Prologue Yrmeline tome 1
Bleuette Diot
Prologue de Yrmeline ou le chant des pierres
A retrouver sur le site officiel de l'auteur Bleuette DIOT
© copyright- Tout droit réservé- Bleuette DIOT
ISBN : 978- 2- 35291- 072-5
20 Août 1153.
Sa dernière heure avait sonné. Curieusement, en cet ultime instant, Bernard ressemblait à n’importe quel autre moine blanc de Clairvaux. Il gisait sur sa couche, les bras croisés sur la poitrine, son crucifix de bois serré jalousement dans sa dextre. L’ampleur généreuse de la coule dont il était revêtu dissimulait mal sa maigreur impressionnante. Au moindre frisson, ses os semblaient devoir se briser sous le linceul froissé de sa peau.
Depuis laudes, le glas ne cessait de marteler ces heures sombres. L’abbaye ne perdait pas seulement son abbé consacré mais également son fondateur. Bernard avait été et resterait éternellement l’âme de Clairvaux.
Des oraisons funèbres bourdonnaient entre les murs dépouillés de l’abbaye. Dolentes et pieuses, les prières des moines emportaient doucement vers le ciel ce qui palpitait encore de vie dans les veines du vieil homme. Son existence s’achevait au terme d’une longue agonie tandis qu’au-dehors, par-delà les murs d’enceinte, s’amassait déjà une foule éplorée, muette de consternation éperdue.
² ² ²
À genoux auprès du mourant, dans l’intimité de son souffle presque imperceptible, un novice se recueillait, le front baissé sur ses mains jointes. Sans retenir ses larmes, il suppliait Dieu miséricordieux d’abréger le calvaire du saint homme et de recevoir cette âme en son paradis. Brusquement, un éclair de conscience ranima les traits figés du mourant qui esquissa un léger mouvement de la main. Si infime fût-il, ce geste alerta le novice. Évrard se redressa aussitôt pour se saisir du gobelet de terre cuite dans lequel refroidissait une décoction de simples destinée à soulager les algies du malade. Tout en soulevant délicatement la tête du grabataire, Évrard porta le breuvage à ses lèvres sèches et fissurées. L’abbé ingurgita péniblement quelques gorgées avant de grimacer sous l’effet de la douleur. Dans son estomac privé depuis trop longtemps de toute nourriture solide, le feu d’un brasier impitoyable s’allumait une fois de plus, irradiant jusqu’au tréfonds de ses entrailles. Une toux faible fit alors suinter, aux commissures de sa bouche, une bave sanguinolente que le novice essuya avec commisération.
L’intensité de cette nouvelle crise s’estompa, progressivement, pour s’endormir et laisser place à une sorte d’atonie musculaire proche de la paralysie. Seuls, la volonté farouche, l’esprit incisif et tenace de celui qui fut le grand Bernard de Clairvaux demeuraient en éveil au creux de ce sarcophage de chairs racornies. Comme deux fenêtres sur son âme, ses yeux d’un bleu céruléen conservaient miraculeusement dans ce visage creusé de consomption, une lueur mystique qui semblait ne devoir s’éteindre qu’avec ce colosse de la foi.
L’agonisant fixa longuement son regard sur celui qui assistait sa fin avec le dévouement d’un fils. Ce preux chevalier aurait dû connaître une destinée exceptionnelle au sein de l’ordre du Temple. Cependant, le Malin en avait décidé bien autrement…
Six mois plus tôt, en plein cœur de l’hiver, Évrard des Barres[i] s’était présenté au portail de l’abbaye pour y être admis comme simple novice. Prisonnier de ses peurs, celui qui fût, il n’y avait pas si longtemps encore, grand Maître des Templiers s’en était tout d’abord tenu au silence, refusant obstinément d’expliquer les raisons de son exil volontaire. Mais, peu à peu, les murs rassurants de Clairvaux finirent par dissiper ses craintes. Et, au bout de quelques semaines consacrées au recueillement et à la prière, Évrard se décida-t-il enfin à livrer le terrible secret qui enténébrait sa vie. Las, ses confidences n’allégèrent point pour autant ses tourments. Malgré la paix qu’il avait trouvée en sa retraite, il demeurait oppressé d’une insidieuse angoisse comme si les sombres arcanes auxquels il tentait d’échapper, distillaient lentement dans ses veines, leur venin létal.
