Prozac Club

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Les personnages et les situations de ce récit étant purement fictifs, toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé ne saurait être que fortuite.

 

L'essor que connut l'Organisation après la deuxième guerre laissa penser que, bientôt, les damnés de la terre ou les forçats de la faim se lèveraient d'un commun élan et que d'un rien, ils deviendraient un tout. Il n'en fut rien évidemment, mais, à cette époque, certains travaillaient encore par idéalisme et leur labeur ne fut pas sans récompense.

 

Au cours des années 60, les demandes d'assistance financière déposées par des États qui découvraient l'indépendance politique se multiplièrent et les budgets approuvés pour des périodes bisannuelles explosèrent. Pour de nombreux analystes, l'Organisation avait su faire face aux nouveaux défis qui se présentaient à elle, en amorçant avec brio le virage serré de sa propre réforme constitutionnelle et en imposant de grands programmes de gestion des ressources humaines.

Les effectifs avaient eu vent de certaines rumeurs bien sûr — comment aurait-il pu en être autrement dans cet univers feutré, fait de bruits de couloirs et de rumeurs endormies ? — mais ce n'est que lorsque l'Organisation reçut le prix Nobel de la paix qu'ils prirent conscience de la grandeur de leur tâche qui, de façon tangible, se concrétisait par l'édification d'un monde de papier, fait de piles de conventions et de tours de protocoles.

 « Si tu veux la paix, cultive la justice ». Sur ces mots, la Présidente du Comité acheva son discours d'intronisation et le silence se fit dans cette salle du parlement norvégien, pleine de tentures écarlates, de dorures boursouflées et de marqueteries compliquées. Au premier rang, les fantômes d'Hammarskjöld et de Nansen, vikings pacifiques qui avaient contribué à ériger et à consolider le Système. Au dernier, des employés anonymes, invités en récompense de leurs états de service. La gorge serrée, les mains moites, chacun avait l'impression d'avoir apporté sa pierre à l'édifice et acceptait pour lui-même une partie de la médaille dorée que la Présidente épingla au revers de la veste en tweed portée par le Directeur général ce jour-là.

 

Quelques décennies auparavant, la Confédération avait offert à l'Organisation un terrain à l'emplacement idéal, loin des franges des quartiers populaires, qu'elle avait saisi à un horloger d'un canton voisin qui ne s'était pas acquitté de ses obligations fiscales durant la grande Guerre. C'est donc en bord de lac que fut érigé le Siège, non loin de celui de la Société des Nations. Les premiers touristes, ceux qui descendaient dans les grands hôtels art-déco qui bordaient la côte, étaient saisis par le charme lacustre de cette cité qui s'ouvrait au monde : l'enfilade des domaines prestigieux, Mon Repos, Perle du Lac, Barthon, les petites collines vert tendre dominées par des villas de maître, les rangées de saules et les allées de tilleuls, le ballet des ombrelles et des canotiers, les plongeons furtifs des baigneurs courageux s'élançant des pontons du Bain des Paquis et les reflets pastels sur un miroir vert d'eau s'étendant à perte de vue.

  

Évidemment, le développement des activités de l'Organisation eut des conséquences pratiques inévitables. Rapidement les locaux devinrent trop étroits, les permanents se plaignaient de leur vétusté — l'odeur d'eau croupie était, parait-il, insoutenable aux beaux jours — et les délégués se perdaient dans un enchevêtrement de couloirs à l'agencement douteux. La première pierre du nouveau bâtiment fut ainsi posée en 1970. Un consortium d'architectes suisso-italiens avait remporté l'appel d'offre sans qu'aucun scandale de corruption n'éclate ou, en tout cas, sans qu'aucun média n'en fasse l'écho. Le terrain était immense, parsemé de statues, de bosquets et même d'un étang malheureusement si peu profond qu'aucune espèce ichtyenne ne put durablement s'y installer. Il se rétrécit par la suite comme peau de chagrin lorsque l'Organisation estima judicieux d'en céder des parties aux plus offrants, la plupart du temps des investisseurs de la péninsule arabique, afin de financer des projets que les autorités genevoises ne pouvaient se permettre de soutenir.

