Prologue La complainte d'Irwam, deuxième partie

Anna Combelles

(suite du prologue)

- Des six Sorciers qui œuvrèrent, trois seulement survécurent : Sagesse, Raison et Oubli. L’accouchement avait été terriblement mortel pour les autres.

- Souvenir, Fantaisie, Imprudence, murmura la petite fille.   

- Mais, durcit un peu Aewle, la victoire les rendit presque euphoriques, chassant la douleur de la perte d’amis si puissants. Enfin, ils détenaient un mode de contrôle sur ces viles créatures. Ces Sorciers, aux pouvoirs jamais égalés, leur dualité ayant disparu, avaient créé une protection magique, quasi inviolable, derrière laquelle un nouveau monde prit forme. Une sorte de toile tendue entre les deux strates. Et, ils en étaient les Gardiens. Prévoyants, attentifs, sages. Ils avaient perdu leur essence, leur forme humaine pour donner vie à cet édifice magique, mais avaient gagné une sorte d’immortalité. Ils étaient devenus des esprits, des filaments de puissance…

Ils étaient devenus le Voile.

- Encore ! demanda l'enfant dans un demi-sommeil.

Aewle sourit. Elle posa doucement sa fille qui s'emmitoufla dans sa couverture et referma ses yeux. Nawej parvint à se dégager et attisa le feu. Quelques braises crépitèrent puis le silence retomba. Il s’installa confortablement, sa tête posée sur un sac et son flanc touchant le dos de sa sœur. Il caressa longuement les longs cheveux noirs.

Aewle recommença sa narration, lentement, sa voix portant au sein de la caverne, créant un doux grondement, berçant légèrement la jeune fille tout en inculquant dans sa mémoire les fondements de leur histoire.

- Les bassins de populations s’extradaient et les humains, leurs frères, cherchaient d’autres contrées, créant sans le savoir des poches de vies monstrueuses partout où ils emmenaient leurs traditions. Les légendes se perpétuaient, de bouche à oreille, et les trois Sorciers s’adonnaient à les enfermer, soigneusement. Afin d’éviter les massacres ancestraux, relatés seulement par les longues soirées d’hiver, ils laissèrent les religions gouverner les esprits et mettre dans l’oubli ces traditions orales, les remplaçant par des rites nouveaux. Les démons étaient répudiés, et les anges bénis. Les hommes écoutaient les saintes paroles et craignaient de raviver les vieilles légendes en les contant encore. Certes, au fin fond des coins reculés, on murmurait souvent le soir auprès d’une flambée ces souvenirs pour donner quelques frissons. Mais plus personne n’y portait de crédit. Et le Voile jouait merveilleusement son rôle. Protecteur. Barrière infime entre le monde réel et celui des créatures magiques et mystiques.

- Le temps passa, compléta Nawej.

- Et les hommes oublièrent d’écrire ces contes, de narrer pour une sorte d’éternité les monstres de leurs traditions…

- L’oralité a cela de magique qu’elle se perd dans le temps.

- Parfois, pourtant, des enfants dessinaient, munis de bâtons et de leur innocence les histoires entendues auprès des conteurs de village. Et, les Sorciers reprenaient un peu de leur office, isolant la créature ainsi mise au monde, la refoulant prestement derrière le Voile.

Elle jeta un bout de bois dans le bûcher, inspira longuement, avant de poursuivre laconiquement sa narration.

- Presque trente siècles s’écoulèrent.

- C'est long ? s’enquit Nawej.

- Oui, même pour nous, reconnut Aewle. Et toujours les trois Sorciers protégeaient les humains de leur folie, de leurs envies. Un jour, un homme créa la machine qui devait, presque, anéantir leurs efforts : l’imprimerie.

Irwam gronda dans son inconscience, faisant sourire son frère.

- Certains mots ont le pouvoir d'effrayer... marmotta-t-il.

