Questionnements :
Dominique Capo
Peu de temps après avoir été informé de la réussite de ce concours, m'est parvenu un second courrier. Cette fois-ci, c'était pour choisir les lieux d'affectation ; l'endroit où je désirais être en poste. Evidemment, maintenant que j'avais trouvé mon équilibre amical, j'aurai désiré y demeurer. Hélas, il n'y avait pas de poste à pourvoir en Mayenne. Le plus grand nombre se trouvait en région parisienne, et plus particulièrement en Seine-Saint-Denis. C'est donc la mort dans l'âme que j'ai choisi cette option. Qui a été validée rapidement.
Le poste que l'on m'a alors attribué était rattaché à l'Université Paris XIII. Et, comme je n'en n'avais été informé qu'un mois et demi avant la rentrée scolaire, il m'a fallu déménager dans les plus brefs délais. Accompagné de mes parents, nous sommes revenus quelques jours dans la capitale. Heureusement que mes grands-parents n'avaient pas encore vendu la propriété qu'ils possédaient aux portes de Paris. Celle-ci s'est transformée en point de chute pour nous tous. Et nous avons commencé à écumer les agences immobilières afin de me trouver un logement au plus vite. Pressés par le temps, nous avons visité le premier appartement qui nous a été proposé. Celui-ci se trouvait dans la petite ville du 93 nommée L'Ile-Saint-Denis. Tandis que j'écris ces lignes, je revois parfaitement son artère principale. Elle conduisait vers l'agglomération de Saint-Denis, ainsi que sa gare RER, le terminus de son tramway. De l'autre côté, il y avait un supermarché où, par la suite, j'allais pour faire mes courses, son coiffeur en bas de l'immeuble, sa mairie et sa poste un peu plus loin.
Comme mon temps était compté, ma famille m'a fortement suggéré de prendre cet appartement situé au premier étage d'un immeuble qui ne payait pas de mine. Moi, je n'y étais pas très favorable. L'environnement n'était pas très reluisant. Le bâtiment en lui-même était particulièrement vieux, extérieurement assez délabré. Ce n'était pas le plus idéal afin que je puisse me déplacer aisément. Il me fallait beaucoup marcher ; à-priori, cela n'était pas un gros problème car, malgré mon handicap, je n'avais pas trop de difficultés à ce propos. Comme depuis toujours, c'est uniquement lorsque les trajets commencent à être longs – une heure -, que je fatigue. Dans ce cas, je boite. Si la marche s'éternise, je boite de plus en plus et de plus en plus souvent. Et, dans le pire des cas, je finis par buter et par m'écrouler. C'est plutôt rare, mais cela m'est déjà arrivé quelques fois, accompagné de crises de convulsions passagères.
La mort dans l'âme, parce que je sentais au fond de moi que je ne serai pas heureux dans cet appartement, j'ai accepté de le louer. A première vue, la propriétaire – une noire au caractère bien trempé, mais assez joviale -, était assez conciliante. Elle a fait tout son possible afin de me rassurer. L'appartement en lui-même, bien que très peu spacieux, était plutôt fonctionnel. Il était composé d'une chambre avec un lit en mezzanine. Au-dessous de lui, l'espace faisait office de pièce supplémentaire. Ensuite, apparaissait le petit couloir sur lequel la porte d'entrée ouvrait. Quand on le longeait, on atterrissait dans la pièce principale – le salon-salle à manger. Et, au-delà, une petite kitchenette, à laquelle s'accrochait une minuscule salle de bain-toilettes. Aussitôt, je me suis dit : « Ou vais-je pouvoir bien mettre toutes mes affaires ? ». Car lecteur vorace, cinéphile invétéré, depuis que je vivais seul et que j'avais les moyens financiers de subvenir à mes besoins, je n'avais cessé d'accumuler livres, cassettes vidéos, jeux de rôles ; tout ce qui constituait et constitue aujourd'hui encore mon univers familier. Sauf qu'aujourd'hui, cet univers lié à mon environnement personnel s'est développé de façon exponentielle.
Ensuite, mes parents et moi avons poussé jusqu'au futur lieu où j'allais travailler sous peu. Nous avons exploré les abords de l'Université Paris XIII. Déjà, pour voir à quoi celle-ci ressemblait ; mais aussi, pour découvrir quels moyens de transports pourraient m'y conduire le plus facilement. En fait, ce n'était pas très compliqué : je devrais me rendre jusqu'à la gare RER de Saint-Denis, prendre le RER, descendre à la station suivante, monter dans le bus qui attendait à la sortie de cette dernière, et m'en échapper une demi-douzaine d'arrêts plus loin. Environ une grosse demi-heure de moyens de transports. J'avais déjà connu pire par le passé : lorsque mon grand-père m'avait trouvé un mois en tant que Secrétaire Administratif au sein de son ancienne entreprise de forage gazeux ou pétrolier, j'avais effectué jusqu'à quatre heures de voyage par jour.