En écoutant s’épancher le seigneur des Barres, une chape de désespoir s’était abattue sur le vieux cœur usé de l’abbé. Non ! Nul ne sonderait jamais l’épaisseur et la noirceur du mystère qu’il venait d’entendre en confession. Folie des hommes qui par ignorance, par orgueil ou par cupidité avaient bravé l’interdit divin, ouvert les portes de la Géhenne pour libérer des forces dont ils ne sauraient rester maître. Comme le Styx enserrait l’Enfer de ses méandres, un monstre en gestation s’apprêtait à étouffer l’Occident dans ses tentacules. Ce fléau avait pris corps dans les ténèbres de l’ordre et, le plus navrant, c’était que Bernard lui-même, à son insu, avait contribué à sa montée en puissance. De fait, n’avait-il point œuvré, jadis, pour mettre la milice du Christ à l’abri de toute ingérence tant du pouvoir royal que de celui des hauts prélats ? Sa confiance aveugle avait fait de l’ordre du Temple une formidable puissance militaire et politique, soumise à la seule tutelle du pape. Autant dire que Clairvaux avait conçu un état souverain devenu parfaitement incontrôlable. Par trop conscient de sa responsabilité dans l’affaire, le cistercien se maudissait en silence d’avoir à ce point manqué de clairvoyance.
En proie au vertige du tombeau, le mourant tenta de rassembler les bribes éparses de ses souvenirs.
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À la mort de Robert de Craon, quatre ans auparavant, Évrard des Barres qui occupait alors le titre de précepteur de France, avait été élu Maître de l’ordre des Templiers. Cependant, son magistère allait s’avérer de courte durée. À la stupéfaction générale, il se démit soudainement de ses fonctions[ii] et, sans fournir la moindre explication, embarqua le soir même à bord de la Rose du Temple qui avait mouillé, quelques jours plus tôt, dans le port de Saint Jean d’Acre. De retour à Paris, nombre de chevaliers firent pression sur lui afin de le voir réintégrer sa place à la tête de la confrérie. Mais, sa décision demeurant irrévocable, le danger allait par conséquent s’attacher à ses pas.
Seul, un malencontreux hasard avait permis au grand Maître de dénicher une crypte où jamais il n’aurait dû mettre les pieds. Or, l’ignominie de sa découverte ne lui avait laissé aucune autre échappatoire que celle de résigner sa charge sur le champ. Mais depuis, le mal veillait sans trêve autour de lui telle l’émanation d’une force indéfinie. Évrard avait compris qu’il lui fallait quitter l’ordre au plus vite s’il voulait avoir une chance de garder la vie sauve. Dans la noirceur de ce contexte, Clairvaux lui était alors apparue comme son unique planche de salut. De plus, seul ce havre de paix serait en mesure de lui offrir à l’avenir la vie toute de lumière et de pureté dont son âme éperdue avait grand besoin.
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Après avoir réchappé de peu à un attentat (auquel du reste il s’était attendu) Évrard avait fui la capitale avec la complicité de certains dignitaires de l’ordre demeurés loyaux à sa personne. Un maigre viatique pour tout bagage, il avait tenu à aller à pied tel un pèlerin de Dieu. S’aidant de son bâton, il avait traversé les forêts pétrifiées par le gel et les contrées enneigées qui menaient en Champagne. Les jours s’étaient succédé, baignés par le grand silence de l’hiver, lorsque un soir ses assaillants se dressèrent soudainement devant lui. La phosphorescence de la lune et des étoiles que la nuit avait allumées au ciel éclairait leurs visages féroces, faisant scintiller les lames de leurs épées brandies au clair.
