Quand les Dieux s'en mêlent
Fée Des Mots
Ils sont là, tous les deux, sur le même quai de la gare de Lille, dans le Nord de la France. Ils se regardent. Leurs yeux sont fixes. Nul ne peut les distraire, ni cet enfant qui pleure auprès de sa mère, ni ces rires cyniques de deux hommes qui passent, ni même la voix du haut-parleur qui annonce que les TGV en partance de Lens et à destination de Paris et de Bruxelles partiront à la même heure, sur des quais attenants l'un à l'autre.
Lui, de taille moyenne, brun, aux yeux foncés. Elle, un peu plus petite, brune, aux yeux foncés. Ils se tiennent là, l'un face à l'autre. Ils ne disent rien : les mots sont dépassés par la situation, aucune phrase ne peut définir ce qu'ils ressentent l'un et l'autre. C'est par leurs regards qu'ils communiquent, qu'ils se rappellent. Ils voient défiler entre eux comme un mur invisible les souvenirs d'un temps révolu, des moments merveilleux et magiques mais qu'il faut oublier; tous ces rêves en commun qui ont cessé d'exister et qu'il faut enfouir au plus profond du « pour jamais ».
« Pour jamais ! Ah seigneur, songez-vous en vous-mêmes
Combien ces mots cruels sont affreux quand on aime ?
Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous
Seigneur, que tant de mers me séparent de vous ? »
Une larme coule sur son visage. Il s'approche d'elle, dépose son étui à violon sur le sol et tendrement, il porte sa main à sa joue qu'il caresse doucement. Ce geste si anodin, accompli tant de fois par tous les amants, représente la dernière caresse, l'ultime caresse.
« Que le jour recommence, et que le jour finisse
Sans que jamais Titus puisse voir Berenice
Sans que de tout le jour, je puisse voir Titus. »
Elle ébauche un sourire et cette esquisse d'un visage jadis heureux semble être le brouillon d'une oeuvre inachevée. La main toujours contre sa joue, c'est lui à présent qui verse une larme.
Dans un même élan, comme mus par une force divine, ils tombèrent dans les bras l'un de l'autre. Ils se serrèrent très fort, corps contre corps, coeur contre coeur. On pressentait de loin l'émotion et l'amour incontestable unissant ce couple qui ne faisait qu'un et qui ne devait être séparé.
Dans un effort surhumain, ils se détachèrent un peu l'un de l'autre. Ils échangèrent encore un regard, comme pour imprimer de façon indélébile l'image de l'autre dans les souvenirs. Elle ouvrit la bouche comme pour parler, mais il l'en empêcha, posant le doigt sur ses lèvres. Ils se rapprochèrent de nouveau et ils s'embrassèrent désespérément, sachant que ce baiser était inexorablement le dernier.
« Paris, attention au départ. Prenez garde à la fermeture automatique des portes. »
« Bruxelles, attention au départ. Prenez garde à la fermeture automatique des portes. »
Ils se détachèrent, reprenant pied dans la méchante, la cruelle, l'horrible et si imposante réalité. Ils reculèrent mais aucun des deux ne voulait se retourner le premier. Leurs doigts enlacés dans une dernière attache à un rêve qui s'achève, glissèrent lentement, s'effleurant doucement, cherchant désespérément à s'imprégner de cette chaleur qui leur est si chère et qui fut leur jusqu'à présent. Ils se séparèrent pour de bon.
Comme s'ils avaient reçu un signe, ils se retournèrent en même temps et grimpèrent de justesse dans le train. Les portes étaient fermées. Les TGV s'apprêtaient à partir. Leurs regards s'accrochaient et transperçaient les carreaux. Leurs lèvres murmuraient un « je t'aime ».
« Je l'aime et je le fuie, Titus m'aime et me quitte. »
Les TGV partirent dans des directions opposées.
La distance détruirait à tout jamais leurs espoirs.
Ce n'est pas juste. Pourquoi partent-ils ? Pourquoi se quittent-ils ? Pourquoi souffrir ?
« Vous m'aimez, vous me le soutenez,
Et cependant je pars, et vous me l'ordonnez ! »
Ils s'aiment. Elle a deux passions : lui et la littérature. Il a deux passions : la musique et elle. Leur amour est né du fruit du hasard ou du destin peut-être. Que ne se trouvait-elle pas ailleurs quand ils se sont rencontrés ? Aurait-elle dû détourner son regard ?