Mon déménagement s'est organisé dans la foulée. J'ai rapatrié tous mes biens dans mon nouvel appartement à la fin du mois d'Aout. Je les y ai entassés à l'aide de mon père en un weekend. Tant bien que mal, nous avons réussi à faire en sorte qu'ils y soient correctement rangés. Nous avons réussi à entreposer mes cassettes vidéo, mes livres, sur l'ensemble des étagères prévues à cet effet. Cela n'a pas été des plus simples. Nous avons aménagé le vide sous le lit en mezzanine afin de le transformer en salle entièrement dédiée à la plupart des ouvrages dont j'étais le possesseur. Nous avons utilisé chaque coin et recoin de l'appartement afin de les aménager au mieux. J'avoue que je demeurais malgré mélancolique, du fait que je quittais Laval et l'existence relativement paisible et sereine que j'y avais eue. Bien sûr, en dehors des affres sentimentales qui me poursuivaient depuis toujours. L'unique chose qui me permettait de ne pas reculer, c'était que j'étais sur le point de débuter une nouvelle carrière dans l'Administration. A la clé, au bout d'un an destiné à valider ma titularisation, j'aurai un emploi qui me mènerait jusqu'à la retraire. Je n'aurai plus à me soucier de ce côté-là ; financièrement, je serai à l'abri. C'était une nouvelle page de ma vie qui commençait, et je comptais bien en profiter pleinement pour poser les bases de mon avenir dans maints domaines.
J'ai hélas vite déchanté. Une fois mes parents m'ayant laissé à Paris, rassurés par cette nouvelle orientation, la réalité m'a rappelée qu'elle était capable de me réserver les surprises les plus inattendues et les plus désagréables. En premier lieu, ce qui semblait être, au premier abord, un appartement agréable, s'est révélé un lieu de cauchemar.
Cela n'avait rien à voir avec son environnement qui, s'il n'était pas de la meilleure qualité, n'était pas aussi désagréable que je le craignais. A cette époque, même si le 93 n'avait pas une aussi mauvaise réputation qu'il l'a aujourd'hui, c'était encore vivable. J'avais tout à portée de la main. Je faisais mes courses une fois par semaine au supermarché du coin. Je les faisais livrer à domicile. Doté de mon handicap, il est certain que je me serai mal vu ramener des sacs entiers de victuailles à pied. Et puis, une voiture m'aurait été inutile. Déjà, je n'avais pas le permis de conduire. Les médicaments afin de stabiliser les crises de convulsions dont j'étais parfois l'otage, étaient incompatibles avec la concentration nécessaire pour le maniement d'un véhicule de ce type. Et puis, cela m'aurait couté cher ; à Paris, en plus, pas moyen de se garer. Il y a aussi une autre raison, éminemment plus personnelle et source de souffrances sur laquelle je reviendrai peut-être plus tard. En tout cas, je ne voyais pas la nécessité d'une voiture, moi qui me déplaçais exclusivement en métro ou en bus.
Non, rapidement, je me suis rendu compte que, sous ses apparences correctes, cet appartement était insalubre. En effet, il m'est arrivé plusieurs fois, d'y apercevoir des souris, voire un rat. Mais, surtout, et je crois que c'était le pire puisqu'aujourd'hui, j'en ai gardé des séquelles profondément enracinées en moi, il n'était pas insonorisé. Moi qui ai toujours eu besoin de calme, de tranquillité, et de sérénité, je n'ai jamais pu m'y reposer correctement. Mon lit étant en mezzanine, il se trouvait donc au plus près du plafond. A son pied, il se terminait contre le mur qui accédait au lieu d'habitation de mes voisins les plus proches. Malheureusement, une partie de ce mur n'était qu'une mince planche de bois. Et tout ce qui bruissait de l'autre côté résonnait abominablement. Par ailleurs, mes voisins du dessus faisaient la fête tous les soirs jusqu'à 2h ou 3h du matin. C'étaient des martiniquais qui mettaient de la musique, qui invitaient des amis, qui discutaient et riaient continuellement. J'avais essayé d'aller les voir aimablement afin de leur décrire la situation dans laquelle ils me mettaient. Ils m'avaient juré qu'ils feraient attention. Mais, aussitôt, ils avaient recommencé. En désespoir de cause, j'avais fait appel à la police ; elle s'était déplacée. Comme par hasard, ce soir-là, ils étaient resté muets le temps que les fonctionnaires de l'ordre public constatent qu'il n'y avait pas de soucis. Mais, moins d'une demi-heure plus tard, alors qu'il devait être aux alentours de 22h, ils avaient remis cela.