Évrard avait pris soin d’effacer ses traces dans la neige et cela, sur plusieurs lieues. Mais cette précaution s’était avérée inutile face à l’acharnement de ses poursuivants. Ses frères d’autrefois devenus ses ennemis d’aujourd’hui, étaient prêts à tout pour récupérer le précieux contenu du coffre que des Barres leur avait dérobé en Palestine.
Montant de lourds destriers caparaçonnés d’acier, les chevaliers renégats avaient encerclé leur victime, prise au piège. Désarmé, le seigneur des Barres n’offrait aucune résistance. Pour l’avoir côtoyée, souventes fois, la mort ne l’effrayait plus. De surcroît, la fureur sacrée qu’il éprouvait en cet instant occultait son épouvante.
« Idolâtres ! Oyez-moi ! rugit-il d’une voix vibrante de passion. Vous pouvez bien m’occire sur l’heure. Mais, sachez-le, j’aime mieux rendre l’âme sous vos coups d’estoc plutôt que d’avouer l’emplacement où restera caché votre trésor maudit ! »
Les Templiers se montrant plus hostiles encore resserrèrent leur étreinte autour de lui. Au moment où ils se rapprochaient, des Barres parvint à distinguer parmi eux Jehan de Gisors, son vieux compagnon d’armes. La vile trahison de son frère le crucifia. Car enfin, côte à côte, n’avaient-ils point escorté, de la vallée du Méandre aux pentes du Cadmos[iii], les troupes du roi Louis VII, harcelées par les Turcs ? Désormais, Gisors paraissait bien avoir tout oublié de la fraternité qui les avait soudés, autrefois.
Ignorant volontairement les autres, le regard du grand Maître destitué accablait le traître de reproches. Mais cette accusation tacite ne fit point ciller ce dernier pour autant. À l’évidence, aucune gêne, aucun remords, n’encombraient la conscience du seigneur de Gisors qui ricana méchamment. D’une voix doucereuse, il s’adressa au captif en ces termes :
« Venant de toi, je m’attendais à cette superbe leçon de noblesse. Tu préfères mourir. Soit ! Qu’à cela ne tienne ! Mais pas avant que tu n’aies assisté au petit divertissement que nous te réservons. »
Sur ces paroles, l’un de ses complices se retourna sur sa selle et se saisit de ce que Évrard prit tout d’abord pour un ballot de vieilles hardes. Mais, dès que le paquet informe se mit à gigoter frénétiquement, le jeune homme consterné mesura sa méprise. Le chevalier félon arracha alors son bâillon à la pauvresse qu’il détenait en otage et la projeta ensuite brutalement aux pieds de son cheval. La fillette, les yeux agrandis d’effroi, hurla de douleur. Dans sa chute, son épaule gauche s’était démise. L’os, sorti de son articulation, pointait sinistrement sous le chanvre râpé de son bliaud crasseux. Recroquevillée sur elle-même, la malheureuse sanglotait en appelant sa mère.
« Crevez-lui les yeux ! »
Comme un glas, l’ordre abject que venait d’émettre Jehan de Gisors retentit longuement dans la nuit glacée.
« Non ! », s’écria farouchement Évrard en se précipitant sur l’enfant pour tenter de la protéger de ces fous furieux. Jamais pareille détresse ne l’avait accablé de la sorte. S’en prendre ainsi à une innocente, allait à l’encontre de toutes les lois de la chevalerie !
« Les forces du mal habitent vos âmes desséchées. Vous êtes tous possédés par le Démon ! », hurla-t-il en brandissant devant lui le crucifix d’ivoire qu’il portait sur la poitrine au bout d’une chaîne.
Ce geste dérisoire provoqua l’hilarité des Templiers. Gisors, quant à lui, se pencha sur l’encolure de son étalon et, par trois fois, profana la croix en crachant dessus.