 

L'inauguration des nouveaux locaux eut lieu en grandes pompes en 1974. Par un bel après-midi du mois de juin, une multitude de monsieurs très bien mis, Directeurs, Secrétaires, Ambassadeurs ou Chefs de services — personne ne semblait à l'époque s'émouvoir de l'absence d'individus de sexe féminin — grimpèrent, en une longue procession silencieuse, l'avenue Appia. Accablés par la chaleur, certains s'épongeaient délicatement le front, d'autres reprenaient leur souffle en s'appuyant sur leurs genoux, et d'aucuns s'émerveillaient des dimensions gigantesques de l'édifice monolithique qui surplombait désormais Genève. Sa silhouette n'en imposait pas particulièrement par son style, une façade de verre et de béton moulé caractéristique de ces années-là, mais plutôt par ses proportions. Conçu pour abriter 2 000 travailleurs, le bâtiment comptait plus de 4 000 fenêtres au travers desquelles, les plus chanceux, c'est-à-dire ceux à qui travaillaient entre le cinquième et le dernier étage, le onzième, pouvaient apercevoir scintiller à leurs pieds les eaux profondes du lac et, se détachant au loin, les cimes des Aravis.

 

Chaque jour, entassés dans leurs bureaux dont la superficie était proportionnelle à leur grade, les fonctionnaires s'efforçaient de remettre dans des délais jamais trop serrés, leurs rapports, bilans ou conclusions. De l'extérieur, la fourmilière semblait immobile, mais des forces vives venues des quatre coins du monde s'acharnaient à en entretenir l'activité. Les années et les dossiers s'empilèrent inexorablement sans que jamais la machine ne s'essouffle, bercée par le mouvement de balancier permanent de sa vie institutionnelle : sessions du conseil d'administration, réunions de la conférence internationale, nominations politiques et consensus mous.

 

Bien que pensé, dans ses fondations même, pour durer, le bâtiment se défraichît petit à petit. Les moquettes virèrent du vert sapin au vert chiné, les coins des tapis incrustés de miettes se rabougrirent, les papiers peints se ternirent. La situation devint critique lorsque les crissements des câbles d'ascenseur devinrent des feulements, lorsque l'humidité s'infiltra dans les dalles de béton et lorsque le Syndicat découvrit que les faux plafonds étaient bourrés d'amiante. La direction laissa couler pendant quelques temps, jusqu'au moment où, acculée par les reproches, elle n'eut d'autres choix que de lancer un grand plan de rénovation dont la mise œuvre fut rocambolesque. Au terme de réunions préparatoires, de meetings d'information et de séances de discussion impliquant les divers partenaires, les travaux débutèrent enfin. En quelques jours, l'esplanade principale fut ravalée, des préfabriqués y furent installés, des grues furent posées et des échafaudages se dressèrent le long de la paroi nord du bâtiment. Tous se félicitaient de ce chantier qui annonçait de nouveaux lendemains.  

 

« L'incident » eut lieu à la fin du mois d'octobre 1987. Une nouvelle matinée terne sous le stratus lémanique. Les ouvriers avaient embauché à 7h30, dans le froid et le noir. Certains se rendaient à leur poste en remontant la fermeture éclair de leur combinaison, d'autres, cigarette à la bouche, commentaient les résultats sportifs de la veille. Se détachaient, de la brume matinale, des silhouettes casquées, des nuages de buée et la loupiote de la cabane du chef de chantier. Rien ne semblait distinguer cette journée des précédentes, si ce n'est l'incroyable succession de négligences qui aboutit à la catastrophe.

 

Une vanne mal sécurisée, une conduite de gaz mal isolée, des cris dans la pénombre et ce fut l'explosion, au niveau du monte-charge extérieur, à 9h52. L'onde de choc se propagea sur la façade, faisant exploser les doubles vitrages en de grandes gerbes de verre synthétique. Dans les étages supérieurs, la détonation fut à peine perceptible, seules les légères cloisons séparant les bureaux furent animées d'un vacillement sinistre. Le personnel ne paniqua pas lorsque retentirent les sirènes d'alarme et les annonces trilingues d'évacuation. Les escaliers de sécurité furent rapidement envahis d'une foule compacte et disciplinée, se demandant ce qu'il avait pu se passer. Sur le parking sud, les responsables de chaque service comptaient et recomptaient les membres de leur équipe ; tous semblaient sains et saufs. Jusqu'à ce qu'il faille se rendre à l'évidence : une unité entière manquait à l'appel.  