J'ai tempêté, j'ai essayé de faire davantage de bruit qu'eux afin qu'ils se rendent compte de ma présence. Je suis allé voir les services de la mairie afin qu'ils interviennent. J'ai fait appel à ma propriétaire afin qu'elle y mette son grain de sel. Rien n'y a fait. Et plus le temps s'écoulait, plus ma sensibilité au bruit s'est développée. Mes nerfs étaient à fleur de peau. J'avais régulièrement des crises de nerfs. Moi qui avais besoin de calme et de tranquillité lorsque je rentrais chez moi après mon travail, je ne parvenais pas à m'y reposer. J'étais obligé de fuir les lieux dès que je le pouvais. Chaque soir, lorsque j'éteignais la lumière et que je m'apprêtais à m'endormir, je priais le ciel pour que, ce soir-là, je ne sois pas sujet à leur irrespect. Mais, pratiquement chaque soir – sauf exception -, à partir de 22h environ, le même chambard se renouvelait. Alors que la lecture était l'un de mes plus grands plaisirs le weekend, un moyen de me détendre et de souffler un peu, j'étais dans l'impossibilité de me concentrer sur les pages que je parcourais. J'étais profondément malheureux. J'étais de plus en plus fatigué. Et au fil des mois, mon état d'épuisement physique, nerveux, mental, n'a fait que s'accentuer. Ce qui a, évidemment, contribué à ce qui a eu lieu ensuite.
Ce cauchemar a duré près de dix-huit mois, jusqu'à c e que je décide de déménager. Déjà, parce que je n'en pouvais plus. J'étais arrivé au bout de mes ressources physiques et nerveuses. Il me fallait changer d'environnement, si je ne souhaitais pas m'effondrer totalement un jour ou l'autre. Et certainement plus tôt que tard. Ma décision de déménager était aussi due au fait que je devais bientôt accueillir quelqu'un chez moi ; quelqu'un dont la présence pourrait s'avérer déterminante pour mon avenir sentimental. J'en reparlerai dans un chapitre ultérieur.
Dès lors, j'ai déménagé pour un immeuble de la ville de Saint-Denis. A dix minutes à pieds de cet appartement. Il était plus spacieux, plus agréable, dans un environnement plus adéquat à ma tranquillité d'esprit, à mon repos. Il possédait une grande salle à manger-salon, une grande chambre, une cuisine et une salle de bain beaucoup plus importantes. En fait, cet appartement était presque deux fois plus développé. En bas de l'immeuble, celui-ci était protégé par un digicode et par un gardien. La gare RER, le tramway, le bus, était à deux minutes à pied. Ce n'était pas l'idéal, car, dans ma chambre, j'entendais tout de même le passage des voitures dans l'avenue située au bas de chez moi. Mais c'était cent fois mieux que les bruits incessants de mon appartement précédents qui avaient gravement altéré et dégradé ma santé. Ma santé physique, mais également ma santé mentale puisque j'étais devenu en permanence à fleur de peau, usé, dévasté par dix-huit mois d'enfer quotidien auquel, malgré tous mes efforts, je n'avais pu me soustraire. Je suis demeuré dans ce nouvel appartement jusqu'en 2003 et mon départ définitif de la région parisienne.
En ce qui concerne mon emploi lui-même, lui aussi avait débuté sous les meilleurs auspices. J'avais été affecté aux bureaux de la présidence de l'Université. En fait, j'avais été adjoint au département qui s'occupait de l'aspect juridique de l'Université. Et mon supérieur direct était un homme très doux, très gentil, très compréhensif, qui avait commencé à me montrer comment fonctionnait la présidence ; et en particulier l'emploi auquel on m'avait destiné. J'en étais heureux, plein d'espoir et d'envie de bien faire. Hélas, une fois encore, au bout d'environ deux semaines, cet homme m'a annoncé du jour au lendemain qu'on l'avait changé de service. Il y avait un moment déjà que celui-ci désirait être affecté dans un autre département de l'Université. Il venait d'apprendre que cela lui avait finalement été accordé. Et qu'un nouveau supérieur allait prendre sa place à mes côtés d'ici peu.