« Monstres ! Vous répondrez de vos actes devant Dieu ! », s’étrangla des Barres révulsé d’indignation. Cette abomination hérissait sa chair, le soulevait d’une rage folle mais impuissante, hélas, à sauver la vie de leur petite victime. Ces misérables tortureraient l’enfant devant ses yeux et n’auraient de cesse tant que le spoliateur ne livrerait pas l’emplacement du coffre.
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Sans la connivence d’André de Montbard, le vieux sénéchal de l’ordre qui n’était autre que l’oncle de Bernard de Clairvaux, des Barres n’aurait probablement pas réussi à soustraire la huche[iv] de la crypte dans laquelle elle reposait, ni à la faire embarquer à la faveur de l’obscurité sur l’une des nefs marchandes du Temple en partance pour le port de la Rochelle. Heureusement, Montbard savait pouvoir compter sur la probité du commandeur de la voûte d’Acre, préposé aux affaires maritimes. À ce titre, celui-ci veillait sur le mouvement des marchandises et des fournitures par la mer et contrôlait tous les transferts de fonds d’Occident aux états latins de Syrie-Palestine. Connaissant chaque capitaine de navire, cet homme efficient avait su précisément auquel d’entre eux s’adresser pour ne pas risquer de voir éventer le secret.
Les Templiers ayant obtenu le monopole du transport des vins de France en Angleterre, chaque jour, des galères affrétées pour leur expédition quittaient la Rochelle afin de gagner les ports anglais. Le mystérieux coffre voyagea donc ainsi, dissimulé parmi les tonneaux et se retrouva finalement entreposé dans un hangar de Douvres où bien vite, un simple bénédictin vint le réclamer au nom du grand Maître de l’ordre. De fait, une procuration officielle dûment établie par Évrard des Barres habilitait le religieux à en prendre possession.
Anticipant ainsi la riposte de ses adversaires, dès son retour à Paris, Évrard avait dépêché le plus véloce des chevaucheurs du Temple auprès de Robert de Thorigny[v], le prieur de Notre-Dame du Bec, en Normandie. Le messager devait délivrer au bénédictin un pli cacheté. Outre la procuration qui lui permettrait sans difficulté de faire récupérer le coffre à Douvres par un moine anonyme du Bec, le parchemin renfermait un curieux sceau en argent qui, à lui seul, constituait un précieux témoignage de l’affaire.
Évrard n’avait pas jeté son dévolu sur l’abbaye de Notre-Dame du Bec[vi] par hasard. Ce haut lieu de spiritualité rayonnait dans l’Europe entière et l’on accourait de fort loin pour découvrir sa somptueuse bibliothèque. Elle devait son illustre renom au travail passionné de Thorigny qui passait pour le plus grand érudit de son temps. Si, quelqu’un était bien en mesure d’appréhender les arcanes de cette ténébreuse histoire, à n’en point douter, c’était lui.
Dans sa missive, après avoir relaté les tenants et les aboutissants de l’affaire, Évrard avait recommandé à l’abbé, la plus grande prudence. La huche renfermant les preuves accablantes des dévoiements de l’ordre le plus puissant d’Occident, tous les bénédictins du Bec couraient un grave danger si le secret venait à transpirer.
Où Robert de Thorigny avait-il cru bon de cacher le coffre des Templiers pervertis ? Des Barres l’ignorait et cela valait mieux ! Car ainsi, même sous la torture, ne serait-il point tenté de parler.
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Évrard avait beau se débattre, il n’avait aucun moyen d’échapper aux scélérats qui le retenaient par la force. Deux colosses le maintenaient solidement, les bras repliés dans le dos, tandis qu’un tiers larron s’apprêtait à exécuter l’ordre infâme de son chef. D’une poigne rude, celui-ci avait agrippé la fillette par les cheveux. La malheureuse implorait, gémissait sans parvenir le moins du monde à émouvoir la brute qui, d’une main avait renversé sa tête en arrière et de l’autre, venait de dégainer son poignard, prêt à s’acquitter de sa répugnante besogne.