 

Tous n'avaient pas eu la chance de travailler dans les étages et de faire face, neuf heures par jour, au Mont blanc. L'espace étant évidemment précieux, certains avaient été en effet confinés dans les bureaux oubliés des bas étages. Les moins bien lotis travaillaient même au rez-de-chaussée dans des pièces mal éclairées qui donnaient directement sur un grand parc entretenu par les intempéries. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, ils se réjouissaient de pouvoir apercevoir, au printemps, errer des renards dépenaillés à la recherche de leur subsistance quotidienne ou, aux beaux jours, de sauter par leur fenêtre pour profiter de l'air tiède montant de la plaine. La plupart étaient des auxiliaires administratifs en charge de la maintenance du bâtiment, des petites mains qui exécutaient consciencieusement les tâches qui leur étaient imparties et qui permettaient le bon fonctionnement de l'institution : resserrer un boulon sur une canalisation défectueuse, réceptionner une commande urgente ou préparer une salle de conférence. Ceux-là, parce qu'ils étaient occupés ailleurs, avaient échappé à l'explosion. Ce qui ne fut malheureusement pas le cas des juges du Tribunal administratif dont la soixante-troisième session venait de débuter ainsi que du Greffier et de son équipe de juristes. La seule qui en réchappa, une interprète venue assister une juge malgache qui ne parlait pas anglais, rapporta que le Président venait de terminer la lecture du premier point de l'ordre du jour relatif aux conditions de prise en charge des frais que les juges engageaient tous les six mois pour se rendre à Genève, lorsqu'elle aperçut frémirent les échafaudages. Les enquêteurs occultèrent sa logorrhée post-traumatique par laquelle elle avait expliqué que ses perceptions extra-sensorielles s'étaient considérablement améliorées depuis qu'elle avait suivi un stage sur la précognition en milieu professionnel, mais ils retinrent que, certainement poussée par son instinct de survie, elle s'était saisie d'une plaque d'acajou sur laquelle était gravée la balance de la justice. Cachée derrière cet abri, le souffle ne l'avait pas emportée.

 

Sept juges, récipiendaires de nombreuses distinctions honorifiques dans leurs pays d'origine, et une poignée de juristes, théoriquement nommés pour leur haut degré d'intégrité et de compétences, avaient donc disparu. Le voile de l'émotion recouvrit Genève, ou en tout cas ses quartiers les plus internationaux, les drapeaux furent mis en berne et les hommages se multiplièrent afin d'honorer la mémoire de ces serviteurs de la justice. Une stèle fut même érigée en leur honneur sur la place des Nations. Gravée en d'imposantes lettres de marbre, une citation, choisie par le Syndicat du personnel de l'Organisation, dont personne ne comprit jamais le sens : « la justice est la recherche de coutumes fonctionnelles ». Plus tard, cette stèle fut transformée en fontaine et devint l'un des lieux les plus fréquentés par les expatriés encore réticents à jeter leurs bambins dans les eaux trop fraîches du lac Léman.

Pendant de long mois, la face Nord du bâtiment resta recouverte de bâches noires, comme de longs linceuls trainant se gonflant sous le souffle des bourrasques d'automne. Personne ne semblait trouver le courage pour lancer un nouvel appel d'offre. Bien évidemment, le Tribunal cessa son activité, l'ensemble des archives et des dossiers pendants ayant disparu dans le feu de l'explosion. Cependant, personne ne fut assez veule pour se plaindre de la longueur du traitement de sa requête : cette explosion eut au moins le bénéfice de mettre un terme définitif à plusieurs dizaines de litiges qui n'auraient jamais de toute façon pu être résolus. L'Organisation versa aussi rapidement qu'elle put les indemnités dues aux ayant-droits des victimes qui reçurent, avec un chèque et sur du papier au grammage épais, une lettre manuscrite du Directeur général exprimant son émotion et sa reconnaissance: de bien maigres consolations en vérité qui ne réussirent pas à camoufler certaines maladresses administratives : par exemple, plusieurs mois après l'évènement, les parents des victimes reçurent des rappels d'impayé pour la cotisation annuelle de leur fils à la bibliothèque du personnel ou de leur fille à la salle de sport.

