Putain de société de consommation

Robin Cepitelli

T'es si bien dans ton lit avec ta petite poupée de derrière les fagots dans les bras ; un joint de fabuleuse weed dans les doigts.
T'ouvres ton pc par réflexe, pour mettre un petit Buffalo Springfield, histoire de bien débuter la journée.
Et là ton regard tombe malencontreusement sur une putain de pop-up publicitaire qui clignote comme une vitrine dans le Quartier Rouge d'Amsterdam. Sauf que là ce n'est pas pour te vendre du plaisir, mon pote, mais une saloperie de vaporisateur pomme-citron vert à accrocher sur la lunette des chiottes.
Ce truc, tu ignorais jusqu'à son existence et le fait de la découvrir tu t'en branles comme du cycle menstruel de la première dame de France (toujours faudrait-il qu'elle en ait encore un). Ca te donnerait plutôt envie de mettre une grande claque dans la mouille de son taré d'inventeur qui n'a fait que retarder le moment des premiers accords du sublime For what it's worth.
Autant dire que ça n'a pas changé ta vie, quoi.
Bon tu finis par le trouver ce fameux tube des 60's ; et ça te détend.
La chanson se termine trop vite, elle est vraiment pas longue c'est bien le seul truc qu'on puisse lui reprocher.
Ta poupée blonde t'embrasse tendrement, pas besoin de dessin elle a envie de toi dans la tiédeur du petit matin, tu ne perds pas aux changes finalement.
Mais l'amour, ça donne faim. Alors après une heure d'ébats intenses vous avez les crocs tous les deux.
Merde, plus rien dans le foutu frigo. Fais chier, va falloir se traîner jusqu'aux magasins pour s'acheter un putain de truc à bouffer.
Tu fais de mauvaise fortune bon coeur, ça te gave tellement de zoner les grandes surfaces qu'il y a de toute façon une liste de course longue comme la bite de Rocco qui vous attend, collée par un magnèt Astérix à la con sur le susdit réfrigérateur.
Le moment est venu de prendre le taureau par les cornes et de s'activer pour le Grand Ravitaillement.
T'avais pas prévu aujourd'hui, mais un autre jour non plus ; quand faut y aller, faut y aller !
Tu te prépares mentalement à affronter le Temple de la Consommation et ses fanatiques invétérés qui parcourent frénétiquement les rayons pleins à craquer.
Oh putain en plus c'est Samedi ! Jour sacré du consumérisme débridé, les fidèles y sont plus nombreux que jamais pour la grande messe hebdomadaire.
Tu jettes de nouveau un œil au frigo espérant un miracle. Rien, le néant, c'est critique. Pas le choix, tu ne peux plus retarder l'échéance.

             Rien que sur la route, tu commences déjà à craquer : la circulation est de plus en plus dantesque à mesure que vous vous rapprochez du champ de bataille, cette foutue zone commerciale.
Pour tenter de te calmer, tu allumes la radio mais les stations s'enchaînent entre grosses daubes commerciales, pubs pour les merdes qui remplissent les rayons des magasins vers lesquels vous vous dirigez et« musiques » vacarmisantes, ces saloperies inaudibles qui animent les boites le Samedi soir.
Maintenant ça n'avance carrément plus ; sous ce cagnard de plomb il fait une chaleur à crever. Une file de bagnoles ininterrompue, comme une colonie de cafards se dirigeant avidement vers une charogne puante en plein désert.
Heureusement ta petite blonde rieuse et insouciante est à côté, son rire d'enfant te sauve la vie.

            Au bout d'une heure de bouchons, ô miracle, tu te traînes enfin jusqu'au parking. Là, je te raconte pas le bordel pour dégoter une place.
Finalement, tu parviens à laisser ton tas de boue à un endroit où tu n'aurais jamais pensé qu'il était physiquement possible de caser une voiture, empiétant à moitié sur une place handicapée au passage.
La marche entre le parking et cette abjection de grande-surface posée comme un énorme étron au milieu de la vallée, c'est un calvaire. T'as l'impression de monter à l'échafaud entouré d'une foule malveillante ; pire que le pauvre J-C et son chemin de croix.

            La porte électrique s'ouvre ; ça y est, le spectacle commence. Te voilà lâché dans l'arène, pauvre gladiateur démuni au milieu des fauves féroces.
Dans l'allée principale, entre le brouhaha infernal et les écrans géants qui clignotent de partout, tu as l'impression de faire une crise d'épilepsie carabinée. A deux mètres de toi, un gamin hurle à la mort tenant à bras le corps une console sous emballage que sa mère tente de lui reprendre en lui tirant deux ou trois baffes au passage.
Derrière toi, ça pousse à coups de caddie. Tu te retournes : le couple bovin par excellence trépignant d'impatience à l'idée d'aller remplir leur poubelle à roulette avec tous les déchets payants qui leur tomberont sous la main.
Partout ça secoue, ça gueule, ça bouge … Tu ne sais plus où te mettre, alors tu attrapes la rassurante petite menotte de ton amante. Elle sourit de ta vulnérabilité insoupçonnée et te guide à travers les rayons grouillants.
Tu te caches derrière elle, tu ne dis rien, tu subis.
Suivant à la ligne la liste de courses, elle remplit votre chariot, commentant, te demandant ton avis. « Oui, oui », réponds-tu sans écouter. Tu veux juste que cette torture des sens finisse au plus vite.
Une vieille grommelle et t'écrase sa canne sur le pied ; tu l'empêchais d'accéder à sa boîte d'infusion chélidoine-camomille.
Le calvaire touche à sa fin : apparemment, vous avez tout ce qu'il vous faut.

Il reste cependant un obstacle de taille avant la liberté : le passage par la caisse. Et ça, mine de rien, c'est peut-être le pire. Vous vous glissez dans une file dont vous ne voyez même pas le bout tant elle est longue. L'attente est insupportable ; mais ce n'est rien à côté de la gueule que tirent les gens. T'as carrément droit à un panel complet de la Comedia dell' Arte : le trentenaire dépressif, la vieille hystérique, le couple qui s'engueule, l'enfant qui pique une crise de nerfs … et j'en passe. Tu sais pertinemment que tu n'échappes pas à la règle, tu dois faire une tronche de six pieds de longs. OK, mais toi tu aurais voulu n'importe quoi sauf venir passer ton après-midi ici … Et tout ça dans le bip stressant des articles qui défilent sous la liseuse laser.
Au bout de trois quarts d'heure c'est votre tour. « Bonjour » à la caissière qui ne répond même pas. Tu transpires à grosses gouttes, si bien qu'un vigile disgracieusement musclé te surveille du coin de l'œil certain que tu as quelque chose à te reprocher alors que tu n'en peux juste plus. Enfin le tout dernier article … évidemment pour parachever cette œuvre magistrale, il ne passe pas au lecteur automatique. La caissière essaye de rentrer un code manuel. Rien à faire. Derrière dans la queue, ça commence à râler sévère. Elle appelle au moins cinq numéros différents avant de tomber sur la personne en rayon capable de lui mentionner le prix. L'article passe enfin. Tu le choppes vite fait afin de le fourrer dans le sac et de vous tirer au plus vite de cet endroit diabolique. Ton regard s'arrête dessus ; tu restes médusé. Tu jettes un regard noir à ta petite blonde qui hausse les épaules sans comprendre. La saloperie de vaporisateur pomme-citron vert pour les chiottes.


Morale de l'histoire : tu as beau essayer de lui échapper, la société de consommation finit toujours par te baiser.

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