Mais Cupidon, sourd à la raison, décoche ses flèches comme bon lui semble : n'est-il pas amusant de rapprocher deux personnes et les confronter ensuite à une séparation certaine ? Intérêt divin pour la tragédie ? Son expérience passée prouve pourtant assez bien que les gens auxquels les célèbres flèches inspirent de l'amour finissent par connaître le désespoir. Demandez donc à Hélène ou Didon ce qu'elles en pensent !
Ou peut-être Calyope, Erato et Eutherpe, inspirées par Melpomène, ont-elle fait en sorte de dénouer ce que Vénus et Cupidon avaient si bien relié ?
Peu importent toutes ces questions. Ils se sont quittés et sont partis, chacun dans sa direction, à l'opposé de l'autre.
La raison de cette rupture est simple et banale. Certains pourraient en rire. Pour lui, la musique est toute sa vie, celle pour qui il vit. Il l'a trahie quelque temps avec une mortelle mais il s'en est retourné auprès de ses premières amours.
Pour elle, si la littérature, l'écriture représentent une partie intégrante de son existence, l'Amour, si nouveau et inconnu, l'émerveilla tant qu'elle le laissa prendre autant de place dans son coeur que ses passions premières. Aussi ressent-elle ce départ comme une déchirure, une ablation d'elle-même. Cependant son amour pour lui nécessitait qu'elle le laisse partir et suivre son chemin. Lui aussi souffrait de cette cassure, comme si on lui arrachait à vif un organe vital.
Néanmoins ni l'un ni l'autre ne pouvait contrecarrer ce Destin qui semblait vouloir s'acharner sur eux.
Mais où est donc passé Jupiter ? Et que dit-il de tout cela ? Lui, le dieu des dieux et des mortels, ne peut-il faire quelque chose, leur venir en aide ? Ne peut-il obliger quelques dieux ou déesses à se rétracter ? Du haut de l'Olympe, il assiste en spectateur à cette séparation. Après tout, que peut-on attendre de celui qui, par crainte de la force, sépara les androgynes ? Ne favorisait-il pas une répétition de sa propre histoire ?
Cependant, contre toute attente, Jupiter semble capricieux aujourd'hui. Il convoque en secret Clotho, Lachésis et Atropos, celles qu'on nomme plus couramment les Parques. Le dieu des dieux leur confie une mission chacune. Par générosité, il décide de donner une seconde chance aux amoureux.
Les Muses, charmantes filles de Jupiter, eurent vent de l'affaire et manifestèrent leur mécontentement parce que, selon elles, les deux amants devaient se consacrer à leur art de prédilection. Toutefois leur père leur montra la suite de cette histoire telle qu'elle se déroulerait si elles s'entêtaient dans leur décision.
Après un arrêt à Paris, elle prit un avion pour Catane, dans cette ville sicilienne qu'elle affectionnait tant pour sa richesse historique et culturelle. Mais elle ne retrouva pas cette joie, cet enivrement qu'elle avait ressenti la première fois qu'elle y était venue. Il était tard. Il faisait encore chaud et l'obscurité l'enveloppait comme la douleur enserrant son cœur.
Le lendemain, elle déambula toute la journée dans la ville, cherchant à retrouver ce lien particulier qu'elle avait ressenti pour cette terre étrangère. Elle s'attarda devant la cathédrale de Santa Agata, la patronne de la ville, y fit brûler un cierge, la suppliant de l'aider. Elle marcha des heures entières sans notion bien précise du temps qui passait. Puis assise sur les racines d'un arbre gigantesque dans le jardin de la fameuse Villa Bellini, elle se mit à pleurer. Elle ne pouvait se résoudre à rentrer chez elle, dans son appartement vide et silencieux, dans ce lieu où l'absence même de sonorité lui rappelait trop des musiques chères qu'elle devait oublier. Elle se demanda si une jeune sicilienne, en d'autres temps, aussi désespérée qu'elle, avait pu s'écrouler ainsi dans ce lieu. Elle repensa à tout ce qu'elle aimait et qui faisait sa vie avant qu'elle ne le rencontre : l'écriture, l'étude des civilisations antiques, l'histoire, les traductions de textes anciens. Cependant, rien de tout cela ne put agir en baume sur sa plaie saignante.
