Que sont nos amours devenues ?

Jean Marc Kerviche

Confinement, distanciation, enfermement...


Il nous est tous arrivé d'avoir une pensée pour des êtres qui nous ont été chers à un moment de notre existence. Les circonstances de la vie nous ayant dirigés vers d'autres horizons et quand d'autres obligations nous ont fait rencontrés d'autres personnes, peu à peu se sont effacés de notre mémoire ceux qui nous ont quittés ou que nous avons délaissés.

Des relations d'enfance épisodiques ou permanentes que nous avons à un moment passées sous silence, amicales ou amoureuses oubliées, effacées, balayées, négligées auxquelles restent attachées des souvenirs qui reviennent comme des spectres quand à certains moments nous échappons à nos préoccupations et nos soucis quotidiens.

Ce matin mes pensées allèrent vers un ami, un ami cher que je ne rencontre plus depuis ce coronavirus qui nous oblige à nous confiner, je devrais dire plutôt nous enfermer et nous sommes tenus de rester chacun chez soi, chacun dans sa sphère, dans la crainte permanente d'être contaminé et de subir les intubations dont nous sature la télévision et qui sait ? Nous conduire à une mort certaine d'après ce que nous disent nos gouvernants et les informations qu'on nous diffuse en permanence toujours plus inquiétantes que jamais.

Presque un an s'est déjà écoulé et je n'ai plus de nouvelles de lui. Il me manque et je ne peux me manifester.

La dernière fois que nous nous sommes vus, c'était en Janvier 2020. Dans cet hôtel face au théâtre Antoine qui abritait nos élans secrets. Et depuis, plus rien.

Oui, depuis l'arrivée de ce satané virus, nous sommes restés l'un et l'autre sans pouvoir échanger. Pas un coup de téléphone, pas une missive, rien. Et comme, je n'ai ni son adresse ni son numéro de téléphone et lui n'ayant vraisemblablement rien de moi, nous ne pouvons correspondre. Et ça, c'était un accord entre nous. Nous nous aimions en secret en catimini, en toute discrétion, sans paroles inutiles, avec avidité, envies, besoins irrépressibles et pulsions irraisonnées, sans gêne et sans retenue, nous nous sommes donnés l'un à l'autre sans réflexion, sans calcul, sans craindre les lendemains qui chantent ou qui déchantent…

Il avait sa vie, j'avais la mienne. C'était ainsi, chacun trouvait ce qui lui manquait chez l'autre et cela nous satisfaisait.     

Nous nous sommes tant aimés à l'abri des regards déplacés et inopportuns, des idées reçues, des non-dits, des sous-entendus, des mauvaises langues et autres colporteurs de rumeurs, commérages de mauvaises intentions, tout ça afin d'éviter les histoires, les qu'en dira-t-on, pour ménager susceptibilités et suspicions. Nous nous retrouvions dans cet hôtel près de la Porte Saint-Martin, un petit hôtel sans prétention face au théâtre Antoine au charme discret accueillant les amours interdites et inavouées.

Et maintenant que vais-je faire ? Allez à sa rencontre dans les lieux où nous nous retrouvions l'année passée ? Arpentez les rues, les restaurants, cafés et salons de thé qui nous recevaient étant irrémédiablement clos depuis quelques mois ? Interroger Internet ?

Comment procéder ?

Je traîne dans les rues mon attestation de déplacement dérogatoire dûment remplie en poche m'autorisant à moi-même une absolue nécessité, acquérant ici et là des denrées pouvant justifier mes déplacements en me heurtant imparablement aux portes désormais closes des lieux qui nous recevaient.  

Je ne cesse de penser à lui. Il me manque. Comment le joindre ?

Fort heureusement les hommes contrairement aux femmes ne changent pas de noms par mariage en modifiant leur identité, on les retrouve toujours, si toutefois ils se manifestent sur internet.

Voyons son nom, Jacques, Jacques Firmin Derran.

Un coup d'œil sur Google et j'apprendrais tout sur lui. Seulement rien sur Google. Je sollicite d'autres moteurs de recherche… et d'autres encore, jusqu'à ce que je tombe sur lui. Et que vois-je ? Je m'y reprends à deux fois… Je lis et ne comprends pas… Quelque chose m'échappe… Il serait décédé… Non ? ce n'est pas possible, je n'ose le croire… satané virus, il m'a enlevé le seul être qui me faisait espérer, même si je n'avais aucune conscience d'une quelconque espérance… Tout s'écroule.

Je me souviens de lui, de ses élans de tendresse, de ses caresses et ces moments de silence où je volais sur ses lèvres des baisers que parfois par jeu ou par malice, il me privait.       

J'ai tout aimé de lui, ses fous rires, son sérieux, la tête qu'il faisait quand une contrariété, un contre temps ou un souci le chagrinait...

Mes yeux s'emplissent de larmes… Mais, mais… je me penche à nouveau sur l'écran et que vois-je encore ? Ce ne peut être lui, l'annonce précise en toute lettres ce que ma première réaction m'avait empêché de lire, mes yeux s'étant embués. Je n'avais pas lu l'année du décès : 2006.

Je deviens folle. Si je me souviens bien, c'est précisément l'année où nous nous sommes rencontrés.

Quelque chose m'échappe. Qu'est-ce que cette histoire ?

Un moment troublée, on le serait à moins, je relis l'annonce nécrologique. Ce ne peut être lui, les mêmes noms et prénoms, certes, mais les dates ne correspondent pas. Mon Jacques ne peut être mort en 2006 puisqu'en Janvier 2020 il était bien vivant entre mes bras, je peux vous l'assurer. Je suis soulagée.

Un espoir renait. C'était une erreur. Je me suis trompée.

Que pourrais-je faire pour le rencontrer à nouveau, l'entendre à nouveau, le revoir ne serait-ce qu'un instant me ravirait le cœur, me réchaufferait l'âme.

Le téléphone sonne. Je sors de la torpeur qui m'entrave, me déplace vers l'appareil et décroche.

-          Allo !

-          Bonjour Véronique… C'est moi, Jacques !  Comment vas-tu ?

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