissu de sa veste se tend quand il bouge les bras, comme s'il peinait à contenir sa carrure, et je le vois régulièrement passer un doigt derrière sa cravate pour la desserrer. Je résiste à la tentation de lui envoyer le bout de mon escarpin dans la cheville et me hausse sur la pointe des pieds.


Vous ne pouvez pas vous tenir tranquille cinq minutes ?


Mon chuchotement le fait sursauter et il me jette un œil furibond par-dessus son épaule. Mais je suis très contente de moi, surtout qu'il n'ose plus bouger les bras ni toucher à sa cravate. Enfin nous pouvons sortir à notre tour, et je garde un œil vigilant sur lui. S'il croit qu'il va s'en tirer à si bon compte. Mais Claude arrive à se faufiler jusqu'à moi et s'accroche à mon bras.


Eve, te voilà ! Ça va ? Je suis nul, je ne suis même pas venu te voir. En fait, je suis allé direct chez mes parents, je ne suis rentré que ce matin. Mais j'aurais dû t'appeler. Je suis désolé.


Je grimace en réalisant que j'ai perdu mon voisin de vue et prend le bras de Claude.


Ne t'inquiète pas. On a tous été secoués. Et toi, comment vas-tu ?


Claude me retourne ma grimace et je me sens solidaire. Nous avons été tous les deux les têtes de turcs de Delacroix, moi parce qu'il avait décidé que j'étais une forte tête qu'il devait mater, Claude parce qu'il lui faisait perdre tous ses moyens, même si c'est un excellent pâtissier. Alors comment est-on censé se sentir ? Un homme est mort, et c'est dramatique. Mais cet homme était le Tyran, et on ne peut s'empêcher de penser qu'on est sortis de l'enfer.

L'inhumation me parait encore plus mélodramatique, mais enfin je peux respirer et bouger sans me faire maltraiter. Chaque élève est invité à jeter une poignée de terre sur le cercueil à la suite des grands noms de la profession, et j'attends mon tour entre Claude et Sébastien en cherchant des yeux des oiseaux. Peut-être que maintenant mes cours vont à nouveau me laisser le temps de sortir me promener pour les observer ? Mon cœur se met à battre et je sens mes joues rosir de plaisir.

Sébastien me tire par le bras, et je réalise que tout le monde quitte les lieux. Nous voilà enfin libérés. Maintenant que j'y ai pensé, je n'ai qu'une hâte, me changer, attraper jumelles et carnet de croquis, et me promener. Claude se tourne vers nous.


Je vous emmène ?


Et flûte ! J'avais oublié la réception organisée à l'Ecole. Quelle plaie ! Ça va encore nous retenir des heures. Je me maudis d'être restée affalée dans mon canapé trois jours alors que j'aurais pu en profiter pour rattraper des semaines de retard d'ornithologie. Je devais être plus sous le choc que je ne croyais, parce que je n'y ai même pas pensé.

Arrivés à l'Ecole, les garçons me laissent tomber pour aller faire un sort au buffet. Je suis toujours impressionnée par la quantité de nourriture qu'ils parviennent à avaler, mais depuis la rentrée j'ai compris comment me débarrasser de la corvée. Je ne fais pas les courses, un point c'est tout. Si mon frère et ses copains veulent vider le frigo en un clin d'œil toutes les cinq minutes, ils n'ont qu'à se débrouiller pour le remplir. Ils ont bien tenté une guerre des nerfs, mais leurs estomacs ont abdiqué les premiers.

Toute seule, je m'ennuie au milieu de la foule. Les autres élèves de pâtisserie me lancent un regard gêné et se donnent un mal de chien pour m'éviter. Je sens que je suis marquée au fer rouge. Maintenant, je suis Celle-Qui-a-Fait-du-Bouche-à-Bouche-au-Tyran. Je me demande ce que cela donnerait en indien. Je sais que je ne pourrais jamais arracher Sébastien et Claude de là tant qu'ils auront encore faim et je n'ai pas envie de rentrer toute seule.

Pour passer le temps, je décide de faire le tour de la salle, à la recherche de ma paire de chaussures. Enfin, plutôt des chaussures de mon voisin d'église. Je déambule au milieu de la foule, les yeux fixés sur les pieds des hommes. Et cela ressemble vite à une mauvaise blague. Ils ont tous des chaussures noires. Je commence à faire le tri. Ce qu'il me faut, c'est une paire de chaussures noires, avec juste une couture sur le dessus du pied, des lacets, et impeccablement cirées. Il m'en reste un paquet sur les bras, et je décide de remonter plus haut pour affiner. Il portait un costume noir (qui là encore sont légion en ce jour de deuil), mais il était plus grand que moi et très large d'épaules. Ah, et cheveux noirs aussi. Le filet se resserre.

Absorbée dans ma recherche, les yeux fixés au plancher, je finis bien sûr par bousculer quelqu'un.


Vous avez perdu quelque chose ? Une boucle d'oreille ? Un bracelet ? La façon de se tenir correctement dans une église pendant des funérailles ?


Cette voix, ce sarcasme…et ces chaussures ! Je fusille les coupables du regard avant de lever la tête.


Non, vous. Je vous dois des orteils en compote.


Et je croise son regard. Il a des yeux gris absolument magnifiques. Ses cheveux noirs sont en bataille, et j'ai la brusque envie de passer mes mains dedans pour dompter ses épis. Il me dépasse bien d'une tête, et j'ai soudain l'impression que ma robe est beaucoup trop décolletée.


Vous auriez préféré piquer un fou-rire en pleine cérémonie ?

Vous n'étiez pas obligé de m'estropier pour autant !


Il sourit et son visage s'adoucit. C'est un barbare, soit, mais un très beau barbare.


J'ai réagi dans l'urgence, mais je vous promets que je suis capable de beaucoup de douceur.


Je sens une bouffée de chaleur envahir mon cou et remonter jusqu'à mes joues. Ce doit être absolument ravissant à regarder, en tout cas très amusant si j'en juge par son regard. Troublée, je regarde autour de moi et aperçois Sébastien et Claude qui me font de grands signes dans tous les sens. Qu'est-ce qu'ils manigancent encore ? Je ne saisis rien à leurs gestes de commando. Il n'y a que les hommes pour comprendre ce langage primaire. Je les vois qui s'énervent mais je hausse les épaules. Ils n'ont qu'à m'écrire leur message sur une pancarte, avec des mots, au lieu de gigoter comme ça. Sébastien s'arrache presque le col de la chemise en dessinant de grands traits dessus avec son doigt. Mais je suis nulle en devinette et je finis par regarder ailleurs.


Alors on fait quoi ?


Je sursaute, surprise. Comment ça, on fait quoi ? Rien du tout, voilà ce qu'on fait. Je vais aller rejoindre mes deux as du mime qui ont du finir de se remplir la panse, et je vais leur proposer une soirée pizza et télé. Ils auront bien encore une petite place pour ça.


Vous m'écrasez les pieds à votre tour ? Je masse vos orteils pour me faire pardonner ?


Une nouvelle vague de chaleur m'envahit quand l'image se forme dans mon esprit. Lui, agenouillé devant moi, en train de me masser les pieds. Comment sait-il que c'est mon point faible ? Je lui jette un regard soupçonneux. Qui a pu lui parler de ça ?

Benoît et Céline surgissent au même moment dans mon champ de vision et la colère chasse le tableau idyllique d'un massage des pieds par Apollon. Je prends quand même le temps de jeter un coup d'œil à ses mains. Elles sont grandes et larges, je suis sûr que mes pieds taille fillette seraient parfaitement à l'aise dedans. Je secoue la tête d'énervement. N'importe quoi !


Des ennuis ?


Du menton, il désigne le couple maudit qui s'avance vers nous. Céline est plus belle que jamais avec sa longue chevelure blonde et ses hanches suggestives. Je me renfrogne.


Jusqu'à ce matin, c'était mon petit copain.

Et maintenant ?


Je le fusille du regard.


Maintenant il ne l'est plus.

Vous êtes sûre ? J'ai un doute.


Je vais vraiment finir par lui enfoncer mon talon dans les orteils. Benoît et Céline sont arrivés jusqu'à nous sans que j'ai pu m'enfuir. Je lui lance un regard furieux. Ça aussi, c'est de sa faute, et de mon point de vue, il commence à avoir une sacrée ardoise. Benoît me tend une main que je laisse dans le vide.


Eve, comment te sens-tu ? Et avant même que j'ai pu répondre, il se tourne vers mon voisin. Bonsoir, Benoît Latour. Je suis honoré de vous rencontrer.


Il serre la main tendue de mauvaise grâce, et je lui suis reconnaissante de cette forme de solidarité.


Merci. Eve, tu viens ? Il prend mon bras et m'entraîne vers la sortie. Je meurs de faim, allons dîner.


Abasourdie, je me laisse faire. Je croise le regard stupéfait de Sébastien et Claude mais me contente de hausser les épaules. Il me guide jusqu'à sa voiture et m'ouvre la portière. Je m'assois et éclate de rire.


Merci mille fois ! La tête qu'il a fait ! Ça mérite bien que je vous pardonne l'écrasement de mes orteils !

Mince…plus question de massage alors ?


La voiture est soudain minuscule et lui beaucoup trop proche. La veilleuse s'éteint, et dans la pénombre, je ne vois plus que le blanc éclatant de sa chemise et des reflets sur le bracelet métallique de sa montre. Je crois le voir se rapprocher et je me colle à ma portière. Il fait beaucoup trop chaud dans cette voiture.


Maintenant que nous avons fait la paix, vous acceptez de dîner avec moi ?


Je reste sans voix, incapable d'articuler un mot. Il hoche la tête et je devine son sourire à l'éclat de ses dents.


Qui ne dit mot consent.


Je n'ai absolument aucune idée de l'endroit où il m'emmène. Je suis comme hypnotisée par ses mains posées sur le volant, par le frôlement de son coude contre le mien quand il change de vitesse. Je reste posée là sur mon siège comme une cruche, et ça ne me plaît pas du tout. Quand il se gare et vient m'ouvrir la portière, j'ignore sa main. Avec son sourire narquois et ses façons autoritaires, hors de question qu'il devine mon trouble. Plutôt mourir sur place.

Il a choisi un restaurant petit et chaleureux, et je me laisse faire  malgré moi par l'atmosphère. Je n'ai pas envie de me détendre, pas avec lui, mais ma nervosité me pousse à boire ma coupe un peu trop vite. Je n'ai rien mangé depuis le matin, et je sens l'euphorie des bulles me monter à la tête.


Qu'est-ce qui te ferait plaisir ?


Je rougis sous le double effet du tutoiement soudain et de l'allusion, avant de me rendre compte qu'il me montre le menu que je tiens dans les mains. Et dont je n'ai pas lu une seule ligne. Au hasard, je me replie sur mon repas préféré.