« Mais quelle est mon erreur, et que de soins perdus ! »
Elle cria, s'adressant à n'importe quelle puissance supérieure :
« Si quelqu'un peut me sauver, me guérir de cet amour rongeur, alors qu'il se montre, qu'il me vienne en aide maintenant ! »
Mais rien ne vint. Alors elle rentra chez elle.
Des jours durant, elle chercha en vain l'inspiration à l'écriture dans l'histoire, dans la science, chez les tragédiens antiques. Elle se rendit à des représentations théâtrales, elle relut l'Iliade, l'Odyssée , l'Enéide, la Divine Comédie pensant y trouver quelque réconfort, s'imaginant que l'innutrition la sauverait, qu'Homère, Virgile ou Dante lui prodigueraient quelques conseils ou quelques inspirations. Cela n'eût aucun effet. Alors elle se plongea dans les traités philosophiques et rhétoriques : elle lut Platon et Aristote, mais la seule conséquence que ces lectures eurent sur elle furent la langueur. Quant à la musique, elle préférait ne pas y songer car chaque fois, sa plaie en voie de cicatrisation s'ouvrait à nouveau et demeurait béante et profonde pendant des jours et des jours.
Sans plus aucun but, elle errait tel un fantôme qui, perdant son corps, son âme, perdait aussi son identité. Elle possédait l'apparence d'une jeune femme mais l'intérieur était mort, ruiné, détruit, saccagé. Il ne lui restait rien. Son esprit même paraissait infecté : il refusait de lui donner des idées, la notion d'imagination lui était désormais devenue inconnue. Souvent, elle s'installait à une table, près d'une fenêtre, avec pour seule compagnie, une feuille irrémédiablement blanche. Elle tenait un crayon à la main et se perdait dans le vague des souvenirs. Cependant, les images qui défilaient alors devant elle étaient si pleines d'émotion, de réminiscences douloureuses, qu'elle ne parvenait plus à les traduire par des mots. Alors elle s'effondrait de nouveau, persuadée d'avoir perdue l'inspiration.
A ces images, les Muses se sentirent vexées. Elles, dont on disait qu'elles faisaient « fleurir la vie », ne pouvaient pas être responsables d'une telle désolation. Seule Melpomène trouvait à se réjouir de ce spectacle. Clio et Terpsichore étaient restées muettes jusque là. Devant l'inquiétude de leur soeur et sous l'insistance des pensées d'Eutherpe, elles suggérèrent de voir où lui, il pouvait en être. Peut-être, se dirent-elles, supporte-il mieux notre épreuve.
A peine rentré chez lui, dans son appartement à Bruxelles, il sortit son violon de l'étui et voulut consoler son malheur dans la musique. Il chercha désespérément quelques musiques joyeuses, mais même « l'ode à la joie » de Beethoven paraissait une marche mortuaire. Les seules musiques qu'il parvenait à jouer parfaitement étaient des mélodies tristes et lentes. Les adagios de Barber et d'Albinoni devinrent ses compagnons quotidiens. Chaque jour, sans qu'il ne s'en rende compte, il perdait son talent.
Si pendant une période, interpréter des sérénades et des adagios le réconforta, bientôt, il sentit au fond de lui un grand vide. Son coeur, si chaleureux autrefois, maître de l'interprétation musicale, s'était glacé peu à peu, puis s'était durci et enfin, meurtri, blessé mortellement, ne ressentait plus rien des sentiments. Son coeur n'était plus qu'un organe qui lui permettait de survivre malgré lui dans cette prison de vie, dans cette mort déguisée et masquée. Le charnel subsistait : il respirait, mangeait, buvait, dormait par habitude, par nécessité vitale; mais son âme déchirée, volée, coupée, arrachée, ne vivait plus que par les souvenirs.
Il repensait souvent au temps où, prenant son instrument, les notes se promenaient sous ses doigts sans qu'il ne fasse d'effort, sinon celui de penser à quelque chose de gai, et formaient des mélodies enjouées, celles-là même qui avaient fait son succès et grâce auxquelles on avait pu dire qu'il était talentueux. Mais ce temps semblait révolu. A présent chaque fois qu'il portait son violon à son cou et qu'il tentait une quelconque improvisation, les cordes grinçaient, se révoltaient. Tout ce dont il était capable, c'était de jouer méthodiquement et logiquement des mélodies apprises dans son enseignement.