 

Une cellule de soutien psychologique fut également mise en place pour les fonctionnaires présents le jour du drame et pour les familles des victimes. Les premiers reprirent assez rapidement leurs habitudes, les autres n'habitaient généralement pas sur place, la patiente la plus assidue fut ainsi l'interprète survivante, même si les méthodes de psychothérapie comportementale proposées ne lui furent pas d'un grand secours. Malgré les séances presque quotidiennes, elle tomba dans une dépression sévère, une forêt sombre et dense dans laquelle elle s'égara puis se figea. Un médecin lui avait conseillé de reprendre un rythme de vie normale, de faire comme si rien ne s'était jamais passé. Alors chaque matin, même si elle n'avait pas fermé l'œil de la nuit, tenue éveillée par la crainte d'une nouvelle explosion, elle se levait à 7h35, heure de son émission favorite sur la radio suisse romande, une demi-heure après le départ de son conjoint, puis petit-déjeunait en silence, en fixant la buée qui recouvrait les fenêtres mal isolées de la cuisine. Les mardis, elle faisait le marché avant de prendre le bus pour l'Organisation. Elle connaissait certains maraichers, mais n'entrait jamais dans ls détails de son intimité : ils ne pouvaient pas et ne devaient pas savoir. Leurs discussions s'orientaient vers les prochaines votations populaires — des projets ferroviaires chimériques ! — ou la suspension par le Conseil d'État de la production et la vente du Vacherin Mont d'or du fait de la recrudescence des cas de listeriose — encore le paysan qui paye ! —. Elle faisait comme si, mais, tous les matins, alors que le bus traversait la place des Nations, elle sentait l'angoisse l'envahir sournoisement, comme sans qu'elle ne puisse savoir, avant d'être arrivée au sommet de la colline, sous quelle forme elle se manifesterait. Des palpitations qui lui coupaient le souffle, des fourmis qui lui rongeaient les mollets jusqu'à ce qu'elle ne puisse plus tenir debout, des douleurs insoutenables la frappant aléatoirement, de la poitrine à l'estomac, qu'elle tentait d'oublier en serrant la poignée de maintien jusqu'à ce que la jointure de ses doigts blanchisse ou des nausées si violentes qu'il lui arriva un jour de vomir sur l'épaule d'un passager qui lui demanda de lui rembourser le pressing. L'angoisse exerçait sa puissante étreinte, la clouant à son siège, la laissant sans voix et sans âme. Elle restait assise là de longue minute, attendant que le bus reparte dans l'autre sens et qu'il la ramène chez elle. Puis, elle laissait la journée passer, allongée sur son canapé, fixant le plafond lézardé de son salon.

 

Elle fut rapidement placée en congé-maladie, mais poursuivit cette routine pendant presque deux ans. Ne se nourrissant quasiment plus et s'abreuvant de tisanes hépatiques que lui confectionnait sa sœur, elle maigrit à vue d'œil, perdit ses cheveux, le désordre de sa coiffure réduite à une petite cascade de filaments blonds ajoutait à son air épouvanté et ses cernes, bien que cachées par d'épaisses lunettes, passèrent du rose terne au violacé profond. Ses proches ne la reconnaissaient plus et, lorsqu'elle se fixait dans le miroir de sa salle de bain, il lui semblait apercevoir le fantôme flou de la jeune femme dynamique, souriante et ambitieuse, certains pensaient arriviste, qu'elle était encore quelques jours avant le drame.

 

Régulièrement, elle se rappelait le moment où elle avait glissé sa carte de visite dans la paume du Juge italien, dans la queue de la cantine, entre une assiette de céleri-remoulade et une coupe de mousse au chocolat. Le Juge lui avait souri et sa main s'était attardée sur la sienne. Elle s'était imaginée à Rome, déambulant, après une journée de traductions, dans les couloirs de la galerie Borghese. Sous hypnose, une tentative de thérapie parmi d'autres, son délire italien ne faisait qu'empirer. Ses rêves de grandeur anéantis, la chute de l'Empire, la place du peuple, la Piazza del Popolo, la Piazza del Popolo !