Plateau de fromages et dessert. 

Ça me va. Il fait signe au garçon et passe notre commande avant d'attraper la carte des vins. Une préférence ?


Je secoue la tête. J'ai séché tous les cours d'œnologie que je pouvais au lycée, inutile de me rendre ridicule. Son silence me met mal à l'aise. Il est beaucoup trop viril pour moi, et son assurance me donne l'impression d'être une gamine. Pourquoi faut-il que je me sente aussi empotée quand il me regarde ? Appuyé au dossier de la banquette, ses longs doigts jouant avec son verre, il me dévisage tranquillement. Je finis par perdre mon sang-froid.


Arrête ça !

Pourquoi ? C'est un plaisir de te regarder. Tu as un visage très expressif.


Au même instant surgit une jeune femme qui le salue avec une joie presque gênante. Je le vois se renfoncer le plus loin possible dans la banquette après lui avoir brièvement répondu et je savoure son malaise. Elle n'en finit plus de papillonner des cils. Son manque d'enthousiasme, et c'est un euphémisme, finit par jeter un froid. Elle balbutie, hésite, me lance une œillade assassine et s'éloigne la tête haute.

Exactement le genre de femme qui me donne l'impression d'être une petite fille mal débarbouillée après son goûter. Je hausse les épaules avec une moue dédaigneuse.


J'aurais pensé que tu préférais avoir ce genre de spectacle.


Si seulement j'avais pu faire complètement disparaître cette pointe d'envie dans ma voix ! Il n'en reste qu'une trace, mais à son sourire je sais qu'il l'a perçue. Il se penche brusquement en avant.


Je préfère plus de naturel, et il enroule une mèche de mes cheveux autour de son doigt.


Je reste bouche bée, sentant la chaleur de sa main tout près de ma joue. Et remercie le garçon d'arriver à ce moment-là avec notre vin. Je m'attends à tout un cérémonial, mais il se contente de le sentir et de hocher la tête. Notre fromage arrive dans la foulée et il a un sourire ironique.


Du fromage lors d'un dîner en tête à tête ? Tu as le goût de l'aventure.


Je récite mentalement mes tables de multiplication pour empêcher le rouge de me monter aux joues et lève des sourcils innocents.


Pourquoi ?


Son regard s'assombrit et il se penche vers moi.


Parce que je compte bien t'embrasser dès que nous sortirons de ce restaurant, Eve.


J'avale mon vin de travers et il passe sa main dans mon dos avec un peu trop de sollicitude. Sous la table, ses jambes viennent enserrer les miennes et mon ventre se tord brusquement.


Impossible. Tu es un inconnu.


Il fronce les sourcils puis se fend d'un sourire moqueur.


Zacharie. Pour te servir. Et joignant le geste à la parole, il glisse dans ma bouche un morceau de chèvre sur du pain.


Le fromage me semble soudain pâteux. Je n'ai plus une goutte de salive, et j'ai l'impression de mâchonner du carton pâte. Ses yeux sont brûlants.


Tu n'as plus faim ? Tu veux qu'on passe directement au dessert ?


Sa voix n'est qu'un murmure et je frissonne de la tête aux pieds. Je tente désespérément de lutter contre ce trouble. Parle-t-il de sucrerie ou de moi ? Je me sens totalement désarmée par son assurance. Ce déferlement de désir est nouveau pour moi. Il n'a rien à voir avec tout ce que j'ai connu avant, et je ne sais pas quoi en faire. Je me sens vulnérable, et j'ai horreur de ça. Je le regarde avec appréhension, me demandant si je ne ferais pas mieux de me lever et de partir en courant. Oui, c'est ça, c'est exactement ce que je vais faire, mais pas en courant. Je vais me lever dignement, poser ma serviette sur la table, le remercier pour le dîner, et marcher calmement jusqu'à la sortie. Je commence à me redresser et il pose sa main sur la mienne pour me retenir. Elle brûle ma peau. 


Eve, tu es sûre ? Sa voix rauque fait courir de nouveaux frissons dans mon dos. Tu ne veux pas découvrir ce qui se passe entre nous chaque fois que nous nous frôlons ?

Arrête de jouer avec moi.


Il secoue la tête lentement, et toute ironie a disparu de son visage.


J'ai eu envie de t'embrasser dès que je t'ai vue rire dans l'église, mais cela aurait été un peu trop déplacé, alors je t'ai écrasé le pied. Pourtant je te promets que j'aurais préféré étouffer ton rire avec mes lèvres plutôt qu'en te blessant.

Mais…mais…Je me rassois sans savoir quoi dire, le chœur chaviré par ses paroles. Tu as l'air tellement sûr de toi. Tu donnes l'impression de t'amuser.

Non. J'ai très envie de toi Eve, et cela me rend aussi vulnérable que toi.


Je penche la tête pour le regarder. Il a laissé tomber le masque et s'est livré sans défense. Je réalise que rien ne m'oblige à résister, qu'il me suffit de dire oui pour qu'il me prenne dans ses bras. Je suis libre, libre d'explorer tous ces ressentis qu'il fait naître en moi d'un seul regard. Je me doute qu'une partie de ma hardiesse vient de l'alcool, mais je ne me sens pas ivre. Juste un peu moins inhibée que d'habitude.

J'ai soudain l'impression de toucher du doigt quelque chose de rare et de précieux. Je ne veux pas passer à côté. Je ne veux pas passer les prochaines semaines à me demander ce que j'aurais pu vivre dans ses bras.

Une petite voix me dit que si nous tenons quelque chose de si important, cela vaut peut-être la peine que l'on prenne notre temps. Que rien ne nous oblige à faire un sprint jusqu'aux draps dès ce soir. Mais un sentiment d'urgence m'agite, comme si une prémonition me prévenait qu'il n'y aura pas de deuxième chance. Et étant de nature superstitieuse, je décide d'écouter cette intuition plutôt que la voix de la sagesse. Peut-être aussi parce que cette dernière me fait généralement prendre des chemins d'un ennui mortel. Je prends une profonde inspiration, effrayée par ce que je m'apprête à faire, et puis je retourne ma main posée sur la table pour serrer la sienne.


D'accord.


Ses traits se détendent et il a un sourire très doux qui achève de me faire perdre pied. Sans lâcher ma main, il appelle le garçon. 


Annulez les desserts s'il-vous-plaît, avec nos excuses au chef. Et apportez-moi l'addition.


Dehors, le vent s'est levé, et je commence à frissonner lorsqu'il pose sa veste sur mes épaules. Je tends la main et desserre cette cravate qui l'a torturé toute la journée. Avec un sourire, il l'enlève complètement et défait le premier bouton de sa chemise. Ce triangle de peau me fascine soudain, et il détourne la tête en passant sa langue sur ses lèvres. Glissant son bras autour de mes épaules, il m'entraîne le long de la Seine. Nous déambulons lentement.

J'aime Paris la nuit. Le gris et le béton disparaissent, les klaxons se taisent, la foule s'évapore. Il ne reste que ses monuments illuminés et ses longues avenues. Ces dans ces heures-là que je ressens que Paris est une des plus belles villes du monde, et pourquoi des millions de touristes se déplacent chaque année pour venir la voir. Et j'ai la chance de vivre dans cette ville magique, et d'y marcher cette nuit près d'un homme troublant.

Nous nous arrêtons devant Notre Dame. Ses gargouilles et ses sculptures semblent s'animer avec ses éclairages nocturnes. Zacharie prend mon visage dans ses mains et se penche doucement pour m'embrasser. Ses lèvres sont douces comme une peau de pêche, et son effleurement me laisse toute alanguie. Puis sa bouche s'entrouvre et je tombe dans sa chaleur humide comme dans un ciel étoilé. Le sol disparait sous mes pieds, il ne me reste que ses larges épaules pour me raccrocher. Mon cœur se débat dans ma poitrine comme si celle-ci était soudain devenue trop étroite, un tambour résonne dans mes oreilles. Nos langues s'enroulent, s'évitent et se cherchent, et ses dents jouent avec mes lèvres, envoyant de petites décharges électriques le long de mes nerfs. En fait, ce simple baiser me met dans un tel état que je me demande si Zacharie n'a pas inventé de nouveaux nerfs. Impossible que je puisse ressentir autant de choses nouvelles, avec une telle puissance, dans ce corps que j'ai depuis la naissance et que je croyais si bien connaître. Il a du trafiquer quelque chose, ce n'est pas possible. Le doute se transforme en conviction quand il mordille le lobe de mon oreille et laisse ses lèvres glisser le long de mon cou.

Il relève la tête et nous échangeons un long regard.


Décidément, Eve, tu me plais vraiment beaucoup.


Un hurlement de triomphe résonne dans ma tête, avec trompettes et compagnie, c'est toute une fanfare qui joue sous le rideau de mes cheveux. Je ne me suis jamais sentie aussi vivante. Un sourire béat s'épanouit sur mon visage, j'ai envie de danser, de sauter, de courir. 

Nous reprenons notre marche le long de la Seine, oscillant entre les nappes de lumière des réverbères. Plus loin, nous tomberons sur le Louvre, puis sur le musée d'Orsay. Ensuite, ce sera la place de la Concorde et après…après il y a quoi ? L'Atlantique, Hawaï ? Je suis nulle en géographie. Je pourrais marcher toute la nuit, remontée par le frottement de ses hanches contre les miennes comme la lumière d'une bicyclette.

Mais je ne verrai rien de tout ça ce soir. Zacharie m'entraîne vers la fontaine Saint Michel, nous remontons vers le Luxembourg. Je commence à rêver de la caresse de l'herbe et du chuchotement des feuilles des arbres quand nous prenons une rue latérale.

Il me fait entrer dans un hôtel et je déchante. Oui, forcément, c'est beaucoup plus terre à terre que les pâquerettes. J'y vois comme un avertissement. Je tombe dans ses bras le premier soir, sans que l'on sache rien l'un de l'autre. Que je sache bien où je mets les pieds : quelle que soit la puissance de notre attirance, il ne s'agit que de ça, une attraction purement physique. Que je décroche donc le soleil que j'ai dans la tête. Zacharie me montrera les étoiles, et c'est déjà pas mal. Si notre nuit est à la hauteur de notre baiser, ce sera même déjà beaucoup mieux que tout ce que j'ai pu vivre jusque là. Je fais disparaître l'hôtel de l'équation et me concentre résolument sur les étoiles. Il ne manquerait plus qu'un vague relent d'amertume vienne gâcher mon plaisir. Dans l'ascenseur, Zacharie pose le menton sur le haut de ma tête.


Je suis désolée, un hôtel, ce n'est pas très romantique pour une première nuit. Mais je suis arrivé hier, je n'ai pas encore eu le temps de chercher un appartement.


