Quand je serai grand

dokus-k

Extrait 4

1973-1977

Toc toc toc 

Maman, j'ai si soif et si faim. Suis si bas, si perdu que j'en deviens mon propre inconnu.

Mais comment savoir à quel sein me vouer ?

Effrayant, aussi tellement évident, qu'une vie ne puisse tenir qu'à un fil, un unique évènement, une hasardeuse combinaison de probabilités, un concours de circonstances. Une rencontre, une action, un choix, une orientation prise à un instant T, un accident capable de tout changer, modifier radicalement les paramètres.

Et si Êve n'avait pas goûté le fruit, si la femme de Loth ne s'était pas retournée, si Jason avait gardé le cap, si Valjean n'avait pas croisé le petit ramoneur, si Hitler avait été admis aux Beaux Arts, si Gollum n'avait pas trouvé l'anneau, et si Néo avait choisi la pilule bleue, et si et si ?

Moi, mon enfance a été déterminée par une porte. Une porte que l'on a ouverte, mais qui, sous d'autres cieux aurait tout aussi bien pu rester fermée. Selon la Bible, histoire d'ancrer la divine mysoginie, le péché originel est initié par la Femme. Ironie du sort, dans ma famille aussi, c'est maman qui nous a foutu dans la merde. Je ne  lui jette pas la pierre, je ne lui en veux pas, il n'y a pas de coupables dans cette histoire, seulement des victimes, mais drôle est de constater que c'est elle qui a ouvert la porte au serpent. 

Il est ici question d'une période que je n'ai pas connue, puisque je n'étais pas encore né. Ce que j'en dis, c'est ce que mes sœurs m'ont raconté, mes parents un peu, et ce que j'ai pu en déduire.  Avant tout, il est important d'intégrer que les sectes s'adressent à des individus fragiles, vulnérables, en recherche, en situation de faiblesse. Ou bien à des naïfs pure souche ? Aussi. Une proie facile reste une bonne proie, même si on ne tirera jamais un grand cru d'un raisin sec. Il serait toutefois  caricatural de penser qu'une personne supposée intelligente et cultivée ne puisse pas se faire piéger. La secte, par essence, agit sur l'émotionnel, l'affectif, les corps subtils, les failles, les douleurs lancinantes, les interrogations et les cicatrices mal refermées dont nul n'est exempt.

Sans doute maman avait besoin de se sentir vivante, écoutée, aimée. Besoin de sens, de chaleur, entrevoir un filet de lumière dans son tunnel solitaire. Je pense qu'elle s'emmerdait à la maison, s'occupant de mes sœurs, vie sociale néant, l'archétype de la bonne mère 70's au foyer. Mon père n'était sans doute pas très présent, voire un peu absent, à droite à gauche, accaparé par son travail et peut-être un peu par ses maîtresses aussi ...

Un maudit matin d'automne, les Témoins de Jéhovah ont frappé à la porte. Ma mère l'a ouverte. À cet instant, elle marqua le début du grand chambardement familial.

Papa peu présent, les prêcheurs ont lentement mais sûrement récupéré la place vacante. De visites en visites, ils ont passé le palier, investi le canapé, déposé leurs livres sur la table du salon, infiltré la maison. Quand le padre s'est rendu compte que ça commençait à puer, il était déjà trop tard. Maman avait mis le doigt dedans, le reste allait suivre.

D'abord, mon père s'est opposé violemment à l'intrusion de ces visiteurs mielleux. Si par malheur il était à la maison et qu'il les voyait débarquer en paire de couilles cravatées, papa gueulait, les envoyait chier, balançait leurs périodiques par la fenêtre. Mais rien n'y faisait, ma mère continuait à les recevoir en cachette et commençait déjà à étudier la Bible avec eux, à assister à leurs réunions. Constatant que ses esclandres n'avaient d'autre effet que l'inciter à persévérer dans cette voie, je pense que père a pris peur. Peur de perdre le contrôle, perdre sa femme, voir son foyer se briser. Alors, au lieu d'essayer de la raisonner avec amour, reprendre sa place d'époux, communiquer, lui donner l'attention sincère qu'elle méritait et à laquelle les TJ se substituaient, il a pris le chemin inverse. La grosse boulette, en fait, c'est aussi un peu lui.

Il a finalement accepté de les recevoir, les écouter, étudier  la Bible à leurs côtés. Il a posé genou à terre, signé la reddition, lâché les rênes, donné les pleins pouvoirs. Et tout s'accéléra. Baptême de maman en 1975, papa l'année suivante. 20 Avril 1977 à 17h34, je voyais le jour à l'hôpital d'Annecy. 

Ça a débuté comme ça.

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