Puisque Tout Passe
Melvin Dia
Avec cet esprit d'escalier qui me caractérise, je crois, il m'a fallu plus d'une semaine pour saisir les trente premiers jours de l'année. Si le monde n'existe jamais que par les yeux qui le voient, le rôle d'un écrivain n'est-il pas de trouver des résonances dans ce qu'il observe et le marque ? C'était avant ? Gageons que ce regard, tout personnel, trouve quelque écho dans le coeur et l'esprit des lecteurs de ces quelques lignes.
“Puisque que tout passe”... Selon les quelques lignes du poème d'Apollinaire, cela pourrait être en quelque sorte le marqueur ou leitmotive de ces trente premiers jours. Auxquels je pourrai ajouter sérénité, j'y reviendrai plus loin, ou même indifférence ?
Je n'ai jamais été aussi peu troublé par ce qui m'entoure. Surprenant, troublant ? Il m'arrive encore d'être à fleur de peau, et de monter, quand il me semble qu'une limite a été franchie, ce que beaucoup ont souvent interprété comme de la susceptibilité. Peut-être. Cela devient de plus en plus rare.
Ce qui me surprend aussi, c'est à quel point, je me suis tenu loin ces trente derniers jours, trop loin du tumulte de ce monde : au Venezuela, au Cameroun, pour ne citer qu'eux le monde bouge. D'aucune de ces réalités, je ne suis spécialiste, seulement un observateur distant qui se refuse à une totale indifférence. Du Venezuela j'aimerai me faire une idée juste. Des troubles qui secouent le Cameroun, comme d'autres régions d'Afrique, j'aimerai rappeler qu'on est loin, très loin des clichés qui voudraient que quelques tribus s'entretuent livrés à leurs pulsions ancestrales, mais bien plutôt et surtout au coeur d'une 'injustice qui est faite à l'Afrique, et d'intérêts qui sont les négatifs de nos modes de vie: nos téléphones toujours à moindre coût, demain nos soi-disant batteries électrique écolos, tout cela est en partie extrait des terres d'Afrique et la raison des conflits qui secouent le continent.
Et en France ? Les gilets jaunes évidemment, encore et toujours. Les gilets jaunes qui ont achevés, je pense, de nous lasser, pour avoir trop tardés à clarifier leurs positions. Ils auront même réussi à redonner un second souffle à une présidence moribonde nous assommant avec un illusoire débat national. Qui l'eut cru, il y a encore de cela un mois ? Conclusion: on n'est jamais mort en politique tant qu'on est prêt à se battre. Je garde un vrai intérêt pour ce mouvement. Et je suis convaincu qu'ils reviendront ces gilets jaunes, sans doute sous une autre forme, car les germes qui leur ont donné naissance sont toujours là. Les lignes de fractures entre ces France qui s'ignorent subsistent, et elles se réveilleront à nouveau telles des plaques tectoniques. Sous quelle forme ? Nul ne le sait encore.
En janvier, j'ai été largement immergé dans la réalité du travail. Bosser en équipe, avec tout ce que cela comporte au quotidien, je l'ai souhaité, j'en suis heureux, même si je sais au jour le jour à quel point cela requiert de compromis. C'est compliqué de mettre plusieurs personnes à l'unisson ! Cela demande un chef d'orchestre hors-pair pour accorder tout ce monde, et quand cela tangue la tentation est grande de jouer à nouveau les solistes. Je réapprends donc le travail en équipe, avec ces doutes, des jours avec, des jours sans. Je le sais à présent. Et, se dire que “parce que tout passe”, inutile d'en faire une montagne ! Même si sur le moment cette sérénité est toute théorique. Mais la garder dans un coin de sa mémoire.
J'ai aimé être sur les routes tout au long du mois, ou du moins reprendre les rails, tant j'ai emprunté de TGV, TER, Intercités. Et loin de Paris, je fais ce constat sans équivoque: qu'elle est agréable, la France ! Même si Bordeaux avec son humidité, ces jours pluvieux à rallonge m'ont lessivé, mais j'aime ne plus à avoir à emprunter de transports en commun, de pouvoir naviguer à vélo tranquillement, et même si le bordelais de souche reste une espèce difficile à apprivoiser, la ville me plaît.
En trente jours, j'ai aussi eu la chance de parcourir une partie de cette région ouest. Les rencontres qu'offrent ces déplacements. A Agen Audrey la combattant ou le gérant du “Plancher des vaches” et ces Armagnac et Cognac, à Bayonne aux “Tontons flingueurs”, ou à la Rochelle sur le vieux port. Et mon équipe avec qui je parcours les rails ou les routes…
Sérénité notais-je donc un peu plus haut. Cela devient inquiétant ! Est-ce l'âge ou l'époque ? Oui, cette époque manque-t-elle de passion ? Je me le dis parfois, mais c'est un peu court… Alors est-ce moi alors qui me suis ramolli, et qui a perdu un peu du feu intérieur ? Sans doute un peu des deux. Disons que notre époque, donc nous, titube entre un pragmatisme qui assèche les coeurs, et un besoin profond d'être porté par “autre chose”. Quoi ? Et toi mon coeur pourquoi tu bats...?