Je cache mon sourire contre sa poitrine. D'abord, il aurait voulu m'emmener chez lui. Ensuite, il a dit « première nuit ». Ça veut bien dire qu'il y en aura d'autres, non ? Ou est-ce encore une des ces expressions toutes faites que les hommes utilisent sans avoir la moindre idée de tous les sens cachés que recèlent les mots ?


Plantée dans sa chambre, j'ai un moment de panique. Qu'est-ce qui m'a pris de suivre cet inconnu ? Zacharie me regarde un long moment, ses yeux gris allant et venant sur mon corps comme s'il préparait le chemin pour ses mains. Il reprend mon visage dans ses larges paumes et ma peur s'évapore. J'adore ce geste, et j'adore qu'il le fasse souvent. Sa voix est rauque.


Ferme les yeux Eve. Oublie ce décor anonyme. Il n'y a que nous deux, il n'y a que ça qui compte.


J'obéis et finis par sourire. Il a raison, il n'y a que ça qui compte. Je rouvre les yeux et la magie a opéré. Nous ne sommes plus nulle part. Aucun mur ne nous enferme, aucune fenêtre ne s'ouvre sur le reste du monde. Il n'y a que nous deux dans une bulle de désir.

Il reprend ma bouche et son baiser me cueille en douceur. Ses mains brûlent mes épaules. Je m'occupe de faire un sort aux boutons de sa chemise. Je tremble d'impatience de découvrir ce qu'elle me cache. Le torse magnifique que j'imagine, ou juste le nom d'un excellent tailleur ? Le dernier bouton se rend, j'écarte le tissu de sa peau, et je pourrais ronronner de bonheur. Tout, tout y est. Les pectoraux fermes, les abdominaux parfaitement dessinés. Sa peau est douce et hâlée. La parcourir du bout des doigts est un moment de pure sensualité. Je fais tomber sa chemise sur ses bras, et je m'approprie ses épaules. Elles sont rondes, musclées, mes paumes s'arrondissent autour comme si elles avaient été créées pour s'emboîter. Je me serre contre lui, enlace et caresse son dos. Je voudrais pouvoir le manger. 

Voilà, c'est ça, j'ai mon dessert. Une magnifique pâtisserie, la pièce artistique du concours. Un mélange de chocolat. Le noir, fort, puissant, sa touche d'amertume cassée par le chocolat au lait, plus doux et caressant, et le chocolat blanc, sucré, tout tendre. Une juxtaposition fondante parfaitement équilibrée. Et pour parfaire la dégustation, la couche de biscuit aux éclats de pralin, qui croustille dans la bouche. Mes mains remontent vers son visage, caressent sa barbe naissante qui picote mes paumes. Le contraste parfait. Mon gâteau triple chocolat sur lit de biscuit craquant. J'en ai l'eau à la bouche. 

Ses yeux gris sont presque noirs. Immobile, il me laisse explorer et découvrir son corps, la bouche ouverte, le souffle court, et je savoure les frissons qui naissent sous mes doigts. J'adore cette liberté qu'il me laisse et que je prends. Je défais la ceinture de son pantalon, il envoie voler ses chaussures qui rebondissent sur le mur et l'abandonne sur la moquette. Ses jambes sont puissantes et musclées. Il doit faire du sport, ce n'est pas en restant assis dans un bureau qu'on attrape des jambes comme ça. Je l'embrasse, tourne autour de lui, apprivoise ce corps si viril. Je veux enlever son boxer, mais il m'arrête et me soulève dans ses bras.


Je reprends la main.


Il défait à son tour les boutons de ma robe et m'allonge sur le lit. Centimètre par centimètre, il fait glisser le tissu vers mes hanches, saoule ma peau de caresses. Sa lenteur me fait regretter de ne pas avoir pris encore plus mon temps. Mon Dieu que c'est bon. Sa bouche reprend le ballet de ses mains, et il me semble qu'il est partout, qu'il me goûte et me dévore comme j'en rêvais. Que suis-je pour lui, quel gâteau ? A cet instant, j'ai surtout l'impression d'être un bac de sorbet oublié au soleil. Il enlève mon soutien-gorge et s'empare de mes seins, les caresse et les agace de ses longs doigts, les titille du bout de sa langue. Je sens des volutes de chaleur monter de mon ventre, mes hanches qui se cambrent contre lui, le cherchent et le provoquent.

Il s'impatiente, fait glisser ma dentelle le long de mes jambes, et sans me laisser le temps de souffler, prend possession de mon sexe avec sa bouche. Il est doux et brûlant, la subtilité de sa caresse m'emporte. J'ai beau me débattre pour lui échapper, il cloue mes hanches au lit de toutes ses forces, et un orgasme me fait gémir. Haletante, je le vois se dresser devant moi. Et j'ai faim, faim de le sentir en moi, une faim presque douloureuse. Il soulève lentement une de mes jambes et se couche sur moi. J'aime sentir le poids de son corps, son ventre qui respire contre le mien. Il entre en moi avec une douceur qui m'arrache un cri. Ses yeux s'assombrissent encore, il se mord les lèvres avant de m'embrasser en chuchotant mon nom. La lenteur de son va-et-vient fait monter un brouillard dans ma tête, je m'accroche désespérément aux draps, je gémis. Et quand je n'en peux plus, je le pousse sur le dos, le chevauche, imprime mon rythme à notre danse. Ses mains s'agrippent à mes hanches, donnent de la puissance à mes coups de reins. Et enfin la délivrance, mon plaisir qui explose en même temps que le sien, son cri quand je retiens le mien en mordant mes lèvres.

Je me laisse retomber sur lui et j'aime qu'il nous tourne sur le côté pour me prendre dans ses bras. J'aime sentir nos transpirations mêlées et son souffle rauque dans mon cou. Il se soulève sur un coude, écarte les cheveux de mon visage, et murmure encore mon prénom. Moi je ne peux pas, j'ai la gorge nouée, les larmes au bord des yeux. Jamais je n'ai connu un tel plaisir, une telle fusion. C'est comme si jusque là j'avais joué au bac à sable.

Je ne sais plus combien de fois nous avons fait l'amour cette nuit-là. Juste que chaque fois, j'ai eu cette impression fabuleuse et effrayante qu'il redessinait mon corps, le réinventait, et ce pouvoir m'a semblé à la fois fabuleux et effrayant. Je me suis découvert des audaces sensuelles que j'ignorais. Je me suis révélée à moi-même autant qu'à lui. Je ne sais pas si cela lui a fait le même effet. Et cela me fait me sentir fragile.


Quand je me réveille, il est parti. Je suis enroulée dans les draps, et l'alarme de mon réveille me hurle depuis la table de nuit qu'il faut que je me dépêche. C'est l'alarme numéro trois, celle qui me dit que je n'ai pas entendu les deux précédentes et que maintenant, chaque seconde compte. Déboussolée, je me lève et cherche à tâtons mes habits. Quand je mets la main sur ma robe, je me maudis d'avoir de telles pannes d'oreiller. Si je débarque en cours habillée comme ça, autant m'accrocher un écriteau pour dire que j'ai passé la nuit dehors, dans les bras de l'homme qui m'a enlevée au buffet funéraire hier soir. Pire qu'une publication sur Facebook.

Et bien sûr c'est LE jour où je ne dois pas arriver en retard. Le jour où les cours reprennent, où le remplaçant de Delacroix arrive. Je jure et commence à paniquer quand je découvre son petit mot.


« Tu dormais comme un ange. Je me suis permis de sortir ton téléphone de ton sac pour que tu l'entendes sonner, et aussi je l'avoue pour prendre ton numéro. Je t'ai trouvé des habits pour aujourd'hui. Je sais, ce n'est pas terrible, mais c'était la seule boutique ouverte ce matin. De toutes façons, tu ne prévois rien de sexy avant ce soir, n'est-ce pas ? Je t'appelle dès que je sors du travail. »


Mon cœur fait un bond dans ma poitrine. Alléluia, enfin un homme qui connaît le double sens des mots ! Première nuit ne veut pas seulement dire que c'est la première, mais qu'il y en aura d'autres. J'ouvre le sac. Un tee-shirt blanc et un jean. Je l'adore, j'adore cet homme !

Je saute de justesse par-dessus sa valise, fourre ma robe au fond de mon sac et bondis dans la rue. Je peux encore être à l'heure.


En arrivant devant l'Ecole, je tombe pile sur Sébastien qui fait les cents pas sur les marches. Il me regarde avec un grand sourire.


Nom de Dieu, j'y crois pas !


Je rougis. Non pas qu'il soit prude, au contraire, mais le souvenir de ce que j'ai vécu cette nuit m'empêche de lui répondre avec légèreté. D'habitude, Sébastien se moque bien de mes rares aventures, ça le fait plutôt rire mon côté romantique. Mais là, il m'arrête en prenant mon bras.


Non mais quand même quoi, un MOF…tu sais que t'as de la gueule !?


Puis il éclate de rire et monte les marches en courant, me laissant statufiée sur place. Comment ça un MOF, de quoi il parle ? Mon cerveau se remet lentement du choc. Zacharie. Zacharie Beauregard. Vingt-cinq ans, le plus jeune Meilleur Ouvrier de France en pâtisserie, il vient juste d'être reçu. Oh mon Dieu ! Je suis tellement abasourdie que mêmes mes pensées se mettent à bégayer. C'est pour ça qu'il était là hier soir. Ancien élève de Delacroix, il est venu rendre hommage à son professeur. Pour ça que Sébastien et Claude étaient si excités et que Seb arrachait son col. Le ruban bleu, blanc, rouge. Et je comprends mieux l'empressement de Benoît et Céline à venir le saluer en m'utilisant comme prétexte.

Un MOF. Autant dire un demi dieu.


Je commence à m'asseoir sur les marches puis me secoue pour me ressaisir. Zacharie avait mon âge lorsqu'il a commencé à préparer l'examen. Quatre ans de travail acharné pour arriver à remporter le plus prestigieux des titres. Il faut que je me bouge, j'ai un cours. Je grimpe les marches quatre à quatre et cavale jusqu'à mon vestiaire. Deux minutes plus tard, je suis en tenue parmi mes collègues, au garde à vous devant le directeur.


Jeunes hommes…Il me jette un œil. Jeunes hommes et jeune femme, après le traumatisme que vous avez subi, ce temps de repos, je l'espère, vous aura permis de vous recentrer sur votre travail. Votre formation est notre priorité, et nous nous sommes assurés de vous offrir le meilleur des professeurs pour finir l'année.


Et bla bla, et bla bla. Je trépigne et me mordille un ongle. Nom d'une pipe, il va se décider à sortir son lapin de son chapeau ? Claude me serre la main discrètement. Pendant que le directeur continue à pérorer, il me chuchote.