Aussitôt dit, aussitôt fait. Au bout de deux ou trois jours, il a été remplacé par une jeune femme légèrement moins âgée que moi. Elle avait été engagée en vacation pour une durée d'un an. J'ai vite réalisé que son ambition était de se servir de ce tremplin afin de pouvoir intégrer définitivement l'université. De fait, elle a commencé à mettre la pression sur moi.
A l'origine, je l'ai dit dans mon texte précédent, le concours que j'ai passé était prévu pour les personnes handicapées. Cette jeune femme, elle, n'en n'a pas tenu compte. Contrairement à son prédécesseur qui, dès le départ, m'avait ménagé afin que je m'adapte à mon nouvel environnement sans me presser, à mon rythme, elle, a estimé que je devais tout savoir tout de suite. Elle a pensé que j'étais capable de me débrouiller seul sans être aidé. J'ai fait de mon mieux. Je me suis démené pour essayer de la satisfaire au mieux de mes possibilités. Elle me reprenait à chaque fois. Elle n'était jamais contente de mes résultats. Alors, entre mon travail qui me pressurait la journée, et mon appartement transformé en enfer le soir et le weekend, mes forces mentales et physiques ont décliné de plus en plus vite. J'avoue qu'au terme de cette première année à l'Education Nationale, mon enthousiasme du début n'était plus qu'un lointain souvenir. J'étais démoralisé, affecté, et, qui plus est, seul.
Car, tous les amis de jeux de rôles que j'avais quittés en 1996 en laissant Paris derrière moi, avaient disparu. Il n'y en a qu'un ou deux, un bref laps de temps, qui ont ressurgi. Mais ça n'a pas duré très longtemps. De toute façon, je ne pouvais pas leur consacrer beaucoup de temps. La semaine, je travaillais, le weekend j'essayais tant bien que mal de me reposer. Les seuls contacts amicaux réguliers que je possédais étaient tous issus de l'Université. J'avais très tôt sympathisé avec deux ou trois personnes qui étaient de la même session de rentrée que moi. Une jeune femme, notamment, une maman célibataire, qui m'avait un peu pris sous son aile, et avec laquelle je bavardais. Mais, aussi, le bras droit de la présidente de l'Université, qui avait débuté le même jour que moi.
C'était quelqu'un de gentil, d'ouvert, de sympathique. Il m'avait tout de suite tendu la main, parce que nous ne connaissions aucun membre de ce nouvel environnement. J'ai déjeuné avec lui une ou deux fois au début. Mais, il a très vite accaparé par ses nouvelles fonctions, ce qui peut se concevoir. J'ai aussi sympathisé avec une des collègues employées au même étage que moi. Une femme d'une quarantaine d'années, au physique très agréable, plutôt séduisante. Et c'est souvent que j'allais dans son bureau ou que nous nous retrouvions autour de la machine à café pour discuter cinq minutes.
Cet état de grâce en ce qui concerne mes relations amicalement professionnelles ne s'est pas éternisé. Chacun étant très pris par ses activités, il n'était pas concevable de les consolider d'une manière ou d'une autre. De plus, chacun avait sa vie, qui l'occupait suffisamment. Je n'ai donc pas insisté. Et c'est donc seul, chaque midi, que je mangeais au réfectoire de l'université. Je ne m'y attardais pas ; je ne m'y sentais pas à l'aise. Car je voyais, tout autour de moi, des groupes de collègues discutant ensemble. Ils paraissaient heureux de vivre, décontractés. Or, moi, à cause des soucis auxquels j'étais confronté depuis mon arrivée, je ne l'étais pas. J'étais assez renfermé, fatigué, stressé, perdu, pour tout dire. Et pourtant, je les enviais ; j'aurai tant aimé partager les moments de joie et de bonheur qu'ils montraient. J'aurai tant aimé être aussi décontracté, apaisé, serein qu'eux. Mais il n'y avait rien à faire : le poids qui pesait sur mes épaules depuis mon retour dans la capitale, m'empêchais de profiter pleinement d'instants privilégiés tels que ceux qu'ils montraient.
Quelques fois, j'ai demandé à ce collègue affecté auprès de la présidente de l'Université, si je pouvais me joindre au groupe auquel il avait facilement adhéré. Il m'a promis de faire le nécessaire. Mais il m'a fallu attendre longtemps avant que je n'y sois invité. Et puis, je me suis immédiatement que ce n'était pas de bon cœur que ses participants m'acceptaient. Cela ne venait pas de ce collègue qui avait intégré l'université le même jour que moi. Non, c'était les autres.