Même son interprétation était des plus médiocres : il ne parvenait plus à jouer avec son coeur gelé. Et quand il lui prenait de penser à elle, alors il était incapable de toucher son instrument pendant des jours entiers. Combien de fois ne s'était-il pas rebellé ? Combien de fois n'a-t-il pas pleuré sur ses deux amours perdus ? Il hurla à la mort de venir l'emporter plutôt que de le laisser là, tel un zombie, esclave de son malheur, de sa douleur, de son impuissance.
« Ca leur passera, pensa Mélpomène. »
« Quand l'amour se sera échappé de leur coeur et que l'oubli, aidé par le temps, aura pris sa place, tout rentrera dans l'ordre, se dit Eutherpe. »
Mais de nouveau, Jupiter les détrompa.
Certes, le temps cicatrisa leurs blessures et peu à peu, ils reprirent goût à la vie. Cependant un problème subsistait : ni l'un ni l'autre n'avait retrouvé son inspiration. Ils s'étaient tous deux détournés de leurs anciennes passions, comme si celles-ci eurent été indissociables. Pire, ils ne cherchaient même plus à créer et se contentaient de leurs anciens succès.
Un soir, tandis que la nuit était des plus noires et que les deux anciens amants dormaient, ils se rencontrèrent en songe. Ils étaient si heureux de se revoir. Ils se racontèrent ce que chacun était devenu et finalement, ils évoquèrent leur problème avec cette inspiration qui leur faisait défaut.
Quand ils se réveillèrent le matin de bien meilleure humeur que d'habitude, chacun retourna à son poste : elle pensa à lui et remplit d'encre des feuilles blanches entières. De même, il pensa à elle, et les notes coulèrent sous ses doigts telles qu'elles le faisaient avant. Les deux amants venaient de créer leur propre inspiration : pour chacun d'entre eux, c'était l'autre qui l'aidait à survivre.
Les Muses furent très en colère du fait qu'elles aient été mises de côté volontairement par de simples mortels. Après concertation, elles convinrent que Jupiter avait raison : si elles souhaitaient conserver leur rôle de déesses inspiratrices, il fallait absolument que le Dieu des Dieux prenne la situation en main. Après avoir admis leur tort, elles promirent à leur père de le laisser agir à sa guise, pourvu que les amants ne leur subtilisent plus leurs dons.
Vénus à son tour se présenta devant Jupiter, lui faisant remarquer que l'amour était son domaine, elle se réservait le droit de faire apparaître et disparaître les sentiments chez les mortels. Elle lui fit comprendre qu'il se mêlait d'une affaire qui ne le concernait nullement et que là où avaient échoué les Muses, elle, elle gagnerait. A savoir, elle ferait naître chez chacun des deux amants des sentiments nouveaux, pour d'autres personnes.
Jupiter, contrarié qu'on vienne ainsi le déranger pour la seconde fois et qu'en outre, on discutât ses ordres et son pouvoir, engagea les Parques à agir plus vite, tandis qu'il donna une leçon de modestie à la chère déesse de l'amour.
Une fois encore, il fit dérouler les images du futur mais cette fois, sous le regard de Vénus.
Ayant retrouvé goût à la musique et pouvant à nouveau interpréter parfaitement des mélodies enjouées, il était parvenu à trouver un semblant de normalité dans sa vie. Plus que jamais, il vouait entièrement sa vie à la musique. Certes, lorsqu'il pensait à elle, cela le plongeait dans une certaine mélancolie et une nostalgie d'un temps révolu. Mais dans ce cas, il s'emparait de son violon et composait à l'intention de celle qu'il n'avait jamais cessé d'aimer, des mélodies qui la lui rappelaient.
Ces musiques, écrites à son image, il les conservait jalousement et jamais il ne les interpréta en public. Il ne les jouait que lorsqu'il se trouvait seul, enfermé chez lui : il s'enveloppait alors de la magie des souvenirs et nul ne pouvait le déranger. Il était comme possédé, hors de lui, pénétré par une force invisible défiant toutes les autres. La musique qu'il composait pour elle symbolisait en quelque sorte son sanctuaire, à la manière de Tristan qui faisait conserver et surveiller constamment la statue qu'il avait créée à l'effigie de sa bien aimée, Yseut la blonde.