 

Alors qu'elle avait toujours refusé, son thérapeute, constatant l'échec de son analyse, lui prescrit des anxiolytiques. Lorsqu'elle sortit de son cabinet, il lui tapa sur l'épaule en lui souhaitant bon courage. La première fois qu'elle ouvrit une boîte, elle resta fascinée un long moment par la tablette de pilules, puis décida de les ranger dans une petite boîte qu'elle avait achetée, elle ne savait plus quand, au grand bazar des Nations Unies : un minuscule coffre qu'on lui avait vendu comme de l'artisanat birman. Elle sourit tristement en pensant à la montagne de pastilles qu'il faudrait qu'elle ingère pour se sentir mieux. Lorsqu'elle avala les deux premières, dissoutes dans un grand verre d'eau, elle imagina les chaînes moléculaires se défaire et les atomes d'azote, de clore et d'hydrogène se répandre en elle. Elle s'allongea, impatiente de ressentir les effets des psychotropes. Elle s'attendait  à observer le monde à travers un kaléidoscope, à apercevoir une configuration nouvelle et chatoyante d'éléments qui demeuraient pourtant aussi ternes qu'inchangés. Il n'en fut rien, puisqu'elle tomba dans un sommeil comateux, mais elle s'aperçut bien vite que ces drogues conféraient un agréable flou aux contours saillants de ces angoisses. Celles-ci s'arrondirent et s'estompèrent à mesure qu'elle augmentait sa dose quotidienne.

 

Elle s'installa pour un temps chez sa sœur, dans le canton de Vaud. Le matin, elle s'occupait du jardin et regardait des films d'arts martiaux. L'après-midi, elle tentait de reproduire certains katas en peignoir sur la terrasse. Aperçue dans « Karate Kid », la technique de la grue blanche, la fluidité des mouvements, la souplesse du corps, la maîtrise de l'esprit, lui avaient beaucoup plu. Cette mise au verte sur les flancs des terrasses de Lavaud, en surplomb de Vevey, lui fit le plus grand bien, disait-elle. Sa sœur trouvait qu'elle était toujours aussi pâle, certainement un effet secondaire des médicaments, et qu'elle semblait encore un peu perdue dans ses pensées. D'ailleurs, les médecins, les mêmes qui l'autorisèrent plus tard à reprendre le travail, lui avait interdit de conduire l'énorme berline allemande qu'elle s'était achetée sur un coup de tête. Au volant, elle avait l'air d'un coucou effrayé, ses traits se tendaient, sa mâchoire se fermait. Derrière ses yeux inexpressifs, il était évident que son cerveau, plongé dans un état de semi-anesthésie permanent, ne pouvait assimiler toutes les informations qu'il devait traiter à chaque instant.

 

Elle ne reprit le travail, après trois ans d'interruption, que lorsqu'elle se sentit prête. Elle ne voulait plus prendre le bus alors elle avait supplié son conjoint de la conduire. Il la laissa sur le parking visiteur, se leva pour la serrer dans ses bras et la regarda s'éloigner puis pénétrer dans l'immense monolithe gris. N'ayant pas su résister à ses caprices et à ses pleurs, cette scène se répéta pendant huit ans, jusqu'à ce qu'il la quitte en emmenant leur fille avec lui. L'Organisation avait pansé ses plaies, la rénovation du bâtiment était achevée, l'immense colonnade centrale avait été rafraichie et décorée de tapis bleu ciel et blanc. Elle eut du mal à se repérer dans son ancien service et, en cherchant le bureau de son chef, elle tomba sur une secrétaire qui lui expliqua que celui-ci avait investi dans l'informatique : windows 3.0, logiciel de traitement de texte dernier cri, sauvegardes sur disquettes 3 pouce et demi. Tu gagneras un temps fou, tu verras !