Je sais que je suis qui, en groupe, au sein de la réalité quotidienne, m'ouvre difficilement. Autant, lorsque j'écris, les mots me viennent aisément. Autant je sais développer des thèmes ou des idées qui me sont chères, lorsque je les inscris sur le papier. Autant, lorsque je me retrouve en groupe, au milieu de personnes – connues ou inconnues -, et même au milieu de ma famille, j'ai le sentiment d'être un intrus. Je me renferme dans ma coquille. Les mots ne parviennent pas à sortir de ma bouche. Le brouhaha environnant m'oppresse, me terrorise.
Il y avait de ça, évidemment. Et depuis, ce phénomène n'a fait qu'empirer. Mais, dans ce cas précis, il y avait aussi des regards ou des sourires qui ne trompaient pas. L'effet de groupe, une fois encore. Chacun d'eux était, amical, sympathique, cordial, pris séparément. Mais, lorsqu'ils se retrouvaient ensemble au réfectoire, ils me regardaient comme si j'étais un étranger. Lorsque je mangeais seul et que je les voyais au loin, je remarquais régulièrement qu'ils me regardaient de biais, un sourire en coin aux lèvres. Comme si me voir seul, avec cette envie de me joindre à eux sans en avoir la possibilité, les amusait. Comme si ils se délectaient de ma timidité à leur égard. Comme si ils savouraient l'air supérieur dont ils étaient dotés, et qui m'excluait forcément.
J'en souffrais horriblement. Et rien que de me remémorer ces images, m'est pénible. Je pense que c'est pour cette raison que l'unique échappatoire à laquelle je me suis raccroché venait de mon passé. Comme je l'ai déjà dit dans un autre texte, durant les années « Bibliothèque Nationale », il y a un lieu que j'aimais souvent fréquenter : la FNAC des Halles. Je ne l'avais pas oubliée. D'une certaine manière, c'était l'endroit qui se rapprochait le plus de l'antre à l'intérieur je pouvais me réfugier. Un lieu où je pouvais fuir l'Université et ses pressions continuelles. Un lieu où, contrairement à mon appartement, j'étais détendu, où j'étais entouré de livres, de cassettes vidéos, et de tous ces objets qui reflétaient tant ma personnalité et les centres d'intérêts constituant les piliers centraux de mon existence. Dès lors, très vite, je lui ai rendu visite environ une fois par semaine. Souvent, lorsque je prenais le RER qui devait me ramener chez moi, plutôt que descendre à la station qui en était la plus proche, je continuais jusqu'à celle qui me permettait d'y accéder.
J'ai donc cédé à la tentation. C'était tellement simple, tellement facile. De plus, je n'avais que cette opportunité pour trouver un peu de joie dans ce quotidien morne que je vivais. C'est ainsi que, chaque semaine, je me suis acheté nombre de livres, de films, qui me plaisaient. Etant convaincu qu'à la fin de l'année suivante, l'Education Nationale me titulariserait et que mon emploi à l'Université Paris XIII serait assuré, je ne réalisais pas dans quel piège je m'engouffrais. Après l'un de mes premiers achats, un vendeur m'a proposé de prendre une carte « FNAC ». Celle-ci avait l'avantage que mes achats soient débité un mois plus tard ; jusqu'à hauteur d'une certaine somme. Je ne me rappelle plus laquelle. Mais, pour l'exemple, nous durons 5000 francs. Au début, j'ai été attentif à ne pas l'utiliser souvent. Puis, peu à peu, mes achats devenant de plus en plus importants, je l'ai utilisée systématiquement. Il m'arrivait d'effectuer des dépenses de plus de 1000 francs par semaine parfois. Un jour, je me suis même acheté un ordinateur dernier cri ; le premier qui possédât, à l'époque, un lecteur de DVD intégré. Au Noel suivant, afin de faire plaisir à mes parents, je leur ai offert leur premier lecteur DVD, accompagné de deux ou trois DVD. Je me suis acheté la collection complète de la série « X Files » en cassettes vidéo. Comme j'avais, grâce à mon ordinateur, accès à la lecture de DVD, j'en ai acheté beaucoup. Dans la foulée, je me suis abonné à ce qui était encore l'Internet balbutiante. D'une lenteur que nous trouverions insupportable aujourd'hui. Mais, étant convaincu que ma place était assurée dans la société, que mon avenir professionnel était assuré, je ne me suis pas soucié de mes dépenses. Sans compter le gros morceau auquel je consacrerai un chapitre entier ultérieurement.
