Paris Les Halles

ceciel

Nouvelle en 5 parties. Ici, la partie 1 et le début de la 2e.

Bien longtemps que je ne m'entends plus réfléchir. Autour de moi, brouhaha incessant, enfants, RER, bus, open space, restaurants, supermarchés. Le bruit, le bruit, le bruit.

Chaque jour ou presque, traversée rapide du forum des Halles. La place carrée, magnifique et glacée, bruissante. Les roumaines habillées comme des bourgeoises qui trompent les touristes, le plus souvent asiatiques. Puis leur brusque réunion telle une nuée d'oiseaux voleurs qui comparent à présent leurs larcins.

Elles sourient, blaguent, se tapent sur l'épaule, certaines ont une ou deux dents argentées, d'autres une dorée. Elles sont à la fois laides et magnifiques. Leurs gestes sont brusques, sans grâce, utiles et tranchant. Ils contrastent avec la jeunesse de leur visage, leurs nuques de petites filles, leurs ricanement et ces rires pouffés, pudiques, comme honteux de leur propre fraîcheur. Ballet irrésolu entre deux moi.

Ce décalage entre leurs mains de vieux cambrioleurs, leurs bras de boulangères et l'aspect enfantin de leurs visages m'intrigue, me peine légèrement aussi. Est-ce cela le visage d'une femme exploitée, battue ? Est-ce cela le visage de la liberté triomphante, celle qui crache sur les lois, sur la bienséance, celle qui fend la foule dans un vent de tempête ? Je ne sais. Je ne saurai jamais. Moi, petite bourgeoise.

 

Chaque jour je traverse cette cathédrale assourdissante. Elle me fascine, me fatigue, me lasse, me ravit. M'écrase. On croit passer dans le ventre du monde.

Les écrans géants qui vomissent leurs messages cryptiques. Les écrans qui regardent Twitter qui regardent les gens qui se regardent entre eux.

Des tweets, des annonces, des vidéos. «  Tro b1 lanimation lego today #jeulego » par Sabrina18. « Remportez le concours Sophora #laplusbellecmoi » et les horaires du cinéma qui égrennent froidement leurs séances dans un dégueuli indifférencié. Danny Boon succède à Lars Von Trier qui succède aux dernier documentaire sur les enfants cancéreux qui succède au dernier Pixar qui succède à Lelouche qui succède au dernier succès d'une chanteuse reconvertie en actrice.

La vie. 

 

La grande place carrée rutilante, glissante même, parfois laissée vierge et que les passants saisissent est régulièrement le théâtre d'opérations commerciales. Toujours balèze, l'opération. Louer ce lieu doit avoir son prix, je suppose. Concours de mannequin, lancement de marque, animation saisonnière, venez vous faire un chignon pour la Saint Valentin.

Je me souviens d'une estrade de velours pourpre, flanquée d'immenses chevalets sur ses côtés sur lesquels trônaient des portraits géants en noir et blanc de stars à l'allure Hollywoodienne.

Derrière la perfection de la mise en scène et l'incontestable beauté plastique de certains portraits, l'intense fausseté de la plupart d'entre eux mangeait tout l'espace. Mises en beauté datées, vacuité des regards que les sourcils concentrés et les ombres étudiées ne peuvent dissimuler : j'étais gênée pour eux. Toute cette ringardise étalée là, impudeur magistrale dans le temps du mauvaise goût. A la télévision, on peut changer de chaîne quand le programme devient nauséabond.


Au forum des Halles, on baisse la tête, on monte le son et on traverse la laideur en écoutant Morrissey à fond.


Ces derniers temps, avec les attentats, les vigiles lymphatiques ont poussé tels les champignons dans une forêt humide. Ils encadrent les accès au centre commercial. La loi est curieuse, je l'ai observée avec attention. On fouille tous ceux qui sortent du métro pour entrer dans le forum. En revanche on laisse tranquilles ceux qui y entrent. Et puis les vigiles agitent leurs raquettes devant les sacs de chaque personne. Les plus zélés demandent aussi d'ouvrir le sac. Je m'acquitte de cette tâche chaque matin. Ce rituel m'exaspère, je porte un sac à dos. Il me faut quelques contorsions pour m'en délester, l'ouvrir, puis le remettre. L'inutilité quotidienne.

 

Ensuite j'arrive au travail. Ironie de ma vie. Un appartement parisien, chaleureux et bariolé comme dans les magazines lifestyle où les salariés se croisent en souriant, se font livrer des baguettes de pain et des fruits chaque jour « comme à la maison » et s'apprécient sincèrement, je crois. Il ne manque qu'un baby-foot.