 

Son supérieur se voulut rassurant et lui affirma qu'il savait par là où elle était passée et qu'il ferait preuve de mansuétude à son égard. Sans même lui assigner une quelconque tâche, il la laissa devant son nouveau bureau. Il lui désigna la chaise ergonomique qu'on lui avait installée et lui souhaita bonne journée. Elle s'assit là, tira les stores, éteignit la lumière et se concentra sur ses exercices de respiration. Jusque-là tout allait bien. Tapie dans l'obscurité, elle laissa passer la journée, sans même prendre la peine d'allumer son écran. Les journées, les semaines, les mois défilèrent ainsi. Au début, ses collègues s'intéressaient à elle, prenaient des nouvelles ou lui demandaient si elle descendrait dans la journée en cabine. Elle leur répondait, les yeux ronds comme des billes, que tout allait bien et qu'elle ne savait pas, que personne ne lui avait rien dit. Puis, progressivement plus personne ne fit attention à elle, son chef n'était de toute façon jamais présent et seuls ses voisins les plus proches s'apercevaient qu'elle sortait de temps en temps de son bureau pour aller remplir sa bouilloire en trainant des pieds. Lorsqu'elle croisait, par hasard, un collègue, elle lâchait une de ses phrases toute faites qui ont valeur de passe-partout en milieu professionnel « ça n'arrête pas aujourd'hui ! » ou « Boulot, Boulot !», avant de se faufiler jusqu'à son bureau. Un matin, un collègue la surprit dans son bureau, elle sautillait les yeux dans la vague, une pochette à la main. Elle lui expliqua que cet exercice lui oxygénait le cerveau. Il poursuivit son chemin en haussant les épaules.

 

Les journées auraient pu lui paraître monotones, mais elle évoluait dans un univers chaque jour un peu plus cotonneux. Même si elle avait beaucoup tâtonné au début, elle maîtrisait désormais les cocktails de médicaments. Elle s'était acheté des petites cuillères d'apothicaire sur un marché aux puces, instruments qui l'avaient poussée à s'appliquer dans ces mélanges. Elle pouvait choisir, selon son emploi du temps, lequel s'administrer. Le lundi et le jeudi, comme elle n'avait rien de prévu, elle prenait de véritables doses de cheval qui la tenait assise 8 heures de rang, sans que son esprit ne puisse se rebeller. Les autres jours, elle avait karaté, les doses étaient donc plus légères. Elle avait fini par s'inscrire au club de l'Organisation et malgré sa volonté qui n'était, lors des entraînements, pas véritablement annihilée par les substances chimiques, elle ne dépassa jamais le stade de la ceinture orange. 

Sans même qu'elle n'en prenne conscience une idée germa en elle : explorer le monde. Bien sûr pas le monde extérieur à l'Organisation, il était bien trop hostile, mais explorer ce bâtiment, monter dans les étages, voir si la moquette était plus grise ailleurs, l'idée était envisageable. Depuis que son conjoint était parti, elle se voyait comme une pionnière solitaire, redécouvrant chaque jour des gestes qu'elle avait oubliés des années auparavant. Prenant son courage à deux mains, elle remplit donc, un matin, un formulaire de demande de mutation vers un secteur dans lequel elle n'avait aucune compétence particulière. Un concours venait d'ouvrir et elle avait rencontré le directeur du service dans sa vie antérieure, après tout. Au terme d'une procédure pour le moins opaque, sa demande fut acceptée. Quelques jours avant de recevoir la décision, elle avait été convoquée par une commission d'experts-psychiatres nommés pour se prononcer sur son état de santé. Elle fut soulagée par la cohérence de ses propres propos, insista longuement sur l'importance de ses fonctions pour la promotion et la mise en œuvre des droits fondamentaux au travail et sur sa volonté de participer activement à la construction d'un monde qui entrait dans l'ère de la globalisation. Elle avait répété des expressions aperçues sur une brochure à l'entrée du bâtiment et les médecins n'y avaient vu que du feu. Dans le rapport, l'un d'entre eux souligna que l'un des symptômes d'une proche dépression nerveuse était de croire que son travail est terriblement important. Ce qui n'était évidemment pas le cas de la candidate. Elle grimpa donc de deux étages. Seule la cime des cyprès lui bouchait désormais l'horizon.