« Noooon…. ! S’époumona le prisonnier dont la gorge se desséchait d’angoisse. Au nom du Ciel, je vous conjure d’arrêter ! Dieu m’est témoin que je ne saurais mentir à l’heure de mon trépas. J’ignore où se trouve la huche. »
Un rictus d’une cruauté effrayante déforma la bouche du seigneur de Gisors.
« En ce cas, à qui l’as-tu confiée ? s’enquit-il, d’une voix chargée de haine et de colère. Ma patience est à bout. Je te préviens ! »
Joignant le geste à la parole, Jehan sauta de selle et se dirigea droit sur la petite paysanne. De son poing ganté de fer, il lui assena alors un vigoureux horion. La violence du choc assomma l’enfant sur le coup. Cette dernière s’écroula dans la neige, le visage maculé de sang. Sous les yeux effarés d’Évrard, le monstre arracha ensuite le coutelas des mains de son acolyte. Et, relevant le corps inerte de sa victime, fut sur le point de mettre ses menaces à exécution lorsque soudain, un terrible grondement monta des profondeurs souterraines. Cet écho tellurique, sourd et menaçant, s’amplifia puis la terre se mit brusquement à trembler. Les secousses affolèrent les chevaux. Oreilles couchées, naseaux dilatés, les destriers encensèrent de la tête, piétinèrent nerveusement la neige dure et gelée.
Le séisme cessa enfin ramenant un silence opaque. Mais ce n’était pas fini pour autant. Un brouillard dense émanant des entrailles de la terre, se mit à onduler étrangement à la surface du sol. Le phénomène créait une atmosphère de songe, d’irréalité. En accaparant leurs sens, il engourdissait l’esprit des hommes témoins de la scène.
Et, tout à coup, s’élevant des volutes de brume, une silhouette diffuse se modela de bas en haut pour donner corps à un vieillard de très haute stature. D’une prestance incomparable, il se tenait roide et immobile. Seul, le vent tourbillonnant en faisant virevolter les pans de sa longue étole blanche conférait quelque impression de vie à la créature gigantesque, sortie du néant. De son visage large, aux traits puissants, se dégageait une autorité sereine. Une insolite tiare à cornes coiffait son épaisse toison grise dont les boucles serrées rappelaient celles de sa longue barbe taillée au carré. Ses yeux étaient si clairs qu’ils possédaient la limpidité de l’eau. Et surtout, aussi incroyable que cela pût paraître, tout son être rayonnait d’une aura lumineuse capable de trouer la nuit exactement comme si un feu vivant l’eût habité.
Les Templiers tendaient vers lui des figures hallucinées. Leurs traits décomposés trahissaient l’atterrement qu’inspirent les manifestations surnaturelles. Ange ou démon, le géant était-il venu châtier leurs crimes irrémissibles ?
De son côté, Évrard s’était agenouillé humblement devant ce qui n’était rien d’autre à ses yeux qu’une manifestation divine. Un espoir fébrile palpitait dans sa poitrine. Oui, de toute évidence, la justice immanente de Dieu s’incarnait en ce vieil homme miraculeusement apparu alors que la situation se présentait sous les plus mauvais auspices.
Si le seigneur de Gisors avait été saisi de stupeur un bref instant, il recouvra rapidement la pleine maîtrise de lui-même. Rongé de haine et d’ambition, il ne reculerait devant rien. Déterminé à balayer tout ce qui entraverait sa route, il releva le front avec arrogance. La rage au cœur, il brandit sa hache de guerre à double tranchant. Et, s’élançant sur le Goliath impassible, il clama à l’adresse de ses frères : « Tout ceci n’est que sortilège ! Suivez-moi et frappez sans discernement ! »
Galvanisés par la témérité de leur chef, les chevaliers tirèrent leur lame du fourreau pour se ruer d’un même élan sur la créature qui, parfaitement statique jusqu’ici, leva brusquement les mains. Paumes tournées vers le ciel, le géant semblait invoquer les forces invisibles de la nature quand, spontanément, une couronne de feu tressa un cercle infranchissable autour de sa personne. Ses assaillants s’efforcèrent bien, à plusieurs reprises, de traverser le mince rideau de flammes. Mais la chaleur du brasier était telle qu’ils furent contraints d’abandonner et de reculer pitoyablement, en geignant de douleur. Certains se roulèrent précipitamment dans la neige pour étouffer le feu qui, déjà, consumait leurs surcots de laine.