Nom de Dieu, Eve, un MOF ! Le MOF !


Je soupire. Je n'ai pas fini d'en entendre parler, et même pire que ça si j'en juge par les regards vite détournés que je surprends. Il va m'entendre le MOF, ce soir !


Je ne savais pas qui c'était.

Mais sur quelle planète tu vis !? Claude s'en étrangle presque. Sa photo était dans tous les journaux (comprenez journaux professionnels) et il est même passé au JT.

Je n'écoute que la radio.


J'ai marmonné tellement bas que Claude met un temps pour comprendre ce que j'ai dit. Je sens qu'il va éclater d'un rire irrépressible quand nous réalisons que le directeur a enfin terminé son laïus, et que la porte s'ouvre pour laisser entrer notre nouveau professeur.


Nom de Dieu de merde ! Eve…


Je lui donne un méchant coup de coude pour le faire taire. Ma bouche est crayeuse et mes jambes en coton. Il est magnifique. Sa veste blanche est impeccable, et met en valeur la largeur de ses épaules et le noir de jais de sa chevelure.

Zacharie Beauregard est mon nouveau professeur.



3


Je devine sa nervosité à la crispation de sa mâchoire, mais il cache bien son jeu. La tête droite, son regard balaye les quinze étudiants qui applaudissent à tout rompre. Enfin, quatorze, parce que si ma main se lève, ce sera uniquement pour lui coller une gifle. Et la pâtisserie donne beaucoup de force, surtout sous la houlette de Delacroix. Ces heures passées à batailler avec le fouet, les muscles du bras tétanisés à force de battre, ne seront finalement pas inutiles. 

Et maintenant, monsieur sourit modestement, levant ses mains pour calmer ses adorateurs. Je tremble de rage et d'humiliation. Oh mon Dieu, si seulement je pouvais effacer ce sourire de sa bouche, et sa bouche de ma peau, et son corps de mon corps. Rembobiner le film et tout faire disparaître.

Petit à petit, le silence revient. Le directeur ne peut résister au plaisir de reprendre la parole, il adore s'écouter parler, et c'est à ce moment-là que son regard se pose vraiment sur moi. Il fronce les sourcils comme s'il allait me demander ce que je fabrique ici. Ses yeux descendent sur ma veste de cuisine. Je lui fais les gros yeux. Oui, une élève. Et en retour, j'estime que je mérite au moins un regard effondré, catastrophé, honteux. Et bien même pas. Le goujat, il me fusille du regard puis fait un violent effort pour reprendre un air impassible. Ses yeux me jettent encore un ou deux éclairs, puis il fait tomber un masque sur son visage. Un masque qui me regarde avec une telle froideur que mon sang se glace.

Je n'ai aucune idée de ce qu'il dit quand il prend la parole. J'imagine qu'il parle de pâtisserie, mais en ce qui me concerne, il pourrait tout aussi bien parler d'hélicoptères ou de coccinelles. Tout ce que je sais, c'est que je dois mener une lutte féroce contre les échos que le timbre de sa voix réveille dans chaque fibre de mon corps. Des échos qui n'ont rien à faire dans cette salle, ni dans une relation de professeur à élève.

A cet instant je regrette amèrement d'avoir ignoré la petite voix de la sagesse. Oh misère, finalement, il y a pire que le Tyran ! A cette idée, mes forces m'abandonnent, et Claude me secoue.


Eve, bouge-toi !

Quoi ?

Bouge-toi ! Tu n'as pas écouté un mot de ce qu'il a dit, hein ?


Je secoue la tête, je patauge en pleine confusion.


Il veut évaluer notre niveau. Nous devons réaliser le dessert de notre choix, celui que l'on maîtrise le mieux. Eve !


Je n'arrive pas à m'arracher à ma torpeur. Mon dessert préféré…


Eve, nous avons trois heures, bouge-toi !


Je respire profondément. Je vais réaliser le meilleur triple chocolat sur lit de biscuit croquant que j'ai jamais fait, ça me fera les pieds. Je fronce les sourcils de concentration. Quel dessert va-t-il être pour moi maintenant ? Je déteste le baba au rhum, mais ça ne lui va pas. Quoique…le côté sournois de l'alcool, les fruits confits écœurants, et ce foutu savarin qu'il faut battre encore et encore …Je grince des dents. Le Tyran a été remplacé par le Baba.

Travailler en sachant qu'il passe entre les rangées de tables me demande une telle concentration qu'à la fin de la séance, je suis épuisée. Plusieurs fois, il s'arrête près de moi pour me regarder et observer mes gestes, et chaque fois mon échine se hérisse comme celle d'un chat. Je voudrais jeter le bain-marie à la figure de Zacharie, mais en même temps, de savoir que monsieur Beauregard, meilleur ouvrier de France, évalue mon travail, m'impressionne et m'intimide.

Je sors de là rincée, et laisse Claude m'entraîner vers la cafétéria. Je voudrais être seule, mais je sais que le pire m'attend. Nous sommes à peine assis avec nos plateaux qu'une main se pose lourdement sur mon épaule et que je vois le visage de Claude se figer.


Alors…la Mofette, c'était comment ton évaluation ? Enfin…je parle de celle de ce matin, hein ! Pour l'autre, je ne te demande pas les détails.


Le peu d'appétit que j'avais disparaît aussitôt. Benoît. Il s'est senti humilié hier, et je n'ai pas fini de le payer. Mofette…ça va être mon surnom jusqu'à la fin de l'année, il va me coller à la peau et je ne pourrai jamais m'en défaire. Je serre les dents, si je laisse filtrer la moindre faiblesse, ce sera encore pire. Je prends la main de Benoît du bout des doigts, et l'écarte de moi comme si c'était un déchet répugnant.


Tes mains puent, Benoît. Il faudrait que tu maîtrises mieux la partie hygiène du métier.


La pire insulte qu'il puisse y avoir entre nous. On a tous le droit de rater une préparation et de se faire chambrer pour ça. Tout le monde y passe un jour ou l'autre. Mais la crasse, ça, c'est impardonnable à notre niveau. Benoît blêmit et je vois Claude rire sous cape.


Dis donc, il n'y a pas si longtemps, tu ne te plaignais pas de l'odeur de mes mains !

Parce que c'était tellement rapide que je n'avais rien le temps de sentir.


J'y suis allée fort, mais cet homme ne comprend absolument pas la subtilité. Il faut que je sorte le bazooka tout de suite, si je veux avoir une chance qu'il me laisse tranquille dans les mois à venir. Je me demande ce que j'ai bien pu lui trouver et j'en conclus sagement que vu l'enfer que me faisait vivre Delacroix, j'avais juste besoin de réconfort. J'ai été passagèrement aveuglée par le Tyran, et je ne dois garder aucune honte de ce que j'ai fais sous son règne. Je n'étais pas responsable de mes actes.

Pendant que je rumine, Benoît retrouve la parole. Je le vois venir gros comme une maison. Après ma pique, il va forcément riposter sur mes capacités sexuelles. Mais j'aime autant ce terrain que celui de la Mofette. Il a juste le temps de dire mon nom avant qu'une voix menaçante chantonne.


La tour prend garde, la tour prend garde, la la, la la la la…


Benoît se replie aussitôt et disparaît. Ce n'est que partie remise, mais là, ça faisait un peu trop pour ce matin, et je suis ravie d'avoir une pause. J'adresse un regard reconnaissant à Sébastien qui s'assoit près de moi et passe le bras sur mes épaules. Il me scrute.


Alors ma belle, matinée difficile ?

Zacharie…C'est notre prof, Seb !


Il hoche la tête.


J'ai appris ça. Il reste un moment silencieux. Ecoute, avec toute l'intelligence que j'ai, je peux bien te donner une partie de mon cerveau…t'es sûre que tu ne veux pas passer en cuisine ?


Seb qui me conseille de renoncer plutôt que de foncer dans le tas ? Oh mon Dieu, ça va être encore pire que ce que je pensais. Déprimée, je regarde autour de moi et surprends les regards et les chuchotements. J'essaye de me faire une idée de ce que vont être les mois à venir et je claque la porte sur cette vision avec un hurlement effrayé. Si je m'écoutais, je prendrais mes jambes à mon cou et je m'enfuirais.

Et puis non, zut alors ! J'ai travaillé comme une brute pour arriver jusqu'ici. Des heures et des heures de travail et d'entraînement pour avoir le niveau suffisant. Pendant trois ans avec Sébastien, nous avons cumulé les remplacements pour avoir de quoi payer les droits d'entrée de cette Ecole. Et j'ai supporté Delacroix pendant plus de huit mois, je lui ai même fait du bouche-à-bouche ! Et maintenant, je devrais gâcher tout ça à cause de quelques débiles et d'un MOF ? Certainement pas. Je redresse les épaules et relève le menton. Ils pourront faire tout ce qu'ils voudront, je ne lâcherai rien. Plutôt mourir sur place.

Claude se racle la gorge et me jette un regard qui dit « toutes mes condoléances », mais aussi qu'il sera près de moi, et qu'il m'aidera comme il pourra. C'est le premier à reprendre la parole.


Et si ce soir on allait au Jardin des Plantes ? On devrait bien réussir à voir un ou deux oiseaux ? Après on se fait une pizza avec un film ?


Claude est flan parisien. Un parfum d'enfance et de sécurité, tout doré à l'extérieur, tout moelleux à l'intérieur. Je l'adore.



4


Vous appelez ça foncer une pâte ?


Je regarde mon travail. Objectivement, ce n'est pas terrible. Je secoue la tête.


Alors recommencez.


Zacharie passe à la table suivante et la tension de mes épaules se relâche. Il faut juste que je tienne encore une heure, et après ce sera le week-end. Pendant deux jours complets, il n'y aura pas de vanne dans les couloirs, pas de regards moqueurs pendant les repas, pas de croche-pieds dans le labo. Et pas de voix chaude qui me tance. Le rêve.

Bien sûr Zacharie ne m'a jamais appelée. Il a adopté le ton impersonnel et froid du professeur. Il ne me parle que si mon travail le demande, en me servant un « mademoiselle Colinet » glacial. J'ai fini par comprendre que quand il ne disait rien, c'est qu'il était satisfait. Du coup je mets un point d'honneur à ce qu'il ait le moins possible besoin de me parler.

Mais aujourd'hui, je suis fatiguée, j'ai envie d'être ce soir, et ma concentration s'en ressent. Il m'est de plus en plus difficile d'ignorer la présence de son corps dans le même espace que moi. Ma pâte est trop sèche et craque, donc impossible de faire un beau fonçage de tarte. Je vais être obligée de tout recommencer. J'ai envie de taper du pied et de hurler un bon coup, mais le voilà qui revient sans que je l'aie entendu. Un vieux réflexe me fait enlever mes mains à la vitesse de l'éclair, comme si un fantôme de cuillère en bois avait traversé la salle. Il me jette un regard furieux et je regrette mon geste. 