- Avec cette machine, les textes purent traverser les distances infinies et mener à tous ces histoires si longuement enfermées… Avec elle, les monstres renaissaient, redoublants de forces incalculables, puisque les hommes les retrouvaient, les aimaient, les adulaient et cessaient de les craindre ! Un épanchement de créatures, infâmes, nouvelles de surcroît - l’imagination des hommes étant libérée de la gangue des traditions orales - envahit la surface du monde humain… Mettant à bas des années de surveillance, créant des régions malsaines. Mais les Sorciers veillaient. Encore. Et le Voile protégeait. Il séparait les humains de ces monstres et prédateurs potentiels.

Elle marqua une pause, pensive. Sa voix devint un filet, doux et délicat, imprégné de la conscience douloureuse de ces événements trop lourds.

- Toutefois, devant l’affluence d’écrits, les premiers tourments apparurent. Le Voile se déchira, et laissa passer, à nouveau, ces êtres dans le monde des hommes… créant ainsi de nouvelles légendes, telle celle du Gévaudan, ou bien d’autres, aussi morbides que réelles. Le passage au vingtième siècle ayant encore accentué ce phénomène.

Face aux nouvelles inventions des hommes, le Voile montra ses faiblesses, étant basé sur des préceptes moraux que les premiers avaient tôt fait d’ignorer, oubliant d’être sages, et rêvant de victoires sur des monstres qu’ils créaient sans cesse, renouvelant les hordes existantes, ou en imaginant de nouvelles. Et les Sorciers comprirent l’utilité de leurs frères, de leur dualité… car le bien et le mal ne peuvent exister qu’ensemble.

- La Sagesse n’est probante que si l’Imprudence lui fait face, s'amusa Nawej. Le Souvenir rend l’Oubli plus juteux et la Raison n’a de valeur que si la Fantaisie lui en donne.

- Les trois vieux Sorciers virent leurs forces s’amoindrir. Au fil des mots, au fil des histoires, les hommes mettaient à mal le Voile protecteur en inventant de plus en plus de créatures. Ils décidèrent alors de s’unir pour renforcer à jamais cette barrière et la rendre infranchissable, au péril de leur propre existence. Ils créèrent, à l’aide de leurs dernières forces, un ordre particulier : les Gardiens du Voile, à partir de créatures magiques aux idéaux pacifiques. Des êtres purs et puissants, auxquels ils donnèrent la capacité de franchir le Voile, pour capturer les monstres et les ramener du bon côté du Voile… Mais toute chose crée, engendre un double, un négatif. Les êtres du bien virent naître ceux du mal.

- Comme Luwap, susurra Nawej.

- Et les Gardiens commencèrent à douter des humains qu’ils protégeaient. Noyés au cœur d’un monde humain, ils durent affronter une autre réalité : les hommes ne veulent pas être protégés de leurs rêves ! D’autres dictats apparurent, d’autres questionnements auxquels les Sorciers n’avaient pas donné de réponse, laissant les Gardiens esseulés face aux auteurs imprudents. Et, des hommes commencèrent à voir au travers du Voile, à apercevoir ces êtres maléfiques ou au contraire magnifiques.

Nawej garda un silence circonspect. Il se tourna et enroula son bras autour de la taille fine de sa jeune sœur, lui donnant ainsi un peu de chaleur. Sa respiration lente prouvait qu’elle avait sombré dans un sommeil profond, empli de rêves, peut-être des souvenirs de leurs ancêtres. Ses pensées se mirent à voguer, les paroles de sa mère au loin le berçaient, mais son esprit, connaissant cette histoire, pour l’avoir vécue, se laissa aller à des divagations philosophiques.

De l’autre côté du Voile vivent toutes les créatures ayant un jour été inventées dans les livres et les contes. Il suffit aux hommes de croire en la possible existence de l’un d’entre eux pour qu’il prenne forme dans les anfractuosités du monde magique ! Ainsi sont apparus, au fil des temps, des dragons écarlates, des fées aux ailes fluides et enchanteresses, des licornes à la robe immaculée, des Vampires assoiffés de sang… des Elfes aux oreilles pointues.