Evidemment, dans son métier d'artiste, il eut de nombreuses fois l'occasion de rencontrer d'autres femmes. Certaines étaient belles, d'autres moins; certaines étaient intelligentes, d'autres plutôt manuelles, certaines encore étaient musiciennes, d'autres pas. Pourtant, aucune d'entre elles n'attira son attention suffisamment longtemps pour qu'il songeât à s'engager dans une relation. Au contraire, le fait même de se retrouver seul avec une femme le plongeait dans une paralysie affective : caresser, toucher même une autre femme que celle qu'il avait tant vénéré représentait pour lui un sacrilège. Pourtant il faut avouer que ce ne fut pas toujours facile de se maîtriser, notamment lorsqu'il se trouva face à de véritables beautés. Cependant au moment de les embrasser, venait invariablement se superposer son image, celle qu'il gardait d'elle, avec une larme ruisselant sur son visage et son regard amoureux, adoré, qui lui contait combien elle l'aimait. Comment alors continuer à embrasser une autre ? Quelqu'un qui ne fût pas elle ? C'était impossible. Aussi avait-il pris comme résolution de continuer à vivre dans la solitude, ne conservant que son meilleur ami depuis toujours, témoin de ses joies passées et de ses malheurs présents : son violon.
Vénus fut très désappointée de ce qu'elle vit. Son fils Cupidon ne lui fut d'aucune aide. Elle qui croyait connaître le coeur des hommes mieux que quiconque ! Elle décida de se venger : si lui voulait demeurer fidèle à son ancienne amante, tant pis pour lui, car le coeur d'une femme, pensa-t-elle, c'est bien connu, est plus fragile et plus sensible à la flatterie. Il me sera donc plus simple, calcula-t-elle, de la faire s'attacher à un autre, et alors, il en sera très malheureux.
Jupiter sourit aux réflexions intérieures de la déesse. Il savait bien qu'un amour aussi profond était inaltérable mais il le garda pour lui et Apollon déroula la suite de l'histoire.
Pour elle aussi, la vie reprit. Elle lut, écrivit, traduisit de nouveau avec plaisir. Son inspiration et son imagination étaient devenus tel un fleuve en cru. Elle était plus ou moins heureuse : en créant des personnages, en inventant des histoires, elle se fabriquait un monde différent, meilleur, dans lequel il était toujours à ses côtés. Ses romans étaient autant d'enfants qu'ils auraient eus ensemble. D'ailleurs, elle choisissait le nom de ses héros en fonction de ses souvenirs et des goûts qu'ils avaient en commun. Dans chaque histoire, c'était une partie d'elle-même qu'elle intégrait et bien sûr, une partie de lui aussi.
De la même manière que lui, elle avait son jardin secret. Elle lui écrivait des lettres, des poèmes que jamais elle ne lui enverrait, que jamais elle ne publierait mais qu'elle classait soigneusement par ordre chronologique et qu'elle relisait une fois l'an, à la date anniversaire de leur séparation. Ce jour-là, elle s'enfermait chez elle et écoutait du violon, comme si par la pensée, par la musique, ils pouvaient communiquer.
Souvent aussi, elle ressentait le besoin de s'épancher c'est pourquoi elle rédigeait un journal. A l'intérieur, elle y inscrivait ses idées, ses doutes, ses craintes. Elle souhaitait que, où qu'il puisse être, il fût heureux. Toutefois l'idée qu'il pût se trouver en compagnie d'une autre la rendait malade, lui donnait de violentes nausées. Parfois elle se demandait ce qu'il faisait. Elle se questionnait sur ses habitudes : les avait-il conservées ? Surtout elle s'interrogeait sur un fait douloureux : pensait-il encore à elle ? L'aimait-il encore autant qu'elle l'avait toujours aimé ?
De par ses passions, elle avait eu à maintes reprises l'occasion de faire la connaissance d'autres hommes, et il est vrai qu'elle en avait trouvé quelques uns attirant. En particulier, un charmant peintre italien. Il lui avait fait une cour assidue, elle avait été très proche de succomber à son charme. Cependant, le souvenir de son amour perdu la hantait toujours, la tourmentait jusque dans ses rêves. Elle le voyait souvent la nuit. Elle se remémorait alors en songe leurs ébats passionnés, leurs projets avortés, leurs rires oubliés et leurs conversations animées. Parfois, dans la journée même, elle se plaisait à l'imaginer : pour elle, aucune altération physique occasionnée par la vieillesse ne pourrait modifier ses sentiments. Elle espérait qu'un jour, ils se retrouveraient.