Evidemment, comme j'avais un salaire convenable et que mes dépenses commençaient à être conséquentes, j'ai souscrit à un, deux, trois, organismes de crédit. C'était tellement facile. Comme je m'habillais toujours en « costume-cravate », je me suis offert des costumes, des chaussures. J'avais une impression de toute puissance, une fierté et une aisance qui compensait celle que je n'avais pas face aux personnes que je fréquentais habituellement. Cette attitude, de 1999 à 2002, n'a fait que s'amplifier, et démesurément.
Parallèlement, à l'Université, je m'épuisais. Je ne contentais pas cette jeune femme qui était ma supérieure pour l'année scolaire 1999 – 2000. Mais, je ne m'en apercevais pas. J'essayais de faire au mieux de mes capacités et de mes possibilités. Sachant, évidemment, que l'emploi auquel j'étais affecté n'était pas adapté à la personne handicapée que j'étais. Car, évidemment, après le départ de celui qui m'avait accueilli en ces lieux, nul n'avait prévenu la nouvelle venue que j'avais passé un concours spécialement réservé aux handicapés. Elle ne voyait qu'une chose : il fallait que les taches qu'elle m'ordonnait soient effectuées en temps et en heure. Peu importait si celles-ci n'étaient pas adaptées à mon poste. Elle pensait surtout qu'en contentant la direction de l'Université, cette dernière prolongerait son contrat, et lui permettrait, au final, d'être, elle aussi, titularisée.
Vers le mois de Mai, il était convenu de faire un point sur ma situation, avant que je ne sois titularisé. Normalement, il ne s'agit que d'un point de détail. Il ne prête pas à conséquence. Il est exceptionnel qu'une titularisation soit discutée, voire refusée. Je me souviens encore de la façon dont elle m'a annoncé son point de vue : « A ce que je vois, m-a-t-elle expliqué, tu as des lacunes. Je ne peux donc pas, en mon âme et conscience, soutenir ta titularisation. Ce ne serait pas honnête vis-à-vis de la présidence de l'Université, ni vis-à-vis de l'Education Nationale. Je vais donc proposer que ton année d'examen avant titularisation soit prolongée d'une année, et ailleurs qu'à l'Université Paris XIII. ».
A ce moment-là, j'ai cru que la foudre m'avait frappé. Tout à coup, le sol s'ouvrait sous mes pieds. Cet avenir que je pensais serein, n'était pas aussi cimenté que je le croyais. Heureusement, à cette date-là, les dettes contractées n'étaient pas très importantes ; j'aurai pu les éponger en peu de temps. Donc, malgré la stupeur, faire une deuxième année de titularisation ne me faisait pas peur. D'autant que cette jeune femme a essayé de me rassurer. Elle m'a dit « Je suis sure qu'au bout de cette seconde année, tu seras titularisé. C'est juste pour être sur que tu es apte à la fonction que l'on t'attribue. ». Evidemment, dans sa logique, il n'était nulle part question de mon handicap ; et encore moins que j'aie passé un concours me donnant accès à un poste adapté à mon état. Non, selon son point de vue, j'avais les mêmes aptitudes qu'elle ou n'importe qui.
Mes nerfs ont légèrement lâchés, mais ils ont quand même tenu bon. Evidemment, la motivation n'y était plus. Et c'est avec joie et soulagement que j'ai vu la fin de l'année scolaire arriver. Après tout, rien n'était perdu. Je leur montrerais, l'année suivante, que ma titularisation devait être acceptée. Que j'étais apte aux taches que l'on exigeait de moi ; quitte à donner encore davantage, à y mettre plus d'énergie, de conviction.
J'ai rapidement appris que c'était à l'Université Paris VIII que je serais transféré. La chance voulait que celle-ci soit moins éloignée de chez moi que l'Université Paris XIII. Et elle l'a été encore moins après avoir déménagé dans mon second appartement situé à Saint-Denis. J'étais confiant. Et quand j'y ai posé les pieds pour la première fois, je me suis promis de faire tout ce qui était en mon pouvoir pour satisfaire ceux qui jugeraient ma compétence à être titularisé.