Zacharie est un professeur très exigeant, mais juste. Il prend toujours le temps nécessaire pour expliquer l'erreur ou apprendre le « truc » qui peut sauver des heures de travail. Jamais il ne se montre désobligeant, et quand il demande de recommencer, ce n'est pas pour punir, juste pour permettre d'assimiler et de progresser. Je repose mes mains à plat sur le marbre.


Refaites votre pâte et essayez de moins la travailler. Si elle manque d'homogénéité, fraisez-la avec la paume de votre main, ne la pétrissez pas.


Je hoche la tête et pars vers les frigos reprendre des ingrédients. Et je ne peux pas éviter de passer devant Benoît qui profite de l'aubaine pour chuchoter d'un ton venimeux.


Et lui, dis-moi, il fraise ou il pétrit ?


Je vacille comme s'il m'avait frappée.


Demande-lui de te montrer.

Je ne pense pas qu'il soit homosexuel.

Parce que tu crois que tu es un homme ?


Je brûle tellement de colère que je lui crache presque mes mots à la figure, même si j'arrive à me contenir suffisamment pour chuchoter.


Vous avez le temps de discuter mademoiselle Colinet ?


Je fonce vers les frigos en tapant des pieds et arrache la porte comme si elle était personnellement responsable de mes problèmes. Je vais lui faire sa foutue pâte brisée, et après qu'il s'étrangle avec. Une fois calmée, j'efface ce que je viens de dire. Je ne voudrais quand même pas qu'il tombe raide à mes pieds avec le visage tout violet. Quoique…mes mains restent un instant en suspens au-dessus du puits de farine. Si je pouvais lui faire du bouche-à-bouche…Je rougis et recommence à mélanger en me maudissant. Plus qu'une heure à tenir.



Enfin libre ! Je sors de l'Ecole comme si elle était en feu et ne m'arrête vraiment qu'une fois rentrée à la maison, la porte fermée. Je m'appuie au battant en expirant profondément et jette mon sac et ma veste en travers du couloir. Finalement, je comprends pourquoi Sébastien trouve ça si relaxant et je me promets de moins râler quand il balance ses affaires à tors et à travers. Je marche droit jusqu'à la salle de bain en piétinant tout, prend juste mon téléphone et mes écouteurs, et me fait couler un bain brûlant avec plein de mousse. Un truc qui sent la fraise à des kilomètres et transforme mon bain en barbe à papa géante. Le bonheur est dans les choses simples.

Enfoncée dans l'eau jusqu'au nez, la musique à fond, je soupire et me détends enfin. J'hésite entre fondre en larmes pour relâcher la pression ou m'endormir pour tout oublier. Et je jure quand la sonnerie coupe la musique. Je jette un œil à l'écran, bien décidée à ne pas répondre. Mais c'est un numéro inconnu, et ma curiosité est piquée. La douce voix d'un télévendeur prêt à me dérouler le tapis rouge pour caser son truc…Le rêve après ces cinq jours d'hostilité. Et comme une imbécile, je décroche.


Eve, il faut qu'on parle.

Non.


Et je raccroche aussi sec. Je m'en veux un peu sur le moment, mais en fait, c'est assez jouissif. J'enregistre aussitôt son numéro sous le nom de code Baba au rhum, pour ne plus être prise au dépourvue. Du coup, quand il rappelle, je fais une fausse manip et lui raccroche encore au nez. Oups ! Ça risque de ne pas lui plaire du tout. J'ai l'intuition que monsieur a l'orgueil un peu chatouilleux. Il rappelle et cette fois je décroche. Il est furibard. Qu'est ce que je disais ?


Si tu me raccroches encore une fois au nez, je te jure que je viens te mettre une fessée !


Je laisse le silence s'épaissir alors que mon sang se met à bouillir. J'aimerais bien le laisser mariner encore, mais finalement j'explose.


Si tu me parle encore une fois comme ça, je te jure que je viens te faire avaler ton téléphone ! Et le chargeur avec !


Il soupire dans mon oreille. Très bien, moi je fulmine. Une fessée ! La température de mon bain vient de grimper de trois degrés, et pas seulement à cause de la colère, malheureusement. J'imagine un instant le corps à corps pour lui échapper. Cet homme a le don de faire naitre des pensées inavouables.


Excuse-moi. Eve, il faut qu'on se voie et qu'on parle.

On peut très bien parler au téléphone.


Comme ça il ne verra pas que quand il reprend sa voix basse et chaude, des frissons courent le long de mon dos, et mes mains tremblent. J'agite les bras nerveusement pour me débarrasser de l'effet de sa voix sur ma peau et jure en voyant une vague déborder et faire une grosse flaque par terre.


Mais qu'est-ce que tu fabriques ?

Je suis dans mon bain.


Le silence tendu qui suit me fait immédiatement regretter mes mots. L'image de moi nue dans mon bain n'est peut-être pas l'idéal pour une conversation sur l'évolution de notre relation professeur – élève, surtout quand elle se télescope avec une idée de fessée. En tous cas, je suis maintenant incapable de me concentrer, et j'ai de plus en plus de mal à me rappeler pourquoi je suis tellement en colère contre lui. Je me résigne à m'arracher à mon cocon.


L'Atelier, boulevard Montparnasse, dans une heure.

D'accord.


Sa voix rauque me pousse à raccrocher tout de suite avant de dire une autre bêtise. Je lâche le téléphone par terre et me laisse glisser pour plonger la tête sous l'eau. En fait, là, ce qu'il me faudrait, c'est plutôt une douche froide. Après avoir râlé sous la mousse pendant quelques secondes, je sors du bain et m'habille. Jean et long pull à col roulé, on ne peut pas faire plus parlant, n'est-ce pas ?

Quand j'arrive, il est déjà là, une bière devant lui. Il joue du bout du doigt avec la buée sur son verre. Il lève la tête comme s'il m'avait sentie arriver, et ses yeux ne me quittent plus jusqu'à ce que je sois devant lui. Il faudrait qu'il mette des lunettes de soleil, ses yeux sont trop expressifs, et mon sang pulse dans mon cou. La prochaine fois, pas de pitié, c'est jogging et sweat à capuche. Mais qu'est-ce que je raconte ? Il n'y aura pas de prochaine fois.

Il se lève pour m'accueillir et hésite. Non, on ne va se serrer la main, ni s'embrasser. Je me laisse tomber sur ma chaise et marmonne d'un air renfrogné.


Bonsoir.

Merci d'être venue. Tu veux boire quoi ?


Je hausse les épaules et fait un geste vague vers son verre. Nous restons silencieux en attendant ma boisson. Je fais semblant d'observer le boulevard et sens ses yeux posés sur moi. J'aimerais qu'il regarde ailleurs, ça me rappelle trop de souvenirs.


Eve…je ne savais pas que tu étais une élève.

C'est vrai que c'est toujours surprenant, une école pleine d'élèves.


Il esquisse un sourire.


Disons que j'ai me suis laissé trompé par ta robe et ton … assurance. Et à ma décharge, il y avait vraiment beaucoup de monde, pas seulement des élèves.

Mon assurance ?


Je me rappelle comme le moindre de ses regards me faisait bafouiller au restaurant et je me demande s'il m'a vraiment fait sortir de mon bain pour se payer ma tête. Je le fusille du regard, et lui, il me sourit encore plus franchement.


Je parle de cette assurance-là. Ta franchise, alors que tous les élèves que j'avais croisés se répandaient en ronds de jambe. Toi…il rit. Toi, tu n'étais pas impressionnée du tout.

Je ne savais pas qui tu étais.


J'ai marmonné et maintenant je cache mes joues rouges derrière mes mains.


Tu l'aurais su, je ne pense pas que cela aurait changé quoique ce soit. Mais je pensais qu'une élève en pâtisserie s'intéresserait au MOF pâtisserie et à son parcours.

Je l'ai fait, mais je n'avais pas vu ta photo. J'ai écouté la radio, ils ont parlé de toi en long, en large et en travers, mais je ne savais pas quelle tête tu avais. Et tu t'es présenté en disant juste « Zacharie », sans ton nom de famille.


Nous restons silencieux à boire notre bière, nos regards se cherchant et s'évitant. Maintenant, il n'y a plus qu'à se dire au revoir. Le bon côté des choses, c'est qu'il n'y aura plus cette colère entre nous, l'impression d'avoir été trompé par l'autre. Le mauvais, c'est que maintenant tout est fini. Et aucun de nous n'en a envie, c'est pour ça qu'on fait traîner. Il finit par se gratter la gorge.


Est-ce que…est-ce que les autres ne te le font pas trop payer ?


Je lui lance un regard noir. Il connaît parfaitement l'atmosphère de l'Ecole, la compétition féroce qui y règne. Il sait aussi que je suis la seule femme qui reste de ma classe, et que rien que pour ça, je suis déjà dans leur viseur. Alors maintenant…Je préfère ironiser.


La place de Mofette est des plus agréables.

« Mofette » ?


Il hausse un sourcil et je vois ses yeux virer au noir, de colère cette fois.


C'est ce Latour ? Je peux…

Non ! J'ai crié et je reprends un ton plus bas. Non, tu ne peux rien faire, je t'en supplie. Quoique tu fasses, ça ne fera qu'aggraver les choses. Ils vont finir… Je lutte contre mon scepticisme et vais jusqu'au bout de ma phrase. Ils vont finir par se fatiguer tous seuls.

A quel prix ?


Je redresse le menton et je serre les dents. Hors de question que je pleure, hors de question de craquer. J'aime trop ce que je vois dans ces yeux. Cette envie de me protéger…Oh oui, me lover dans ses bras et tout oublier. Il fait tomber mes défenses, il faut que je m'en aille. Je me lève et il prend ma main pour me retenir.


Eve…

Je crois que maintenant, il vaut mieux que ce soit mademoiselle Colinet.


Il se lève à son tour et me regarde d'un air farouche. Ses lèvres sont presque dures quand il m'embrasse, et pourtant mon ventre s'allume immédiatement. Et puis tout disparaît, et il n'y a plus que du regret dans ses yeux. Il embrasse le bout de mes doigts et murmure :


Au revoir, Eve.


Il jette un billet sur la table et il s'en va. Je me penche, les mains posées sur mes genoux, et j'inspire et expire plusieurs fois. Je ne savais pas que ça pouvait faire aussi mal.