Un peu plus tôt dans le mois, je me demandais si les jeunes femmes d'aujourd'hui, si tant est que cette expression ait un sens, ne sont pas devenues de vrais bonhommes, et souvent à leur détriment je pense ? Plus de scrupule à se donner au premier homme, dès le premier soir. Hétéro, bi, gay, les codes ne seraient-ils pas les mêmes ? Ceux d'une époque où l'on consomme et l'on jette ? Et, dans le même temps j'observe un mouvement profond qu'on pourrait nommer de “fleur bleue”, fatigués que nous sommes de ces plans d'un soir rendus si facile par les Tinder, Grinder ou autres. Alors les deux se disent, et se disent souvent ensemble, tiraillés que nous sommes entre ce besoin de séduire qui nous rassure, et de trouver cet alter-égo qui nous comprenne avec on puisse parler ou s'endormir sereinement. Je crois navigué entre ces deux pôles: appel de la chaire et ce besoin de résonances...
J'entre aussi définitivement dans cette période où faute de nous avoir été suffisamment fidèles, la vie m'arrache, peu à peu, ceux qui l'ont peuplé dans mes premières années. Jacques en janvier... Et je ne peux que regarder les yeux mouillés, pétrifié sachant que ce sera bientôt le cas pour d'autres qui m'ont été chers, ce ciel de janvier se coucher au dessus de la Garonne, et ces oiseaux blancs s'envoler, en murmurant, stupide, que les oiseaux se cachent pour mourir.
Je fais le constat qu'à quel point je suis bien meilleur à conseiller autrui, qu'à appliquer ces conseils à moi-même. Je sais aussi, que tôt ou tard, il me faudra dresser un portrait juste de moi-même. Qui est ce témoin qui aura essayé de dire son époque ? Loin du coup de trait trop flatteur, ou de l'inutile auto-flagellation. Parler de soi avec la bonne distance est sans doute l'un des exercices le plus délicat, mais c'est aussi le meilleur moyen d'accéder à l'autre, d'y trouver ces fameuses résonances. Pour le moment j'ai opté pour l'approche impressionniste, dessinant par pointillés les contours d'une ébauche qu'il faudra préciser.
Je m'étais promis qu'en évoquant ces trente premiers jours je parlerai de cet inconnu : Martin Pennica. Jeune étudiant en médecine disparu dans la nuit de vendredi à samedi, la nuit du 18 au 19 janvier alors qu'il sortait de boîte de nuit à Bordeaux. Depuis ? Plus de nouvelle. Il parait qu'ils sont des dizaines de milliers chaque année à disparaître sans laisser de trace. “Vanished” disent les anglo-saxons. Alors pourquoi lui ? Je ne le connaissais pas, jamais rencontré, seulement son visage souriant de jeune homme m'est apparu. Et en poursuivant mes recherches sur son cas, je suis tombé sur un autre visage souriant. Celui de David Ange Zotchi, un étudiant Togolais disparu, toujours à Bordeaux, à peu près dans les mêmes circonstances fin décembre, quelques jours avant de retourner poursuivre ses études en Afrique. Son corps a été repêché près d'un mois plus tard sur les rives de la Garonne à plusieurs kilomètres de la vie… Martin, David-Ange, et combien d'autres ?
Les disparitions de ces jeunes gens dans la force de l'âge dans une ville que je tente de faire mienne, et qui ont l'âge des personnes pour qui, et avec qui je travaille au quotidien, ne peuvent pour le coup me laisser indifférent. Le malheur ne se saisit que dans des cas particuliers et rarement à travers de grands concepts éloignés.
Alors ? Que leur est-il arrivé ? Bagarre qui a mal tourné, disparition volontaire, alcoolémie qui les ont poussé dans la Garonne ? Une folle rumeur a couru un temps sur une supposé camionnette blanche qui au sortir des boites proposerait à des jeunes éméchés de les raccompagner, pour ensuite... Cette piste aurait été écartée depuis. Alors ? Il faudrait avoir le courage de mener l'enquête tout simplement.
Ce mois de janvier me rappelle à quel point je suis un privilégié, protégé que je suis (cela a été le cas jusqu'à présent) des grands malheurs qui accablent un si grand nombre: la maladie physique ou mentale, la faim, la douleur chronique, l'extrême précarité... Je ne m'en sors pas si mal. Et, j'observe extrêment lucide, tantôt un peu honteux de ce privilège, tantôt tel un papillon de nuit qui se brûle les ailes sur la flamme de la bougie de la vie, alors il faut s'y donner sans réserve.... Ombres et lumières. Mais “Puisque tout passe...”… La vie continue.
Melvin