À l’intérieur du cercle, une puissance occulte protégeait-elle l’auguste vieillard ? Le rendait-elle invincible ? Quoi qu’il en soit, les flammes qui se contorsionnaient sous les violentes rafales du noroît, léchaient les pans de son manteau sans que l’étoffe ne s’embrasât pour autant.
Imperturbable, le vieil homme promenait sur les Templiers un regard marmoréen que ces derniers interprétèrent comme une menace. Aussi ne demandèrent-ils point leur reste. Les traits transfigurés de peur superstitieuse, ils se remirent en selle sur-le-champ et s’enfuirent comme si le diable en personne avait été à leurs trousses. Les cavaliers disparurent avalés par l’obscurité, laissant Jehan de Gisors en fort mauvaise posture mais plus résolu que jamais à en découdre avec ce fantoche surgi des enfers.
Comme une mèche que l’on souffle, le cercle de flammes s’éteignit aussi soudainement qu’il s’était embrasé. Profitant de l’aubaine, sa hache d’arme haut levée, Gisors s’élança incontinent sur son adversaire. L’enchanteur darda alors sur lui un regard chargé de colère. Un regard qui cloua sur place le belliqueux guerrier. Les dents serrées, celui-ci dut fournir des efforts désespérés pour conserver sa position d’attaque. Mais, chose curieuse, son arme d’estoc pesait de plus en plus lourd entre ses mains. Tant et si bien que sa hache finit par lui échapper ! Une lueur de désarroi filtra au travers de ses prunelles dilatées de fureur. Cependant, l’orgueilleux seigneur ne s’avoua pas vaincu pour autant. Les hommes de sa lignée préféraient la mort au déshonneur d’une pitoyable défaite !
Avisant la dague oubliée quelques instants plus tôt, il s’en empara promptement et bondit sur le corps inerte de la petite paysanne gisant dans la neige. Son visage tendu à l’extrême affichait une rage fébrile. « Retourne d’où tu viens, démon ! », menaça-t-il, en pressant sa lame dans le cou frêle de la fillette inanimée.
Évrard tenta aussitôt d’intervenir. Mais, de façon inexplicable, il se sentit comme privé de toute force, incapable d’esquisser le moindre mouvement. Témoin passif de la scène, il enrageait de ne pouvoir faire autre chose que d’observer la tragédie en priant pour le salut de la victime.
Gisors le défiant du regard, le Goliath hocha la tête d’un air navré et tendit le bras dans sa direction. Instantanément, une sorte de stupeur affleura sous le masque arrogant des traits de Jehan. L’air hagard, ce dernier lâcha l’enfant, saine et sauve, pour effectuer deux ou trois pas en titubant. Sa vision se troublant, il se frotta les yeux. Puis, d’un seul coup, une douleur fulgurante éclata sous son crâne. Laissant échapper un cri d’agonie, le Templier renégat enserra sa tête entre ses mains avant de s’effondrer pesamment, face contre terre. Il éructa un flot de sang puis, dans un dernier soubresaut, rendit son dernier soupir.
Évrard recouvra à l’instant même toute sa mobilité. Éperdu de reconnaissance, il donna alors libre cours à sa gratitude en se prosternant devant son sauveur.
« Saint homme, soyez mille fois remercié ! Béni soit le Ciel pour vous avoir envoyé à ma rescousse ! »
L’ombre d’un sourire flotta sur le visage pétri de lumière.