5


Voilà, tout devrait être simple maintenant. Et pourtant j'ai l'impression de vivre au milieu des décombres. Aznavour chante en boucle dans ma tête la solitude et la fin de l'amour. L'amour ? Quelle imbécile, nous n'avons passé qu'une nuit ensemble. Oui mais…cette attirance qui m'aimante vers lui, cet émerveillement de ma peau à son contact, cette sensation d'être vivante comme jamais dès qu'il est dans la même pièce que moi… Tout cela me complique singulièrement la tâche malgré mes efforts pour prendre de bonnes résolutions et me recentrer sur mon travail.

Alors ce lundi matin, quand je franchis la porte de l'école, je sens que la journée va être longue et difficile, et cette saleté tient toutes ses promesses. Je tiens le décompte des heures qui me séparent du soir. Et ça dure toute la semaine.

Chaque fois qu'il entre dans la salle, ma respiration devient anarchique. Je suis obligée de garder les yeux sur mes pieds pour parvenir à me concentrer sur ce qu'il dit, sinon mon regard se perd sur sa bouche, une mèche rebelle, la largeur de ses épaules où je voudrais imprimer encore mes mains. Et je n'entends plus un mot de ce qu'il dit. Quand je m'égare, ses yeux finissent en général par me rappeler à l'ordre. Mercredi, il s'est arrêté en plein milieu d'une phrase avant de pousser un profond soupir et de se masser l'arête du nez en fermant les yeux. C'est seulement à ce moment que je me suis rendue compte que je le déshabillais du regard et me rappelait ma lente dense autour de son corps avant qu'il ne reprenne la main. Il a terminé son cours en évitant soigneusement de me regarder.

Comme si tout cela n'était pas assez pénible, Benoît est en pleine forme. Il a trouvé le temps d'écrire une parodie de la chanson de Téléphone en remplaçant Cendrillon par Mofette, et la moitié de la classe se relaie pour me la chantonner à la moindre occasion. J'ai eu droit à un œuf cru écrasé dans mon sac, de la farine mouillée dans mes chaussures, un plein saladier de chocolat fondu sur mon tablier. Ils deviennent d'une maladresse incommensurable dès que je me trouve dans les parages. Quand Zacharie les surprend, je le vois serrer les poings, et je prie chaque fois pour qu'il m'écoute et ne fasse rien. Je ne déteste aucun dessert assez fort pour nommer Benoît Latour, alors je l'ai rebaptisé Pain Dur.

Nous sommes maintenant vendredi soir, et je ne rêve que de solitude. Chausser mes baskets et courir en faisant hurler Linkin Park dans mes écouteurs pour décharger ma rage. Ou encore reprendre le chemin de la salle de boxe et assassiner Benoît au travers d'un sac de frappe. J'avais décidé d'arrêter l'entraînement pendant cette année de formation pour éviter le risque de me blesser, mais il est peut-être temps de changer d'avis.

Zacharie conclue le cours en nous annonçant qu'il nous a tous inscrits au concours annuel de tarte aux pommes qui a lieu dans deux semaines et je sors d'un pas lourd, enfin libérée pour deux jours. Cette longue semaine semée d'embûches m'a épuisée, et plus encore cette distance que nous avons maintenue entre nous, sans échanger un mot en-dehors du travail. Je voudrais pouvoir être encore en colère contre lui, mais je n'ai trouvé aucun prétexte.

Cet après-midi a été pire que tout. Alors que je grimaçais en sentant mon bras se tétaniser à force de fouetter une préparation, j'ai entendu le sempiternelle :


Travaillez avec votre poignet mademoiselle Colinet, pas avec le bras. C'est pour ça que vous fatiguez.


Je l'ai fusillé du regard. Ce n'était pas la première fois que j'entendais ça, et sûrement pas la dernière, vu que j'étais incapable de « travailler avec mon poignet » en laissant mon bras au repos. Il s'est approché, et alors qu'une de ses mains se resserrait sur mon bras pour l'immobiliser, l'autre enveloppait la mienne et me guidait. Je sentais sa poitrine contre mon épaule, ses hanches près des miennes. J'ai regardé nos deux mains refermées sur le fouet avec des yeux exorbités, ne sachant plus si je devais le supplier d'arrêter ou de continuer. Sa respiration s'est accélérée et j'ai senti un souffle chaud dans mon cou. Le supplice a continué encore quelques secondes avant qu'il finisse par me lâcher. Nous serions sûrement encore plantés face à face si Claude n'était pas venu à notre secours en l'appelant pour un conseil.


Sébastien m'attend devant l'Ecole et je me rappelle tout à coup que nous devons dîner avec notre mère. J'en pleurerais de dépit. Je marche jusqu'à la moto et me laisse tomber contre lui en passant mes bras autour de son cou.


Seb, pitié, dis-moi que ce n'est pas ce soir.

Je peux le dire si tu veux, mais tu sais que je n'aime pas mentir. Désolé ma belle. Allez, viens, je t'ai pris un sac pour te changer en arrivant.


Il me tend mon casque et je m'installe derrière lui. Je n'ai que 30 minutes de moto pour reprendre des forces. En arrivant devant le restaurant, je passe la jupe qu'il m'a préparée par-dessus mon jean et enlève celui-ci avant de me maquiller. Parce que pour faire face à ma mère, c'est toute une armure qu'il faut enfiler. Elle nous attend, déjà installée, avec un air mécontent. Cela dit, je ne lui connais pas d'autre figure quand elle est avec nous. Elle nous laisse l'embrasser en nous tendant une joue froide et me regarde avec acrimonie. Ma mère est persuadée que je construis ma vie avec pour seul objectif de la contrarier.


Eve. Tu as mauvaise mine, et tu es toute maigre. Tu n'avais pas autre chose à te mettre ?


Sébastien lève une main apaisante.


Doucement, la semaine a été longue.


Elle hausse les épaules d'un air dédaigneux. Elle rêvait d'une fille toujours impeccablement habillée, maquillée et coiffée, qui aurait fait de la danse classique et organisé des soirées mondaines à ses côtés. Eventuellement, si sa fille idéale le voulait vraiment, elle aurait toléré la carrière d'avocate. D'abord parce qu'elle trouve ça chic, ensuite parce que cela l'aurait bien aidée au travers de ses quatre divorces. Mon père a été son premier mari, et il est mort d'une crise cardiaque avant ma naissance. Le père de Sébastien a été le second, et c'est avec lui qu'elle a découvert à quel point un divorce peut être enrichissant. Il ne s'en est toujours par remis et vit encore au fin fond de l'Argentine. Les autres ne sont pour nous que des numéros. 

Elle hausse un sourcil impeccablement épilé.


Tu ne t'es toujours pas lissé les cheveux ? Mais quand vas-tu faire disparaître cette tignasse que tu as sur la tête ? Je t'ai donné le nom d'un des plus grands coiffeurs de Paris, et je t'ai envoyé de l'argent pour le faire. Tu as pris rendez-vous ?

Non, désolée maman, je n'ai pas eu le temps.


Inutile de lui dire que l'argent envoyé a servi à me racheter des couteaux et des aquarelles, et que je n'ai absolument pas l'intention de transformer mes boucles, certes indomptables, en un casque lisse et aplati comme le sien. Elle a une moue dédaigneuse.


Franchement, pâtisserie… Je ne vois pas ce qui te prend autant de temps.


J'hésite un instant à lui dire que j'ai passé une nuit torride avec un homme interdit, que toute l'Ecole est au courant et qu'une poignée d'élèves me le fait chèrement payer, tandis que les autres se contentent d'être hostiles. Et que le pire, c'est que je passe mes journées à lutter contre des rêveries érotiques qui m'assaillent dès que mon professeur pose les yeux sur moi.

Je me mords la lèvre pour me contenir et Sébastien serre ma main sous la table. Il attrape le premier prétexte qu'il trouve.


Elle participe à un concours, elle doit beaucoup s'entrainer.

Un concours ? Quel concours ?

Tarte aux pommes.


Et il lui fait son plus beau sourire en levant son verre. Notre mère nous fustige du regard. Ce n'est certainement pas avec un banal concours de tarte aux pommes qu'elle va pouvoir frimer en société. Quitte à ce que je commette la faute de goût de faire pâtisserie, elle aimerait que je me donne au moins la peine de participer à des concours télévisuels, pour qu'elle puisse dire d'un air nonchalant « C'est ma fille ». Mais ni Sébastien ni moi ne voyons notre métier ainsi. Nous préférons nous débattre dans une cuisine, apprendre à dominer les ingrédients, apprivoiser les saveurs, maîtriser les cuissons. Et sortir de là hirsutes, dégoulinants de transpiration, les joues rouges, les jambes lourdes, mais le palais en extase.

D'ailleurs c'est son tour. Sa coupe de cheveux un peu trop bohème la chagrine, ainsi que le fait qu'il ne lui présente toujours aucune femme. Il hausse les épaules : il a vingt ans ! 


Mais je fréquente des femmes, maman. Toutefois je préfère te ménager. Si je te les présente toutes, ton carnet de rendez-vous va exploser.


Elle s'étouffe de colère dans son assiette et j'envie l'indépendance de mon frère. Je n'oserai jamais lui parler comme ça. Parce que dès qu'elle pose les yeux sur moi, je suis cette petite fille qui attend inutilement un câlin pour s'endormir. Ou cette adolescente mal dans sa peau qu'elle traîne chez le médecin pour savoir si sa poitrine va enfin sortir. Ou cette jeune femme ce soir qui voudrait pouvoir lui raconter qu'un homme lui a brisé le cœur sans le savoir, et qu'un autre s'acharne à la démolir. Et l'entendre dire, une fois dans ma vie, que tout ira bien, et peut-être même, mais là je divague, me serrer dans ses bras.

Après cette soirée idyllique, je passe le samedi à traîner en jogging dans la maison. Je fais assez de gâteaux pour fournir l'épicerie du bas. Langues de chat, sablés, palets de dames, cigarettes, tuiles aux amandes…Tant et si bien que lorsque Sébastien rentre du sport et voit le résultat, il m'ordonne de m'habiller pour sortir.


Parce que tu crois que j'ai envie de faire la fête ?

Soit tu prends une douche et tu te changes, soit je t'emmène comme ça.


J'hésite. Ce ne serait pas notre première bagarre. Je baisse les yeux sur le plan de travail encombré de bols, saladiers, moules, fouets, cuillères. Est-ce que j'ai vraiment envie de me battre pour rester ici à tout ranger et nettoyer ? Je décide que non et file sous la douche. Je mets une robe rouge qui correspond au brutal basculement de mon humeur. De morose et déprimée, j'ai pris un virage à 180 degrés. J'ai envie de danser.

