Quatrième acte
Christophe Sanchez
Les trois coups retentissent et l’épais rideau rouge se lève. Une chambre biscornue faite de bric et de broc, rehaussée de couleurs chaudes languides. Sur sa droite, s’entrouvre en permanence une fenêtre aux rideaux rouges voltigeurs et gracieux. Leur ballet impose un va-et-vient discret entre intérieur extérieur selon l’humeur du vent. Au centre, trône un lit en bois d’un autre âge offrant couche généreuse et craquements dissolus. Pour l’ambiance, une lumière tamisée s’obtient d’une étole légère jetée sur une lampe de chevet au reflet d’ambre. Pour agrandir l’espace, devant le lit s’impose un grand miroir boisé moucheté des petites marques ébènes du temps. Les draps blancs aux surpiqûres d’antan et la couette de papier couverte d'un épais édredon molletonné sont prêts à accueillir les deux uniques acteurs. Voilà, le décor planté. La représentation se joue en quatre actes. Ici, pas de metteur en scène, l'histoire se déroule de manière totalement improvisée. Les comédiens entrent et s’allongent sur le lit alors que le silence tombe en murmure sur les derniers spectateurs qui s’installent. La pièce peut débuter.
Le premier acte s’intime par un échange doux et intelligent. Des paroles simples formulées avec sincérité se chuchotent dans le creux de l’oreille. Des mots doux et réconfortants circulent entre les deux acteurs ouverts. Tous deux conversent calmement sur les plans d’un jour à retarder et se confient tendrement les inquiétudes d’un soir sur les jours à venir. La discussion est sereine et ronronne agréablement cadencée par le tempo piano d’une vie de couple ordinaire. Deux livres posés au sol remontent lentement dans leurs mains après que la discussion se soit perdue dans des pensées vagabondes. Les spectateurs sont captivés, les pages se tournent et la salle sous le charme impose un silence complice qui ponctue le changement de ton.
Deuxième acte. La parole cède la place au regard. Les bouquins tombent accompagnés lentement par les mains en balançoire qui effleurent les dernières pages lues. Le public absorbe l’ambiance et soupire un instant sur le rapprochement des deux corps. Toujours le silence, la lumière faiblit, les acteurs s’enlacent. Croisées, tendres, explicites, les œillades minaudées posent sans mot une nouvelle dimension sensuelle. Collés dans un douillet abandon, leur reflet dans le miroir renvoie l’oraison de la journée ; l'étreinte absolue en ligne de mire pour un relâchement charnel de l’esprit.
Troisième acte. Le regard s'évanouit sous les paupières. Yeux clos, les corps se mélangent. Plus besoin de voir, il est temps de sentir, toucher, écouter. Les râles avant-coureurs du plaisir se débrident dans la pénombre. Des bouts de feu jaillissent des premiers rangs. Briquets portés aux nues d’une séquence inédite. Les spectateurs en haleine deviennent voyeurs montés sur une fièvre impudique. Troublés, les plus jeunes baissent les yeux, certains mêmes sont priés de sortir. La salle bouillonne d’impatience et perfore le noir d’un engouement concupiscent. Enclave indécente de la réalité. Les protagonistes ne jouent plus, ils vivent entièrement leurs personnages, tombent leurs masques et se laissent aller à leurs élans amoureux.
Le quatrième acte est censuré par l'auteur.
Les yeux s’ouvrent. Le public exacerbé se lève et applaudit d'un jet puissant qui gicle sur la scène dans un sillage onctueux. Encore, encore, encore ! La foule scande le rappel. La clameur explose puis retombe sur la tribune tétanisée. Nos acteurs comblés s'épongent puis se calent l'un contre l'autre pour laisser s’évanouir la nuit sous la couette de papier. Rideau.