 

Certaines tâches auxquelles elle ne comprenait absolument rien lui furent confiées. Elle s'empara de plusieurs livres universitaires qu'elle lut avec attention, sans qu'elle ne soit beaucoup plus éclairée. Toujours coincée dans un monde molletonné aux échos étouffés, elle finit par se convaincre qu'elle atteindrait dans la hiérarchie le niveau de son incompétence. Elle passait donc ses journées à imaginer le bureau qui lui était réservé au onzième étage et la terrasse sur laquelle elle pourrait bientôt, confortablement enroulée dans un plaid, boire sa tisane.

 

Son nouveau supérieur était plus souvent présent que le précédent. Lorsqu'il passait dans les couloirs, elle se penchait au-dessus de ses classeurs plein de feuilles surlignées, portait son stabilo à la bouche et s'efforçait de prendre un air pénétré. Il y avait longtemps qu'elle ne mettait plus les pieds dans les réunions de service, sans que personne ne s'en offusque véritablement. Un beau matin, alors que la parole lui avait été donnée, elle s'était lancée dans un discours dont l'intelligibilité diminua à mesure que sa crise d'angoisse augmenta. Les dernières secondes de sa présentation furent un véritable calvaire et, entre deux spasmes, elle laissa échapper quelques mots complétement indépendant les uns des autres. L'assemblée était restée interdite jusqu'à ce que le supérieur ordonne à un autre de ses collaborateurs, comme si rien ne s'était produit, de poursuivre. Elle avait jugé ce jour-là que sa présence à des réunions qui ne servaient de toute façon à rien ne serait désormais plus indispensable. 

 

Même si elle ne remit jamais aucun travail fini, elle n'eut jamais à subir de reproches puisqu'un stagiaire repassait systématiquement derrière elle pour reprendre ses embryons de documents. Comme dans son service précédent, elle ne s'attacha pas particulièrement à nouer des relations avec ses collègues qui se désintéressèrent assez rapidement d'elle, ne l'apercevant plus que lorsqu'elle allait remplir, de temps en temps, sa bouilloire en trainant des pieds.

 

Les années passèrent et les mutations parfois accompagnées de promotion, les bureaux toujours un peu plus grands et les vues toujours un peu plus dégagées, se succédèrent. Pour célébrer ses trente ans au service de l'Organisation, elle reçut une médaille d'honneur. Sur la photo officielle qui fut imprimée dans le bulletin d'information générale, elle apparaissait au bras du Directeur général. Dans l'article qui fut envoyé à l'ensemble des fonctionnaires, étaient loués son professionnalisme, son intégrité et son courage.

 

Elle avait rencontré, par le biais des cours de karaté, plusieurs grands pontes de l'Organisation qui demeuraient, depuis des années, bien au chaud dans les cabinets dorés des derniers étages. Les seules compétences qu'elle avait acquises au cours des années ne concernaient pas véritablement le cœur de l'activité de l'Organisation, mais plutôt le domaine pharmaceutique. Elle se rendit rapidement compte que personne n'avait le monopole de l'angoisse et, au détour d'une conversation, elle leur fit part de sa passion pour la chimie. Ses mélanges les intriguèrent, les étonnèrent, puis les intéressèrent jusqu'à ce qu'ils ne puissent plus s'en passer. Elle devint leur confidente et leur guérisseuse. Ils se succédaient dans son bureau. Elle se contentait de faire semblant de les écouter et d'acquiescer à leur propos en lâchant de sonores « oui » ou en opinant du chef les yeux fermés. Alors qu'ils gaspillaient leur salive pour obtenir ce qu'ils étaient venus chercher, son esprit rampait mollement vers d'autres contrées. Elle tentait de se détacher de l'inertie de son propre corps sans toujours y arriver. Tout au long de ces entretiens, elle conservait l'œil vide et cet air las qui ne la quittait plus depuis près de 25 ans. Elle laissait échapper à intervalles réguliers un soupir, les laissant avides et impatients. Elle n'avait jamais pensé à parfaire son rôle puisqu'elle n'avait eu besoin d'aucun effort pour l'endosser. Ce n'est que lorsqu'ils s'appuyaient nerveusement sur les accoudoirs de son fauteuil en cuir, faisant mine de se lever, qu'elle consentait à leur glisser la petite gélule qui répondait à leurs besoins. Et Dieu sait s'ils étaient nombreux.