Les raisons pour lesquelles je travaille ici sont aussi nombreuses que mystérieuses. Un psy dirait sûrement que je l'ai forcément voulu, qu'il n'y a pas de hasard. Il rapprocherait sûrement cela de mon enfance, de ma mère au foyer qui n'a jamais qu'effleuré la notion de travail ou de mon père qui consacra – avec succès - sa vie au pouvoir, à l'argent et à la reconnaissance professionnelle. Il aurait sûrement raison.


Il n'empêche que chaque jour, je me rends dans ce lieu dans un état proche de celui du boxeur se réveillant d'un KO.

Je rapproche ce sentiment à celui d'un lendemain de cuite, bien que je ne boive ni ne fume. Je fantasme qu'une bonne gueule de bois doit ressembler à cela. Lorsqu'on se repasse frénétiquement le film de la veille en se demandant si c'était bien nous qui avons dit et fait cela, si c'est aussi terrible et humiliant que cela en a l'air et si l'on retrouvera un jour le sentiment de son intégrité physique et morale.

Ma vie est ainsi, un long lendemain de cuite qui n'en finit plus. J'ignore sincèrement comment j'en suis arrivée là. Tous les chemins mènent à Rome, il était peut-être écrit que j'atterrirais ici. 

Je ne pense pas être un monstre, pourtant. Peut-être même tout le contraire. Les divers tests de personnalités auxquels je me suis soumise pour des motifs RH (les Ressources Humaines ont une imagination sans limite dès lors qu'il s'agit de classifier et compartimenter les gens) soulignent ma capacité d'empathie. En réalité, il me semble plutôt que j'agite quelques chiffons pour nourrir le monstre. Et cela marche curieusement.

Je suis un improbable animal communicant, capable d'aspirer dans son vortex n'importe qui ou presque. Pour la voisine popotte ou le directeur général, je ne sais ni comment ni pourquoi je suis terriblement convaincante.

Une plasticité relationnelle dont je tire un bénéfice honteux puisqu'il ne correspond à rien d'heureux, de sincère ni de tangible. 

Ce don, j'en suis affectée comme d'une maladie joyeuse. Elle fait de moi un monstre de sociabilité diurne alors que je suis la personne la plus inapte de la terre à s'épanouir en société, à faire la fête ou rigoler entre amis avec insouciance. Mon incapacité chronique à profiter de l'instant présent, participer de bon coeur à toute activité collective ou à me distraire de moment mettant en cause (au choix) alcool/nuit/bruit/smalltalk fait de moi un ovni ou un passager clandestin la plupart du temps.


Je m'efforce toutefois avec méthode, chaque jour, de ne pas détester chacune des pensées qui m'anime. Repousser l'idée que je suis dingue. Ecarter ce sentiment de mon propre gouffre, de la complexité, de la violence.

Je me tais donc, la plupart du temps. Et je brasse sombrement mes rideaux de fumée, le front plissé comme une écolière. Ne pas flancher.


Un jour j'ai rencontré une psy. Elle s'est mise à pleurer après de 20 minutes de conversation avec moi. Cette histoire dit beaucoup de choses sur elle et sur son professionnalisme mais j'estime qu'elle en dit aussi sur moi. Lourd, mon dossier. Ce fut notre unique rencontre.


La suivante m'a accompagnée quelques mois, à raison d'une visite par semaine. Ses remarques étaient pertinentes. Son envie de m'aider sincère. J'ai réellement tenté de jouer le jeu.


Elle m'a réconciliée momentanément avec quelques concepts, dont le sexe, ce qui n'est pas rien. Mais pour aller mieux, il aurait fallu y aller à la pelleteuse, remuer la merde jusqu'au tréfonds de moi où se loge la folie Une cuve d'une telle profondeur que j'en ignore tout moi-même.

Ce que je sais de moi. Je suis dure. Complexe. Hantée comme  si j'avais fait mille guerres. J'ai trente ans. J'ai peur de tout et de rien. Je me sens être une affreuse personne et une sainte à la fois. Je déteste à peu près tout en moi.


Et j'atteins désormais un niveau invraisemblable de déplaisir et de stupeur dans mon quotidien.

J'ai cherché des explications dans mon enfance, mon QI, mon mode de vie, mon époque, mon karma, mes vies antérieures même. La psy m'a recommandé l'hypnose pour aller là où nul ne peut aller seul.