Nous marchons dans les rues de Paris. Je m'accroche à son bras et j'aime voir les regards des filles. Je suis fière de mon frère. Il est grand et beau, et ses yeux verts contrastent avec ses cheveux bruns. Il a cette démarche assurée et nonchalante qui séduit tant les femmes. Mais je l'aime aussi profondément, parce qu'il n'est pas menteur ou cruel. Il s'amuse, mais s'assure toujours que la femme en face a le même objectif que lui. Je n'en ai jamais vue seule une en larmes. Celles que je croise parfois au réveil ont un lent sourire paresseux avant de disparaître.

Nous arrivons près du marché saint Germain et nous engageons dans la rue des Canettes. Nous retrouvons ses amis à l'Eden Park. Tous sont cuistots, et enfin je peux souffler. Ils se fichent pas mal de la Mofette. Eux, ils m'appellent la Tombeuse de MOF. Le surnom me fait un peu grimacer, mais c'est moi pire. Au moins, il me donne le beau rôle au lieu de me transformer en groupie ambitieuse. L'alcool commence à couler et ils s'échauffent. Je les connais tous depuis quelques années. Je les ai vus ronfler sur notre canapé ou carrément endormis par terre, vider notre frigo, sortir de la douche en rougissant. Une heure plus tard, ils sont en pleine forme et chantent à plein poumons. Je les laisse brailler et j'attends mon heure. Je sais qu'après, nous traverserons la rue pour aller au Pousse au Crime danser jusqu'au petit matin. S'il y a bien une chose dont je n'ai pas besoin de m'inquiéter, c'est de mon emploi du temps du lendemain. Je le passerai à dormir.

Je suis en train de commander une nouvelle tournée quand un silence de plomb s'abat tout à coup sur le bar. Des pâtissiers sont entrés, et Benoît est parmi eux. Je demande au barman s'il a une cave où l'on pourrait s'abriter. Il connaît les lascars, et il a l'habitude des troisièmes mi temps de rugby. Il sort immédiatement de derrière son bar avec une batte de baseball qu'il fait rebondir sur sa paume.


Alors les cuisiniers, à droite. Les pâtissiers, à gauche. Le premier qui franchit la ligne prend le chemin du trottoir à coups de batte.


Il retourne calmement derrière son comptoir et me sert mon verre. Je soupire en faisant tourner mon doigt sur le bord.


Il faudrait que vous me donniez des cours. Ces foutus pâtissiers me rendent chèvre en ce moment. Avec votre technique, ils se tiendraient à carreau.


Il sourit.


Je vous l'apprends avec plaisir. Si vous avez vingt ans à passer derrière ce comptoir.


Sébastien vient me chercher. Ils veulent bouger maintenant, hors de question de rester avec les toquards. Je les regarde avec scepticisme. Ils ont bien conscience, quand même, que je suis l'une d'entre eux ? Grégory soupire avec condescendance.


Ouais mais t'es une nana, c'est normal que tu te goures. Et puis vu comment t'es gaulée, t'as bien le droit de t'égarer un peu.


Sébastien lui jette un œil noir et nous sortons tous. Ce que Greg ne dit pas me fait chaud au cœur. Je suis une brebis égarée, d'accord, mais je suis leur brebis. Quatre heures plus tard, je me sens bien, la tête vide, les jambes légères. Il ne me reste plus qu'à rentrer, prendre une douche et me laisser glisser dans les bras de Morphée. Après ces heures passées enfermés dans une cave à danser, retrouver le plein air et tomber droit sur le lever du soleil, c'est une bénédiction.


Hé la Mofette ! Tu changes de gibier ?


Je me retourne d'un bloc. Ils sont juste en face de moi, sur le trottoir, Benoit un pas en avant, Céline à son bras. Tiens, c'est amusant quand on y pense. Elle est la cuisinière égarée chez les pâtissiers, moi l'inverse. J'entends gronder derrière moi, mais cette fois, personne ne va se mettre entre lui et moi.

Ici nous ne sommes pas à l'Ecole. Je n'ai pas à serrer les dents et à me contenir. Je marche sur lui et lui assène une droite sans prendre le temps de discuter. Sa tête part en arrière et il crie. Je trouve cet instant absolument merveilleux. Toutes ses vacheries me reviennent en mémoire et je lève à nouveau le poing, mais il s'est ressaisi et attrape mes poignets. Il commence à les tordre en souriant d'un air mauvais. J'exulte et envoie mon pied droit dans sa cheville. J'ai beau avoir arrêté depuis quelques semaines, les enchaînements sont imprimés dans mon corps. Le retourné fouetté. Le balayé. Les directs. Et un uppercut. Je monte ma garde à hauteur du visage pour assurer ma protection. Il se défend, rend coup pour coup.

Cette bataille rangée me libère de toutes mes tensions. Enfin je peux lui faire ravaler toutes ses mesquineries. J'entends Céline piailler, et puis c'est le déferlement. Il n'y a plus autour de moi que des corps se choquant violemment les uns contre les autres, des grognements et des cris. Sébastien m'attrape par la taille pour me pousser hors de la mêlée. Assise sur le bord du trottoir, je presse mon nez et sursaute quand Céline vient s'assoir à côté de moi et me tend un mouchoir.


Ecoute Eve…je suis désolée. Pour ce qui s'est passé entre Benoit et moi avant que vous soyez séparés. Et pour tout ce qu'il te fait subir depuis. La Mofette…la Mofette, moi je trouve ça nul.


Je prends le mouchoir et réfléchit en les regardant se battre. Ils commencent à s'essouffler. Céline n'a jamais été désagréable avec moi, elle n'a jamais participé aux railleries. Je crois qu'elle est tout simplement amoureuse de Benoit, et qu'elle a saisit l'occasion quand elle s'est présentée. Il y a plus de femmes en cuisine, mais pas tant que ça, et leur vie n'est pas toujours facile non plus. Je finis par hausser les épaules. Mon œil gauche me semble chauffé à blanc, et chaque mot que je prononce me tiraille la lèvre.


Oublie ça. On a assez de mal comme ça avec tous ces abrutis, on ne va pas en plus commencer à se faire la guerre entre filles, et surtout pas à cause d'eux.


Elle me sourit avec reconnaissance et se lève pour rejoindre Benoit. La bagarre est finie et chacun compte ses bosses. Benoit n'a pas été épargné, son visage est en sang. Au regard noir qu'il me lance, je devine que j'en suis la cause pour une bonne part, et le plaisir que cette idée fait naître en moi est le meilleur des analgésiques.

Sébastien vient me rejoindre et me jette un regard amusé en tamponnant sa lèvre avec sa chemise déchirée.


Ça fait du bien, hein ?


Je secoue la tête hypocritement. Nous sommes des barbares.


Ouais, ben je préfère ça plutôt que de te voir ployer l'échine. Quand tu fais la bossue…Il cherche ses mots puis abandonne. C'est pas toi.


Quand je me réveille le dimanche midi, je me sens fraîche et détendue. Je commence à m'étirer et crie de douleur. Je fais le tour des dégâts sous la douche, mais je ne peux m'empêcher de sourire. Quoique j'ai, Benoit à trois fois pire.

Joyeux dimanche à tous !



6


Lundi matin, je n'en mène plus aussi large. J'ai un œil au beurre noir, la lèvre fendue et un poignet bandé. Toute la classe me regarde d'un air abasourdi et Claude finit par lâcher :


Mais enfin…qu'est-ce qui t'es arrivé ?


Surtout que mon sourire épanoui ne cadre absolument pas avec le tableau. Il s'élargit encore.


J'ai dressé un primate.


Avec ça, je devrais avoir la paix quelques jours. Je tire nerveusement sur mes manches pour masquer mon bandage et lève soudain la tête quand un silence de plomb s'abat sur la salle.

Zacharie vient d'entrer et son visage…Ma foi son visage ressemble à peu près au mien, un pansement sur le nez en prime.


Pas de panique. Un match de rugby un peu trop passionné. Vous êtes prêts ?


Il fait le tour de la salle, mais personne ne réagit. Leurs regards ahuris vont et viennent entre nos deux visages. J'entends leurs pensées aussi fort que s'ils me les criaient. Non, elle n'a quand même pas…Une vague de chaleur me monte aux joues. Quels imbéciles, bien sûr que non je ne me suis pas battue avec lui. Zacharie finit par découvrir mon visage et reste bouche bée.


Et bien mademoiselle Colinet, vous jouez au rugby vous aussi ?


Gênée, je secoue la tête de gauche à droite.


Non monsieur. Boxe.

Et dans quel état est votre adversaire ?

Pire monsieur.


Et je tourne la tête vers la place vide de Benoit. Il suit mon regard et esquisse un sourire. Il tape déjà dans ses mains en disant que le cours commence alors que je reste toute chamboulée de ce sourire. J'en suis encore à arracher un par un les pétales d'une pâquerette pour savoir combien il m'aime quand il me fait un signe sévère.


Gant sur votre bandage mademoiselle Colinet.


Je sursaute et acquiesce en silence. Manifestement, si je suis d'humeur gaie et rêveuse, ce n'est pas son cas. Et pour être sûr que je ne descende pas en pression, il ne me lâche plus d'une semelle. Après le sourire du matin, je n'ai droit qu'à un visage fermé, et sa voix dure résonne douloureusement dans ma tête. Toute la matinée, il me harcèle et corrige chacun de mes gestes. J'entends des soupirs autour de moi et je me console en me disant qu'aujourd'hui, personne n'échappe à sa vindicte. Franchement, le rugby a l'air beaucoup moins efficace que la boxe pour se relaxer. Je flanque toutes mes pâquerettes à la poubelle.

Au fur et à mesure que le temps passe, mon irritation monte de plus en plus, et au déjeuner, ça grogne dans les vestiaires. Nous avons perdu l'habitude d'être tyrannisés, il faut croire qu'on s'est tous ramollis. Quand je vois Benoit assis dans la cafétéria, je file droit avec mon plateau à la table de Sébastien. L'autre imbécile a manifestement le nez cassé, et il porte une attelle à la main gauche. S'il me cherche des poux dans la tête, je m'occupe de l'autre main. Sébastien me regarde avec curiosité.


Il paraît que tu t'es battue avec le MOF.


Je repousse mon assiette tellement fort qu'elle manque tomber sur les genoux de Claude. Je m'excuse en marmonnant.


Non, lui, c'est du rugby. Il est d'une humeur massacrante aujourd'hui. 

Si je peux me permettre…Nous fixons Claude qui du coup hésite à poursuivre. Euh… j'ai l'impression que c'est surtout après toi qu'il en a, et que nous lui servons tous de défouloir. Qu'est-ce que tu lui as fait ?


J'ouvre et je ferme la bouche comme un poisson rouge et je sens la moutarde me monter au nez.


Mais rien, je ne lui ai strictement rien fait !


Sébastien hausse les épaules avec philosophie.