« Rendez cette enfant à sa mère éplorée ! ordonna l’apparition, d’une voix grave et douce, semblant émaner de tous les côtés à la fois. Le destrier de messire de Gisors vous conduira vers le hameau où ses ravisseurs l’ont enlevée. »
Sur ces paroles laconiques, le géant s’évanouit dans les vapeurs mouvantes du brouillard, aussi brusquement qu’il était survenu.
² ² ²
« Gisors a payé pour la vilenie de ses actes ... Ce n’est que justice. Le Ciel ne nous abandonnera point, mon fils… Gardons confiance. »
Bernard de Clairvaux s’était exprimé au prix d’un violent effort. Sa respiration sifflante laissait présager sa fin prochaine. Aussi, mieux valait faire taire l’alarme qui n’avait de cesse de le hanter, estima Évrard en faisant mine d’acquiescer d’un simple hochement de tête.
Certes, il en convenait, l’ange de lumière qui lui était apparu cette fameuse nuit, avait fait l’éclatante démonstration de ses pouvoirs. Pourtant, en dépit de cette aide miraculeuse, l’ancien Maître des Templiers pressentait combien la lutte serait âpre dans l’avenir. Les membres de l’ordre Noir ne désarmeraient jamais. Évrard en était convaincu. Ces impies mèneraient un sourd combat afin d’étendre leur influence à tout l’Occident. Ils avanceraient masqués au sein même du Temple, se nourrissant de sa puissance et de son prestige pour croître et se fortifier tel l’embryon d’un monstre dans la matrice d’une vierge. Une vierge à qui l’enfantement serait probablement fatal.
L’ordre du Temple portait, d’ores et déjà, en lui les germes de sa propre destruction. Le serpent qui se développait en son sein finirait, tôt ou tard, par le détruire en le contaminant. Il ruinerait sa probité et par là-même, sa vertueuse renommée. Qu’adviendrait-il alors de l’ordre des Templiers ? Pourrait-il survivre au ver qui parasitait son cœur ? Évrard priait de toute son âme pour que le Temple Noir ne concrétisât jamais l’ambitieux dessein qu’il tramait dans le plus grand secret. Bernard de Fontaine avait peut-être raison d’espérer que le Tout Puissant interviendrait afin d’empêcher ce fléau de sortir de l’ombre et de se propager aux confins du monde chrétien. Mais l’abbé de Clairvaux soupçonnait-il seulement l’étendue de cette entreprise infernale ? songeait des Barres envahi d’une folle angoisse.
À la surprise d’Évrard, d’un geste tremblant et inattendu, Bernard lui désigna la lourde crédence de chêne disposée sous le crucifix d’ivoire ornant les murs nus de la cellule. D’une voix que son état morbide altérait au point de la rendre méconnaissable, il demanda au novice de se saisir d’un document serré en lieu sûr dans le compartiment secret du meuble. Le jeune homme obtempéra. Guidé par les instructions de l’abbé et après de multiples essais infructueux, il finit par dénicher le minuscule loquet qui déclenchait le mécanisme d’ouverture d’un tiroir dérobé. Évrard en sortit un rouleau de parchemin scellé à la cire et le tendit au cistercien, l’air interrogateur.
« Approchez, mon fils. J’ai… j’ai rédigé cette missive au lendemain de votre confession… »
L’abbé de Clairvaux s’interrompit, le souffle court. Le timbre de sa voix autrefois si puissante n’était plus désormais qu’un murmure, un filet aussi léger que le friselis de l’eau.
Dehors, une foule compacte se pressait sous les murs. Une cohue de vilains et de petites gens gênait le passage des nonces apostoliques et des évêques venus des quatre coins du royaume pour tenter de voir le grand homme, une dernière fois. La sourde rumeur de toute cette agitation emplissait le silence coutumier de l’abbaye, contraignant Évrard à se pencher sur le gisant pour avoir une chance d’ouïr ses ultimes confidences.