J'ai opté pour une solution plus radicale. J'ai décidé d'en finir.

 


Partie 2.

C'est lui.

 

L'homme un long manteau bleu nuit. Il est brun, les cheveux légèrement trop longs. J'aime mieux les hommes soignés. Sa tignasse part sur le côté droit dans un angle curieux qui rappelle les minets yéyé. Du côté gauche de son visage, un grain de beauté très visible pile entre la joue et le nez. Il est racé. Je me dis que cet emplacement était peut-être bien vu à la Renaissance. Alors je me demande quel nom aurait eu cette mouche. Je divague.

Reste que, bizarrement, cela donne à son visage une impression de symétrie et d'équilibre dans le déséquilibre. On pourrait autant le voir comme un homme négligé que le remarquer pour son extrême sophistication. Un peu Samuel Benchettrit, un peu Colin Farrell. Je n'ai rien trouvé de mieux en matière de négligé sophistiqué et de grains de beauté pas moches.

Tout en lui a l'air instable, branlant, presque désagréable de désinvolture. Pourtant il exprime une stabilité invraisemblable. Il semble relié à la terre elle-même.

Son manteau à l'air vraiment doux, de loin il virevolte à chaque pas. De gauche, de droite, son mouvement semble fou. Cette impression de déséquilibre et d'incongruité ; tout danse autour de lui, pourtant l'homme est droit et lent comme un très vieil animal.

Je remarque aussi qu'il a l'air très calme. Je le regarde s'approcher de la place carrée et l'admire comme ces œuvres d'arts qu'on apprécie de loin et vers lesquelles on revient dans un curieux ballet afin d'en capter toute l'essence. Il est puissance. Il est sérénité. J'ai une envie folle de le regarder marcher jusqu'au bout, dans la danse de son long manteau, et de ne plus savoir demain si tout cela n'était qu'un rêve.


Son regard sur moi est doux, désolé. Il a les mains dans les poches. Il ne fait pas un pas sur l'escalator. Le laisse le mener à moi comme une lente offrande. De haut en bas, sur ce trajet de 10 secondes, il me fixe sans honte.

 

Il sait que c'est moi. Je sais que c'est lui.

 

Un corbeau descendant sombrement vers son repas. Il n'a pas besoin d'affirmer un pouvoir, pas besoin de dire un mot. Il est présent. Il est enraciné, aligné, parfaitement présent. Il semble indifférent à l'univers autour de lui. Indifférent comme un patron. Indifférent comme quelqu'un qui maîtrise la chose. Presque ennuyé d'y être encore. Tout cela est exprimé dans sa posture nonchalante, dans ce regard qui ne se baisse ni ne s'excuse. Dans ce regard qui force. Tout cela est mien, semble-t-il me dire. Et combien tout cela est aussi tristement banal.

 

Désormais il faut que je vous le dise. Bien que cela paraisse fort décalé dans ces circonstances, cet échange de regard me paraît alors être l'évènement le plus érotique de ma vie. Ce regard qui prend, qui connaît, m'embrasse pleinement. Pour une raison inconnue, je sais à la seconde où son regard croise le mien, que cet homme a un pouvoir sur moi. Un pouvoir d'une extrême profondeur. D'une extrême douceur. D'une extrême évidence. Et d'une absolue efficacité.

 

Je suis hypnotisée par la descente lente de l'escalier mécanique qui semble durer mille vies. Je n'ai jamais, jamais été aussi lourde, aussi dense, aussi attentive, comme avalée. Comme si j'avais vécu pour ces 10 secondes de parfaite intensité.

 

La boucle de l'escalator s'achève. Il est juste devant moi. Le tapis le dépose en douceur comme un oiseau. Il glisse, toujours silencieux, jusqu'à moi dans la continuité du fluide mouvement robotique.

Il s'avance toujours me regardant, puis me dépasse. Je panique une seconde. N'était-ce pas lui?

Il me frôle. Nos doigts se touchent un millième de seconde. Je l'entends se racler la gorge brièvement et me glisser un fugace « Suivez-moi ».

Mes sens surexcités captent son parfum. Puissant, cuivré, très viril et pourtant légèrement fleuri ; un millième de seconde plus tard, je me dis que sa sueur a forcément changé l'effluve et cette réflexion me trouble encore davantage. 

L'homme est déjà à une dizaine de pas, je me retourne brusquement, je ne dois pas tarder.

La curieuse parenthèse se referme. J'ai un objectif.

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