Le premier poste auquel j'ai été affecté était celui du Secrétariat permettant l'inscription des élèves au cœur de l'un des nombreux départements de l'université. Je me souviens encore de ce bureau. Ses étagères croulaient sous les dossiers. Il y avait des documents dans tous les coins. Trois meubles servant de table de travail y étaient installés. Les lieux étaient exigus. J'étais accompagné d'une autre secrétaire, ainsi que de l'homme qui supervisait la totalité du département concerné. Aussitôt, évidemment, j'ai essayé de faire au mieux pour contenter ceux et celles qui m'entouraient. Je devais accueillir les élèves – nous étions en début d'année scolaire -, et je devais participer, avec l'autre secrétaire, à l'élaboration de leurs dossiers d'inscription. Est-ce qu'ils avaient bien tous les formulaires nécessaires à celle-ci ; est-ce qu'ils les avaient remplis correctement. Bref, c'était de l'Administratif spécifique à cet environnement auquel je n'avais pas été initié.
Evidemment, comme à Paris XIII, le poste auquel on m'a affecté n'a jamais été adapté à une personne handicapée. Et les gens qui m'entouraient se souciaient peu de savoir si je réussissais à surmonter les difficultés auxquelles je devais faire face. Chacun avait ses propres préoccupations professionnelles. Le travail était particulièrement stressant, fatiguant. Je m'y suis investi au maximum de mes capacités. J'ai puisé dans mes forces pour ne pas fléchir. S'il y avait une chose que je ne souhaitais pas, c'était d'échouer. D'échouer alors que j'avais mis tant d'énergie afin de réussir à me faire une place dans un milieu professionnel pour lequel je donnais tout.
Je ne me suis pas plein. J'ai fait au mieux, me taisant, restant dans mon coin, et encaissant la fatigue, le stress, la pression, auxquels j'étais constamment confronté. Cela n'a pas été parfait, loin des là. Mais j'y ai toujours mis de la bonne volonté. Pourtant, au bout de quelques mois, mon supérieur hiérarchique direct m'a expliqué que je ne convenais pas à ce poste. Et qu'on allait me transférer ailleurs. J'ai donc changé d'étage. Je n'étais pas très loin de mon lieu précédent. Juste en face et un peu plus haut. J'ai été affecté à un autre poste administratif. Mais là, quelle n'a pas été ma surprise de découvrir, qu'il s'agissait d'un poste sans aucune fonction. En fait, j'arrivais chaque matin. J'étais sans cesse effectuer des recherches informatiques, voire sur Internet, afin de les proposer à mon supérieur. Je devais taper au clavier des rapports qui n'avaient que peu d'intérêt pour la collectivité. Jusqu'au jour où on m'a de nouveau changé de poste. Mais cette fois, celui-ci était situé en dehors de l'université. Il s'agissait d'un département rattaché des diplômes obtenus par correspondance. Mais encore une fois, il n'était pas adapté à une ou des personnes handicapées.
Que dire, sinon que j'ai alors atteint le summum du désespoir. J'ai immédiatement eu l'impression d'être mis dans un placard. Je devais valider des données sur ordinateur. Je faisais de mon mieux. Mais j'étais plus lent que mes collègues. J'avais besoin de calme et de tranquillité afin de me concentrer sur mon travail. Malheureusement, les gens qui constituaient le personnel de ce département étaient, pour la plupart plus jeunes que moi. Ils étaient de la génération montante, et qui, aujourd'hui, constituent la majorité des cadres que l'on trouve dans nos entreprises : de jeunes loups aux dents longues et sans états d'âme, dont la seule motivation, le seul centre d'intérêt dans la vie, est leur métier. Des personnes qui n'existent que par, que pour, celui-ci. Qui font des heures supplémentaires sans être payés, le principal étant la satisfaction de leurs employeurs, le bien de leur entreprise.
Du fait de mon handicap, je ne pouvais évidemment pas tenir le même rythme qu'eux. Et pourtant, chaque jour, ils me demandaient plus que j'étais capable de donner. Ils ne comprenaient pas que je fasse mes horaires, mais pas davantage. Pour eux, il aurait fallu que je sacrifie ma vie personnelle pour rester jusqu'à 20h ou 21h, alors que le terme de mon horaire était 18h. Evidemment, j'étais de plus en plus fatigué, de plus en plus stressé, de plus en plus défait, abattu. Je me sentais prisonnier d'un univers où je n'étais pas à ma place. Non seulement cela, mais un lieu où on ne me laissait aucun repos, aucun répit. Un lieu où on regardait mon handicap et mon besoin d'aller plus lentement, à un rythme moins soutenu, comme une gêne. Alors que mon dossier spécifiait quelle était la nature du concours que j'avais réussi.