Il avait été son premier véritable amant. Avant lui, jamais elle n'avait connu le tourbillon des sens. Quelle révélation ! Après lui, jamais plus elle n'avait éprouvé l'envie folle de se sentir aimée, protégée, choyée et chérie. Ces sentiments, ces émotions, elle ne pouvait les ressentir qu'à son contact à lui.
Ainsi Vénus avait doublement échoué. De la même manière qu'elle fut obligée, en d'autre temps, d'admettre que Psyché serait une bru acceptable et une épouse exemplaire pour Cupidon, la déesse laissa à Jupiter le soin de s'occuper du destin des deux amants. Mieux, elle se proposa comme aide pour le cas où il en aurait besoin.
Cette histoire commençait vraiment à distraire le dieu des dieux, d'autant plus qu'il s'agissait de sa volonté, ses ordres qui allaient décider du bonheur des deux mortels. Son orgueil en était vraiment très flatté.
Afin d'accomplir au mieux son action de « réconciliation », Jupiter remonta le temps.
Les deux amants grimpèrent de justesse dans leurs trains respectifs. Les portes étaient fermées. Les TGV s'apprêtaient à partir. Leurs regards s'accrochaient et transperçaient les carreaux. Leurs lèvres murmurèrent un « je t'aime ». Le TGV à destination de Paris démarra tandis que celui pour Bruxelles prenait du retard. Bientôt, il ne la vit plus, n'aperçut même plus son train. Il se rendit compte du vide que cela occasionnait au plus profond de son être. Il se demanda comment il y survivrait.
Une voix dans le haut-parleur de la gare résonna jusqu'à ses oreilles.
« Le TGV à destination de Bruxelles aura un retard indéterminé. Nous vous invitons à descendre du train et attendre dans le hall de la gare. Un incident technique empêche le TGV de démarrer. Nous vous prions de bien vouloir nous excuser pour ce retard. »
Il pensa que le Destin s'acharnait encore contre lui. Dans un état second, il suivit les autres voyageurs et descendit du train. Il se sentait seul, désespéré, abandonné, fou amoureux comme jamais il ne l'avait été. Bientôt, le ciel se chargea de nuages noirs menaçants et des éclairs scintillèrent dans un grondement infernal. La pluie se mit à battre les fenêtres le plafond de la gare avec une grande violence. Ces intempéries compromettaient les réparations du train. Perdu dans ses souvenirs, dans sa douleur, il sortit son violon de son étui protecteur et se mit à jouer, dans le hall, au milieu de tous ces gens étonnés. La musique arrivait à point pour les divertir de leurs sombres pensées et de leur mécontentement. Pourtant, ce qu'il jouait n'était pas gai, ses mélodies s'accordaient à son humeur maussade. Toutefois les gens préféraient cela au silence ou au bruit des conversations ennuyeuses ou encore au son de la voix calme et sereine de la jeune femme qui parle dans le haut-parleur et qui leur donne des envies de meurtre.
Elle vit arriver les nuages et l'orage avec une certaine ironie : le déchaînement des éléments était à la hauteur de la fureur qui l'habitait et de la souffrance qu'elle ne pouvait extérioriser en présence des passagers du train. Les grondements du tonnerre étaient les bienvenus : ils symbolisaient ses propres hurlements de douleur. Quant à la violence de la pluie, qui l'auraient effrayée en d'autres circonstances, la réconfortait.
Le vent s'était mis à souffler très fort et un arbre, déjà à demi déraciné, tomba sur la voie sous la violence des rafales. Le TGV dut s'arrêter rapidement. Le freinage eut pour conséquence une très grosse secousse qui la projeta contre le dossier du passager devant elle. Elle se cogna la tête violemment et s'évanouit de toutes ces émotions.
Elle se sentait flotter dans les airs, comme détachée de son corps. La première personne à qui elle pensa, bien évidemment ce fut lui. Aussitôt elle se retrouva dans le hall de la gare. Elle le vit, malheureux, au milieu des gens qui attendaient impatiemment leur train, interprétant au violon leurs musiques préférées, tel un appel lancinant et redondant qui lui aurait murmuré : « reviens ».