« Dans cette lettre… j’ai pris soin de révéler l’existence occulte du Temple Noir, sans rien omettre des dévoiements de ses membres renégats. J’ai aussi mentionné votre rencontre miraculeuse et dépeint l’apparence de votre sauveur. Il va sans dire que je n’ai aucunement le droit de rompre le secret de la confession… Aussi, la décision de délivrer ou non ce pli à son destinataire vous appartient-elle mon fils. Néanmoins… je vous conjure de réfléchir. Pensez aux terribles conséquences qu’impliquerait votre silence… Ne laissez point l’oubli ensevelir cette ténébreuse affaire.
— Pardonnez-moi, mon père. Mais votre état vous aura sûrement fait oublier Robert de Thorigny ? Le prieur de Notre-Dame du Bec sait déjà à quoi s’en tenir. Souvenez-vous ! À mon retour de Palestine, les circonstances m’ont obligé à l’instruire de la situation épineuse où je me trouvais. Je me devais également de le mettre en garde contre les agissements de certains Templiers, prêts à toutes les exactions pour récupérer leur bien.
— Si fait. J’en garde souvenance. Cela dit, qu’auriez-vous fait à la place de Thorigny ? »
Méditatif, des Barres considérait d’un air absent le rouleau qu’il tenait entre les mains. Il s’efforçait de raisonner froidement mais la plus grande confusion agitait son esprit.
« Je n’aurais jamais gardé par-devers moi une lettre aussi compromettante au risque de voir massacrer mes frères et brûler mon abbaye. Sitôt lue, je l’aurais détruite par le feu. »
Un pâle sourire étira les lèvres du mourant.
« Je respecterai donc votre dernière volonté, mon père, trancha Évrard. Donnez-moi simplement le nom de celui à qui vous souhaiteriez remettre cette épître.
— Per eum qui venturus est judicare vivos et mortuos[vii]. Consignez simplement cette phrase latine dans un pli cacheté. Dépêchez, ensuite, un chevaucheur… Ce dernier devra gagner la vicomté du Léon[viii]… Une fois à destination, il lui faudra délivrer ce message en main propre au chevalier Gwendal du Chastel, sire de Trémazan. Croyez-moi… À la lecture de ces quelques mots, ce noble seigneur breton fera diligence jusqu’à Clairvaux.
— Mais pourquoi cet homme plutôt qu’un autre ? En quoi saurait-il nous être d’aucune aide ?
— Je vous demande d’avoir confiance, Évrard. Les révélations du chevalier de Trémazan ne laisseront point de vous étonner. Que Dieu vous garde, mon fils. »
² ² ²
À quoi bon prévenir ce chevalier ? Songea le novice, en réprimant ses larmes. Et dans quel but ? Celui de contrecarrer les plans de la confrérie maudite ? Anéantir le Temple Noir ? Utopie ! Personne sur cette terre ne serait jamais en mesure de leur barrer la route. Quoi qu’il décidât en cette heure cruciale, Évrard n’empêcherait point l’inéluctable de se produire. Tôt ou tard, le monde allait sombrer dans un puits sans fond.
Néanmoins, Évrard des Barres tint parole en respectant la dernière volonté de l’abbé de Clairvaux.
Il ne savait pas encore à quel point sa rencontre avec Gwendal de Trémazan allait transformer sa vision du monde…
[i] Troisième grand Maître des Templiers de 1149 à 1152.
[ii] Évrard des Barres se démit officiellement de ses fonctions en novembre 1152 pour devenir simple moine à Clairvaux.
[iii] En Asie Mineure lors de la deuxième croisade.
[iv] Nom donné autrefois aux coffres pour un usage militaire.
[v] Chroniqueur et érudit, Robert de Thorigny sera élu abbé du Mont-Saint-Michel en 1154.
[vi] L’abbaye du Bec-Hellouin fut le principal foyer de la vie intellectuelle au XIème siècle.
[vii] Par celui qui doit venger les vivants et les morts.
[viii] La vicomté du Léon correspond de nos jours au Nord Finistère.
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ISBN : 978- 2- 35291- 072-5