Tout ce monde cohabite tant bien que mal, même si des guerres intestines prennent naissance aux confins de cet univers parallèle reproduisant les événements décrits. Un nain n’affectionne donc pas un Elfe. Les Dragons volent et dorment sur de fabuleux trésors. Robin des bois est un chevalier vivant reclus au centre d’une petite forêt… déguisé en tutu vert et bonnet à plume, jouant de son arc et de quelques flèches, dérobant, sans complexe, les fortunés sires pour rendre leur gabelle aux pauvres…

Certains se contentent de vivre paisiblement et de profiter de leur existence quasi immortelle, d’autres veulent sournoisement passer le Voile pour venir assouvir leur soif dans le monde des hommes. Là, ils trouvent de quoi nourrir leur force et surtout grandir ! Les monstres ne peuvent gagner en puissance qu’en créant la peur. Or, cela n’est possible que dans le monde des humains ! Ainsi, en passant le Voile, ils recréent des histoires, des légendes… naissent alors d’autres créatures.

- Un cercle vicieux, cracha soudain Nawej, empli de cette colère brute et incontrôlable.

Aewle le regarda en silence. Elle savait ses doutes. Elle savait sa rancœur. Il s’excusa d’un vague mouvement de main. Elle s’adossa à son tour contre un de leurs bagages et ferma les yeux, se laissant emporter par ses propres questions. Visionnant des faits du passé et cherchant encore une solution pour mettre un terme efficace à ce problème.

- Les hommes ont mis à leur tour des systèmes de protection en place, différents des nôtres.

- En niant la vérité ! En l’enfermant, cracha Nawej. Et les Gardiens les voient agir, en restant dans l’ombre.

- Où est la barrière entre le vrai et le faux ? répondit calmement Aewle. Qui peut dire qu’il détient la vérité ?

Nawej soupira. Sa mère reprenait ce vieux discours, refusant l’évidence. Protéger jusqu’à quel point. Garder la neutralité…

- Les hommes qui sont enfermés aux fins fonds d’asiles pour leur folie ont parfois vu ces êtres ! asséna Nawej. Des monstres mythologiques reniés et dédiés aux seuls ouvrages littéraires. Des quantités de fous qui ont déclamé avoir vu ces choses bizarres, ces êtres incroyables et que l’on s’est empressé d’enfermer et de droguer… car leur vérité déroutait. Pourtant il est troublant de constater des similitudes dans leurs discours. !

Il savait qu’elle ne répondrait pas ce soir. Pas plus que les autres soirs… Alors, il tenta une nouvelle fois de la convaincre.

- Te souviens-tu de ces fous des villages d’antan, que l’on taxait de tarés alors que leurs seules réelles aptitudes étaient de pouvoir voir les démons ! Et combien de prêtres avec leurs chapelets ont été conviés à exorciser des pauvres hères que l’on croyait possédés ! Ils avaient su voir cette vérité surannée. Ils avaient aperçu ce que l’on nie. Les monstres sanguinaires, les démoniaques buveurs de sang et autres créatures aux froids désirs…

- Quelle est la vérité ? osa Aewle en levant ses mains en signe d’apaisement. Qui peut croire ?

Nawej refusa de se laisser calmer. Il se leva et sortit de la grotte.

Aewle le regarda et sentit son cœur se meurtrir. Son fils n’acceptait pas. N’acceptait plus. La vérité des hommes était trop dure à supporter. Garder le Voile lui pesait tant.

Nawej parcourut quelques mètres à peine et frôla le Voile. Cette fine barrière, comme un film translucide qui sépare les deux mondes… et que seuls quelques êtres parviennent à passer. Cette fine membrane, érigée depuis des lustres, depuis son enfance, et empêchant la lie de cette société de déclencher meurtres et bains de sang dans le monde des hommes.

- Peu d’entre eux sont encore autorisés à la franchir, de plus en plus rarement, susurra-t-il.

Les autres sont contraints à regarder à travers ce Voile… une protection solide et perpétuelle ; attaquée sans cesse. Les rôdeurs cherchant la faille, les guerriers voulant la briser, et quelques malins s’essayant à une corruption. Futile. Inutile.

Les deux mondes se côtoient, s’imbriquent, et les hommes continuent de rêver des monstres que les Gardiens enferment derrière ce Voile.

Et… 

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