C'est peut-être pour ça qu'il fait la gueule alors. Avant que j'ai pu lui mettre une bourrade il retient ma main et change de sujet. La bonne nouvelle c'est que tu as changé de surnom. Oublié Mofette.


Je fronce les sourcils, méfiante.


Et à quoi j'ai droit maintenant ?

Adam. Parce que vue la tronche de Benoit, tu te bats comme un bonhomme. Quitte à appartenir à la première génération de l'humanité, il faut te ranger du bon côté.


Malgré son sourire, je ne suis pas sûre que ce soit un progrès mais ce surnom a l'avantage de détourner l'attention de Zacharie. Sauf que l'ego de Benoit est énorme, et là je ne l'ai pas froissé, je l'ai piétiné. Quand je passe devant lui pour sortir, il fait glisser son doigt en travers de sa gorge en me regardant droit dans les yeux. Et il y a une telle haine dans son regard que je frissonne.

L'après-midi se passe aussi mal que le matin. Les mauvaises vibrations qui émanent de nous tissent leur toile à travers la classe. Jusqu'au moment où Zacharie perd le contrôle et abat d'un coup sec une cuillère en bois sur mes doigts. Je dois retenir ma main qui s'est déjà levée en poing, et finis par balayer violemment tout mon plan de travail. Les récipients s'écrasent par terre dans un capharnaüm infernal avant de rebondir en projetant de la sauce partout.

Un silence de plomb tombe sur la salle alors que Zacharie et moi nous affrontons du regard, aucun des deux n'accepte de baisser les yeux. Le sifflement de nos respirations résonne dans la salle carrelée, et personne n'ose bouger autour de nous. Je n'ai jamais ressentie une telle fureur et je n'arrive pas à me calmer.

C'est finalement lui qui se ressaisit le premier.


Mademoiselle Colinet, je regrette de vous avoir frappée. Je vous prie de bien vouloir accepter mes excuses.


Je hoche la tête, ma mâchoire tellement contractée que je suis incapable de prononcer un mot. Il continue, toujours sans me quitter des yeux.


Que tout le monde ramasse ses affaires et rentre. La journée est terminée. Mademoiselle Colinet, je vous laisse nettoyer votre poste de travail.


Son ton est glacial. A une vitesse inédite, tous mes collègues ont nettoyé leur plan de travail et disparaissent. Je tente désespérément de reprendre mon souffle et de dénouer mes muscles. Chaque geste me coûte. Zacharie s'écarte de moi et va s'appuyer au mur le plus éloigné. Les bras croisés, la tête baissée, il essaye lui aussi de se calmer et je le vois du coin de l'œil qui prend de profondes inspirations. Je cherche désespérément à comprendre ce que j'ai pu faire pour le mettre tellement en colère. Je ramasse lentement tout le matériel éparpillé, fait ma plonge, et finit en arrosant le sol et en passant la raclette pour évacuer l'eau.

Je me tords les mains sur mon chiffon trempé et finit par trouver assez de courage pour marcher jusqu'à lui. Mes joues sont brûlantes et mon cœur bat la chamade.


Je suis désolée d'avoir perdu mon sang-froid monsieur.


Je vois ses mains se crisper sur ses bras et il garde la tête penchée et les yeux fermés.


Rentre chez toi Eve.


J'ai honte, et je me sens malheureuse. Je ne veux pas être en conflit avec lui.


Zach…


Il m'interrompt d'une voix sourde.


Eve, rentre chez toi.

Mais…


Il lève brusquement la tête et vrille ses yeux dans les miens. Ma gorge se dessèche instantanément. Je prends tout à coup conscience d'être seule avec lui dans la pièce. Ses yeux orageux me défient, et moi je reste immobile, incapable de bouger tant son regard me cloue sur place.

Il s'avance malgré lui, je le vois à son regard furieux, à ses épaules tendues. Mais il s'avance et prend mon visage entre ses mains.


Eve rentre chez toi.


Mais c'est trop tard pour nous deux. Il prend ma bouche et j'oublie tout à l'instant même. Qu'il est mon professeur, que nous sommes à l'Ecole, que nous devons nous tenir éloignés l'un de l'autre, qu'il est odieux depuis ce matin. Tout disparaît pour ne laisser de place qu'à son corps et aux émotions qu'il éveille dans le mien. Les pressions de ma veste cèdent quand il tire d'un coup sec, et je me débarrasse d'elle d'un mouvement d'épaule avant de m'en prendre à la sienne.

Je retrouve la douceur de sa peau avec l'impression de rentrer chez moi après un long voyage. La tête appuyée contre son large torse, je m'immerge dans son odeur. J'aime ses mains dans mes cheveux, sa bouche qui court sur ma peau. Et sentir son désir contre ma hanche répondre à mon ventre brûlant.

Il s'arrête brusquement. Je l'entends respirer profondément, et sens ses bras commencer à trembler avant de comprendre ce qu'il est en train de faire. Il m'écarte de lui. Je secoue la tête mais son visage se durcit.


Ça suffit, Eve. Rentre chez toi.


C'est la voix de la raison, mais je ne veux pas l'entendre. Je le veux lui, juste lui, et que le reste du monde disparaisse, et les conséquences avec. Mais quand je croise son regard, j'accuse le coup. J'y lis une trace de désir, mais surtout de la colère et…mais oui. Cette ligne que dessinent ses sourcils, cette moue que prend sa bouche. C'est bien du dégoût. J'aurais préféré qu'il me gifle, au moins j'aurais su riposter. Là, tout ce que je peux faire, c'est tenter de me rhabiller alors que mes mains tremblent d'humiliation. Je renonce vite à fermer ma veste. De toutes façons, elle est détrempée, et mon débardeur suffira bien jusqu'au vestiaire. Je garde les yeux obstinément baissés et recule d'un bond pour éviter sa main.

Arrivée devant mon placard, je renonce à me changer, jette mes habits dans mon sac et file vers la sortie. Tout ce que je veux, c'est m'éloigner le plus possible de lui.

En rentrant, je prends une douche en abusant du gant de crin pour effacer ses caresses et son odeur. Et enroulée dans une couverture, je mange les gâteaux fabriqués le samedi en regardant des séries. Tout, sauf penser ou ressentir.


Mardi, me lever est un enfer. Je veux rester au lit, sous ma couette. Je ne veux plus entendre parler de rien. Même plus de pâtisserie. Un stupide sens du devoir et un reste d'orgueil m'empêchent de me rendormir. Je finis par me lever à contrecœur, mais je ne peux éviter d'être en retard. Son regard froid me cueille à l'entrée. Je détourne aussitôt les yeux.


Je vous prie de bien vouloir excuser mon retard.


D'un hochement de tête, il me signifie qu'il m'accepte en cours et je me glisse jusqu'à mon poste. J'obéis à ses consignes comme une automate, les yeux baissés pour ne pas croiser son regard.

Perdue dans mes pensées, je manque de réflexe pour éviter le croche-pied de Benoit, et je tombe lourdement sur le ventre. Le rebord du cul de poule que je tiens dans les mains s'enfonce méchamment dans ma poitrine et mon ventre. Le souffle coupé, je peine à me redresser. Déjà le bras de Zacharie est autour de mes épaules, et il m'aide à me relever. Une fois assise, je le repousse. Je ne veux plus qu'il me touche, je veux qu'il reste loin, le plus loin possible.

Je décide de sauter le déjeuner. Je suis fatiguée de lutter. Et puis je n'ai pas faim. Je trouve un banc au soleil dans la rue, et passe ma pause à écouter de la musique en fermant les yeux, le visage tendu vers la chaleur des rayons lumineux. L'après-midi, je suis heureuse de ne pas l'avoir en cours, ça me laisse un peu de répit.


Mercredi. J'appréhende cette journée, je voudrais qu'elle soit terminée. Mais en fait, je voudrais que les trois prochains mois appartiennent au passé. Je m'entraîne sans conviction pour ce foutu concours de tarte aux pommes. Je m'en balance, de ce concours, et de toutes les tartes du monde.

Je suis penchée sur mon poste, en train de me débattre avec mes lamelles de pommes pour faire une rosace impeccable quand un objet me heurte en plein front avant de rebondir bruyamment sur mon travail. Je pousse un cri et frotte aussi fort que je peux. Nom d'un chien, ce que ça fait mal. Je baisse les yeux et découvre une louche en inox. Je n'ai même pas le temps de réagir que la main de Zacharie s'abat sur la louche avec une violence qui me fait reculer. Il plaque aussitôt la louche sur le poste de travail de Benoit, écrasant sa tarte. Je baisse les yeux sur les gouttes de sang qui tombent lentement sur ma rosace, puis je regarde Benoit faire de grands signes d'excuse hypocrites dans ma direction. La voix de Zach est menaçante.


Encore une maladresse monsieur Latour, une seule, et vous êtes définitivement renvoyé de mon cours. Je suis clair ?


Benoit hoche lentement la tête, mais Zacharie ne le regarde même plus. Me prenant par le bras, il m'entraîne dans le fond de la salle vers l'armoire à pharmacie. J'ai du mal à avaler ma salive, et une première larme m'échappe. Je n'en peux plus. Zacharie se place entre la salle et moi pour faire écran aux regards.


Ne leur donne pas ce plaisir Eve.


Avec des gestes très doux, il appuie une lingette désinfectante sur la coupure puis applique un pansement. Il agit lentement, pour me donner le temps de me ressaisir. Je retourne à ma place, et retrouve mon travail bousillé. Je dois tout recommencer.

Et tout à coup, je dis non. Rien ne m'oblige à recommencer. Ils ont gagné, tous les deux, chacun avec leurs armes. Ils m'ont tellement pourri la vie que je ne veux plus en entendre parler de pâtisserie. Etre dans cette salle et travailler, apprendre…cela ne m'intéresse plus. Et je n'ai donc plus aucune raison de me battre. Calmement, je ramasse ma tarte gâchée, marche jusqu'au poste de Benoit et lui écrase soigneusement sur la figure. Puis sans un mot, je dénoue mon tablier et le pose sur mon plan de travail avant de sortir.

Je suis en train de vider mon casier quand Zacharie me rejoint, mon tablier à la main.


Mademoiselle Colinet, vous faites demi-tour immédiatement et vous venez finir votre travail.


Je finis de ramasser mes affaires. Puis je lui prends le tablier des mains et le jette dans la poubelle en le regardant droit dans les yeux.


Va te faire foutre.

  • Une véritable mise en appétit ce roman. On s'y rend coup pour coup, on n’y va pas avec le dos de la cuillère et pourtant tous les ingrédients sont là pour qu’on y prenne goût. C’est frais, virevoltant, exaltant, excitant et rondement bien servi pour faire monter les sensations jusqu’au firmament.

    · Il y a environ 9 ans ·
    479860267

    erge

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