 

En échange de ses bons services, elle obtint les quelques faveurs et recommandations nécessaires à son ascension. Son réseau s'était agrandi même si elle n'en avait pas vraiment conscience. Le matin, lorsqu'elle arrivait à 10h30, après avoir longuement marché en bord de lac, elle se dirigeait vers les ascenseurs sans remarquer les clins d'œil et les hochements de tête entendus qui devenaient chaque jour de plus en plus nombreux. Dans l'ascenseur, les « bonjour », « good morning » ou « buenos dias » se multipliaient. Elle ne répondait pas toujours et lorsque les portes s'ouvraient, elle se contentait de déambuler, en trainant des pieds, les yeux écarquillés, jusqu'à son bureau. Le même manège se jouait l'après-midi lorsqu'elle décidait que la journée avait déjà trop duré, aux alentours de 16h30, mais elle y était également indifférente.

 

Suite à une nouvelle promotion, un de ses nouveaux amis lui proposa de se présenter à la présidence du Syndicat du personnel. Il lui promit que ses fonctions consisteraient à assister à des réunions sans avoir forcément à ouvrir la bouche et qu'un assistant préparerait à sa place les comptes-rendus soumis à l'administration. En pleine montée d'antidépresseurs, elle n'avait pas encore dit oui qu'ils se félicitaient déjà. Ses amis s'occupèrent de tout, elle tenta de rédiger une profession de foi, avec une application confinant à la lenteur maladive, mais le texte, trois paragraphes rédigés chacun dans une des langues officielles de l'Organisation, ne fut, sans surprise, pas retenu et finit au broyeur.

 

Aujourd'hui est un grand jour. Hier, elle est allée laver et lustrer sa berline restée sous une bâche pendant trop longtemps. Lorsqu'elle a mis le contact, elle s'est étonnée que la batterie fonctionne encore. Heureusement, elle n'aurait pas su la changer. Dans le cendrier dormaient deux vieux mégots qui avaient parfumé l'habitacle. Elle crut également reconnaître l'odeur de la sueur de son mari. En se penchant sous un siège, elle trouva effectivement une vieille paire de chaussettes toute sèche, vestige oublié d'une partie de tennis dominical entre amis.

 

Elle ne sait plus très bien si elle peut encore conduire, elle a donc décidé de faire le trajet en seconde, il n'y a que des petites routes de toute façon. Pendant de longues minutes, elle se concentre sur sa respiration, rythme long, puis rythme court. Malgré la double dose de médicaments qu'elle a pris avant de partir, elle sent son angoisse, cachée quelque part entre son foie et son gros intestin. Un animal sauvage, indomptable dont elle imagine le pelage sale tirant du gris vers le marron. Elle se gare, juste à l'heure, pénètre dans le bâtiment, les gardes de sécurité lui sourient. Elle traverse la colonnade en apnée, elle sent son rythme cardiaque s'accélérer, elle perçoit les bruissements de l'amphithéâtre et l'impatience de ses auditeurs venus pour son discours de campagne. Le sang cogne dans ses tempes, des fourmis lui grimpent le long du tibia, les larmes lui montent aux yeux. Il fait chaud. Un hôte d'accueil se presse pour lui ouvrir la porte, elle ralentit et il lui promet que tout va bien se passer. Elle s'arrête, suffocante et transpirante. Lorsque les portes s'ouvrent, elle perçoit le souffle chaud de la climatisation avant d'être éblouie par la lumière de l'extérieur. Ses lèvres sont sèches, la foule se tait. Progressivement, ses yeux s'adaptent à la luminosité intense. Enfin, elle distingue des silhouettes, puis des visages. Elle en devine certains, il lui semble les avoir déjà vus, mais elle ne sait plus où. Elle ne sait pas quoi faire, alors, simplement, elle lève la main. Ils sont tous là, ses clients, ses patients, ses appuis, elle les reconnaît désormais, eux qui, dans une sourde clameur, entonnent alors son prénom : « Laetitia ! Laetitia ! Laetitia ! ». 


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