Quand la suffisance rencontre la préciosité, les subalternes s’effacent…
Jean Marc Kerviche
Ce soir-là, j'attendais mon épouse à la sortie de son travail.
Oui, elle travaille dans un des bureaux non loin de l'hôtel Plaza Athénée sur l'avenue Montaigne.
Me garant juste derrière les voitures de maîtres attendant leurs propriétaires, je restais à mon volant, un livre en main pour le cas où l'attente serait longue, mais étourdi par les allers et venues des passants flânant sur l'avenue, les uns portant cadeaux et paquets dument repérables révélant l'origine de l'achat, les autres se promenant nonchalamment en léchant les vitrines, je me lançais dans une observation minutieuse de leurs comportements… Oui, vous l'avez peut-être déjà remarqué dans mes précédentes nouvelles, j'adore étudier les comportements de mes semblables.
Je commençais donc à assister à ce qui me semblait un véritable défilé de mode, chaque participant et participante jouant un rôle, corrigeant à l'excès son allure, son attitude, son port de tête et son maintien pour seulement paraître, sans précipitation, marchant, déambulant, survolant le trottoir, mieux, dansant presque, oscillant la tête une fois à gauche, une fois à droite, comme jadis certains se dandinaient dans la pratique du menuet.
Il faut dire que l'avenue est constellée d'étoiles… pardon ! pourvue de magasins et boutiques où le luxe n'est qu'un superflu.
Les Giorgio Armani, les Dolce Gabbana, les Balenciaga, les Loro Piana, Les Salvatore Ferragano, les Nina Ricci, les Prada, les Max Mara, les Versace, les Gucci, les Fendi, les Givenchy, côtoient les Dior, les Vuitton, les Céline, les Ralph Laurent, les Chanel, les Loewe… J'en passe et j'en oublie. La liste est longue et non exhaustive…
Soudainement, je découvrais un jeune homme sortant droit de chez Vuitton, traversant l'avenue, venant dans ma direction, sautillant presque sur la pointe des pieds, portant en main un sac affichant « Vuitton », précieux comme pouvaient l'être les mignons d'un autre siècle minaudant à l'extrême, satisfait de lui-même, content comme pas un, exhibant ostensiblement à tous les regards son acquisition comme un trophée.
S'il était content, après tout, c'est tout ce qui importait.
Des voitures de maîtres me dépassaient, se collaient à moi en double file et je commençais à m'inquiéter de ne pouvoir me dégager si ma femme arrivait, mais comme les chauffeurs restaient au volant, je ne m'alarmais pas. Et une longue file d'attente commençait à s'esquisser sur ma gauche.
Sous mes yeux, toujours en observation, j'étais comme au spectacle. J'assistais à ce qui me semblait un ballet. Aussitôt, le véhicule arrêté, les chauffeurs s'extirpaient promptement de leur siège pour aller ouvrir la porte à des passagers vraisemblablement handicapés, lesquels je constatais juste après, une fois levés, qu'ils étaient tout à fait valides.
Après m'être lassé du manège entre les chauffeurs et leurs passagers, je détournais mon attention, et tentais de m'intéresser à autre chose. Après un rapide tour d'horizon, mon attention se porta sur le trottoir de droite où des gardes du corps, piétinaient l'asphalte, fiers comme Artaban, gardant on ne sait quoi, dans l'attente d'on ne sait quoi, l'oreillette en place et l'œil aux aguets, imbu d'un pouvoir qu'on leur octroie, devant vraisemblablement surveiller les alentours de l'hôtel Plaza Athénée, résidence transitoire de personnages en mal de célébrité...
Vous les attendez ici, vous les surprenez là, prêts à intervenir à la moindre alarme, au moindre signal, au moindre appel, au moindre soupçon d'ingérence malsaine risquant de troubler le calme des lieux et l'ordre établi. Il faut dire que ces endroits de l'avenue Montaigne appartiennent à une classe, une classe d'êtres supérieurs, une catégorie à part d'êtres aux moyens dispendieux pour qui l'argent n'est qu'un concept futile et sans importance notoire.
… Une nouvelle limousine arriva soudain à ma hauteur. Le chauffeur quitta son volant précipitamment pour ouvrir la porte à une dame maquillée à l'excès, presque une caricature, grosse et laide, affublée de colliers, bracelets et autre colifichets, accessoire de quincaillerie à l'or fin, décorée comme un sapin de Noël, nantie d'une fourrure jetée sur ses épaules, ayant le plus grand mal à s'extraire d'un siège en vachette trop confortable pour elle.
Elle se dressa devant moi, me fit face. Nous échangeâmes un regard. Je la voyais reprendre de sa superbe. Evidemment, elle s'extirpait d'une énorme Mercedes noire avec chauffeur alors que je n'étais qu'en Peugeot et, bien entendu, au volant.
Je me rappelle encore la façon avec laquelle elle me toisa. Je le ressens encore aujourd'hui. L'affichage de son dédain n'a eu d'égal que mon mépris qu'à mon tour, je me souviens lui avoir adressé sans la quitter des yeux. Je la vis ensuite traverser l'avenue aux bras de son accompagnatrice, qui avait elle-même ouvert sa porte de l'autre côté, pour se diriger chez Giorgio Armani.
La file des voitures de maîtres continuait de s'allonger. Attendant leurs patrons, comme les chiens leurs maître, certains s'occupaient, astiquaient à n'en plus finir les chromes des berlines à la recherche du moindre reflet des tôles rutilantes, en quête de la moindre salissure, tache disgracieuse ou fiente inopportune, obligés qu'ils sont d'entretenir l'outil qui fait d'eux un serviteur zélé ayant présent en tête cette injonction patente que tout subalterne en exercice ne peut ignorer : Un patron normalement constitué ne peut souffrir l'inactivité d'un subordonné, exigence tacite qui serait fatale pour lui de ne point respecter.
Ma femme arriva enfin sur ces entrefaites, m'aidant à me sortir des élucubrations qui commençaient à m'encombrer la tête. La porte de ma Peugeot 1007 s'ouvrit sans intervention de ma part et se referma automatiquement une fois qu'elle fut assise à mes côtés, et ceci, sans cinéma…