Quand je serai grand
dokus-k
1977-1986
Obélix & moi
J'ai toujours rêvé d'être dans la norme, confortablement installé, accepté, sans aucun soubresaut.
Y'en a qui naissent chez les prolos, d'autres chez les bourgeois, les sang-bleus, les gauchos ou les fachos, les laids, les beaux, les sans droits, les indigents, les gens d'ici ou d'ailleurs. On peut atterrir chez les juifs, les musulmans, les bouddhistes, les cathos, les orthodoxes, les shintos, et quoi encore ? En fait, on peut débarquer sur une surface terrestre émergée de près de 150 000 km2, avec tout ce que cela implique ; tant de possibles combinaisons. Chacun son camp, chacun son rang, notre entrée dans la vie est forcément conditionnée et soumise à conditions. Reste à savoir ce que nous en ferons.
Perso, la spécificité de ma condition, c'est que je suis né chez les Témoins de Jéhovah, TJ pour les intimes. Eux, ils appellent ça naître dans la Vérité, la seule, l'unique, avec un grand V. Même pas besoin de la chercher que je suis tombé dedans tout petit. Merci Seigneur !
Mes deux sœurs ont évité tout cela de justesse, elles sont plus âgées, elles ont connu mes parents avant, à l'époque où ils fêtaient encore noël, les anniversaires, où ils ne leur bourraient pas le mou de lois divines et de châtiments, de prophéties et de fin des temps. Dès qu'elles ont pu quitter la maison et s'affranchir de cette nouvelle éducation religieuse, elles se sont barrées fissa. L'aînée parce que ses relations avec mes parents devenaient impossibles et violentes, à 16 ans direction foyer de jeunes filles. La cadette, plus posée mais qui n'attendait que de se barrer, a quitté la ville à 18 ans sitôt son bac en poche. Ne restait donc plus que moi à la casa, le petit dernier, 9 ans, celui sur qui tous les espoirs parentaux reposaient.
Quand on naît TJ, forcément on ne connaît rien d'autre, alors tout ça est normal, simple quotidien, ne souffrant d'aucune comparaison ni remise en question. J'ai gardé quelques souvenirs de ma plus tendre enfance. Septembre 80, Cran-Gevrier, mon premier jour d'école maternelle, je pleurais à grandes eaux sur les collants de maman. Je voulais pas y aller, je voulais pas qu'elle me laisse, qu'elle m'abandonne dans ce lieu inconnu, entouré de tous les autres chouineurs de gosses, agrippés aux jupons de leurs daronnes. Je portais un sweater violet, en imprimé une tête toute ronde de monstre noir rigolo, affichant un large sourire édenté, genre Barbouille sous LSD. Ma mère m'habillait volontiers d'un style quelque peu décalé, elle a toujours eu des goûts vestimentaires limite abusés, elle kiffait Chacok, elle était Desigual avant l'heure en somme. Elle a toujours eu des goûts originaux pour tout d'ailleurs, petite savoyarde élevée au grain du catholicisme traditionnel, il lui en fallait sans doute plus ...
Je me souviens aussi de ces réunions interminables à la Salle du Royaume de Seynod où mes parents m'emmenaient parfois le soir après l'école. Deux heures non stop de prêchi-prêcha, pour un adulte ça peut sembler long, mais pour un gosse d ans, obligé de tenir en place sur son siège, sans mot dire, c'est juste une punition. Maman s'efforçait de me faire patienter en me donnant des biscuits, pas très bons, ersatz de Petit Beurre fourrés au citron. J'avais aussi le droit de feuilleter ce livre TJ mal illustré, destiné aux jeunes enfants. Gros bouquin, dos carré-collé, à la couverture épaisse jaune pisse et au lettrage rouge verni : "Recueil d'histoires bibliques". Depuis mon plus jeune âge, j'ai bouffé du Moïse, du Noé, du Jonas, du Job et autres David & Goliath. Les TJ c'était notre vie, c'était la Vie, la seule et unique route menant au salut m'apprendra-t-on plus tard.
Paradoxalement, bien que tout cela m'ennuyait profondément, j'étais un enfant très adapté, facile à vivre, bon élève, obéissant et de nature joviale. J'appliquais ce que mes parents me dictaient, j'ai même essayé d'y croire en grandissant, mais après tout, là n'était pas la question. Je jouais mon rôle, docile bovin, j'occupais consciencieusement la place qui m'était dévolue. Inutile de voir plus loin, de penser à demain, surtout ne pas chercher à comprendre.