Elle s'approcha de lui, et tout naturellement, les gens la laissèrent passer. Quand leurs regards se croisèrent, il cessa de jouer et rangea précipitamment son violon. Bizarrement, la musique continuait à se faire entendre. Elle l'observait et ses yeux lui disaient :« Tu viens de partir, et tu me manques déjà. » Elle lui répondait mentalement : « Je ne sais pas pourquoi je suis là, mais puisque tu es près de moi, tout va bien. Toi aussi, tu me manques. J'ai besoin de toi. »
La voix du haut-parleur retentit de nouveau :
« En conséquence des conditions climatiques, le TGV à destination de Bruxelles est annulé. Nous vous prions de bien vouloir nous en excuser. Nous demandons quelques volontaires, ayant des notions de secourisme, de bien vouloir se présenter au guichet B. »
Le message était parvenu jusqu'à ses oreilles dans un brouillard auditif. Certes, il se demanda de quoi il s'agissait mais préoccupé par ses ennuis, il n'y prit pas garde tout de suite. Il venait de cesser sa musique; elle lui rappelait trop bien son amour perdu. C'est alors qu'en un éclair, il eut une vision : elle était en danger. Le sang lui monta à la tête. Il se sentait tout à coup comme assommé. Il prit alors conscience du message lancé un peu plus tôt. Il se rendit au guichet B et ses craintes furent confirmées : le TGV à destination de Paris avait subi des dommages dûs à la tempête. Il s'était arrêté brusquement en pleine voie et il fallait absolument rapatrié les voyageurs parmi lesquels plusieurs blessés. Il se porta volontaire.
Durant tout le trajet, il se sentit responsable. Il l'entendait, elle, qui l'appelait à l'aide. Il aurait échangé tout ce qu'il possédait pour qu'elle soit saine et sauve. Il se rendit compte de l'importance qu'elle tenait dans sa vie. Il comprit que la musique ne la remplacerait jamais, que sans elle, la vie perdrait tout intérêt. Il se fit alors une promesse : si elle était vivante, il la convaincrait de rester ou il partirait avec elle.
Elle sentait qu'il se rapprochait d'elle. Elle l'entendait lui murmurer des mots rassurants, elle se sentait protégée comme s'il se trouvait à ses côtés. Cependant, ses yeux lui semblaient lourds, elle se sentait lasse et sa tête la faisait souffrir. Pourtant, aux appels de celui qu'elle aimait, elle se força à ouvrir les yeux et bien qu'elle fut illuminée par une trop forte lumière, elle le vit. Leurs regards se croisèrent et ce fut comme un éclair : jamais elle ne pourrait se séparer de lui sans en mourir.
« Tu es, tout seul; tout mon mal et mon bien;
Avec toi tout, et sans toi, je n'ai rien. »
Affolé de la voir à demie inconsciente, il la prit dans ses bras et la transporta dans le train affrété spécialement pour les blessés. Il la déposa délicatement sur une banquette, lui promettant mille et une choses merveilleuses qu'elle crut volontiers.
Il eut si peur de la perdre, de la voir mourir que désormais, il la fit passer avant sa passion pour la musique.
Jupiter convoqua à nouveau les Parques. Clotho dont la charge est de tisser le début de la vie s'est alliée à Junon, déesse de la fertilité afin de leur assurer dans le futur une descendance prometteuse. Lachésis, à l'origine du destin de tous les hommes, avait permis aux amants de se retrouver. Quant à Atropos, qui d'ordinaire coupe le fil de la vie, elle le maintint et l'étira au maximum, refusant qu'il se brise.
Évidemment, l'orage était l'oeuvre de Jupiter. Quant à Apollon qui, depuis le début de cette histoire, soutenait le dieu des dieux, il établit la connexion entre les amants par l'intermédiaire des songes.
Puisque l'histoire s'achève sur une note joyeuse, le dieu prophète rassura les Muses : malgré leur amour et la famille qu'ils fonderaient, aucun des deux amants n'abandonnerait son art. Au contraire, vivre l'un avec l'autre leur ouvrirait de nouveaux horizons.
La charmante Vénus, déesse de l'amour et de la beauté, prodigua quelques dons à leurs enfants et bien sûr, avec Cupidon, ils songeaient déjà à se jouer des amours des générations suivantes.