C'est à ce moment-là que je me suis rendu compte à quel point le monde que je côtoyais n'était pas fait pour moi. Moi qui avais cru que la réussite de mon concours m'ouvrirait les portes du nouvel itinéraire de vie, je ne m'imaginais pas qu'il serait un enfer. Du fait de mon handicap et de mes épreuves personnelles, j'avais besoin de vivre plus calmement, plus sereinement. Or, l'université n'était pas l'endroit le plus approprié pour cela. C'était une fourmilière sans cesse en mouvement, exigeant d'être constamment sur le qui-vive. Il y avait des centaines de dossiers, des milliers de taches qu'on me demandait à effectuer en même temps. Pas le temps de se consacrer à l'une, de se concentrer sur l'une, que dix arrivaient. Il était impossible d'avoir l'esprit serein. J'étais seul dans un monde qui me broyait et auquel je ne pouvais pas échapper.
Deux derniers faits ont fini de m'achever avant le couperet qui m'a mis plus bas que terre et qui a transformé mon existence à tout jamais. Le premier, c'est que mes dépenses ont été de plus en plus importantes. En effet, plus je me sentais mal dans mon travail, plus mes achats étaient disproportionnés. Une façon, je crois, de m'échapper de ce quotidien dans lequel je ne me retrouvais pas. Plus le temps passait, plus mon rêve d'être quelqu'un de normal, dans un emploi stable, valorisant, ou je serais équilibré, heureux, épanoui, s'éloignait. Il se brisait et me brisait. Le second, c'est que j'avais fini, après moult aventures sur lesquelles je reviendrais certainement plus tard, par rencontrer une jeune femme. Elle était moins âgée que moi ; la vingtaine tout au plus, alors que j'en avais la trentaine. Mais cela ne semblait pas la déranger. J'en étais devenu passionnément amoureux. Je la trouvais mignonne, douce, craquante comme un cœur. A mes yeux, elle avait beaucoup de charme, beaucoup d'attraits qui me plaisaient profondément. Je profitais de chaque instant disponible en dehors de mes heures à l'Université pour les passer avec elle. J'essayais de lui faire plaisir au maximum. Je lui proposais des sorties au cinéma, en ville, tout ce qui m'était possible de partager avec elle, je le partageais. J'étais amoureux comme rarement je l'ai été ; et surtout comme jamais je n'ai pu l'exprimer. Pour une fois, j'étais accompagné d'une jeune femme qui m'enivrait, qui m'attirait, que je voyais séduisante, sensuelle, délicate ; tout ce que je cherchais chez une femme, elle l'avait.
J'ai connu de brefs mais d'intenses moments de bonheur en sa compagnie. Oh, je n'ai pas eu le temps de les développer, puisque notre relation a duré environ un mois, avant que le désastre ne survienne pratiquement du jour au lendemain. Le jour où j'ai pu lui faire l'amour, c'était comme si on m'avait ouvert les portes d'un nouvel univers. Plein de tendresse, de charme, de sensualité, de sensibilité, en prenant mon temps, en étant à chaque instant à l'écoute de ses désirs et de ses plaisirs charnels et érotiques. Je suis toujours quelqu'un de particulièrement attentionné, comme si la femme que j'honorais était une œuvre d'art. Mon seul désir a toujours été de voir ses yeux briller, d'exacerber ses sens, par mes caresses, par mes baisers, par l'affection et la tendresse que je lui procure, au maximum. Chaque fois, je m'y consacre afin que ce soient des instants uniques, magiques, pleinement délicats. Car pour moi, il s'agit de ce qu'il y a de plus grand dans ce que l'on offre de soi à l'autre. Et je ne regrette pas de m'y adonner avec tant de ferveur, même si c'est souvent à sens unique. Comme cela a été le cas cette fois-là. Mais c'est un instant qui restera gravé dans ma mémoire jusqu'au dernier jour de mon existence. Un de ces rares instants de félicité et de fierté d'être un homme dans le sens le plus strict du terme, qui m'ait été donné de vivre.
J'espérais que ce soit le début d'une belle relation qui se consoliderait avec le temps. Comme j'étais naïf. Comme j'ai été dupe. Et les événements n'ont pas tardé à me rappeler que ces brefs moments de bonheur, il me faudrait sous peu les payer au prix fort. Mais je ne pensais pas que la déflagration serait aussi apocalyptique, et que je ne m'en relèverai jamais complétement. Bien entendu, je n'ai que 46 ans, et j'ai encore beaucoup de choses à vivre, heureuses ou malheureuses. Mais, si vous lisez ce récit depuis son début, vous vous rendez maintenant compte que j'ai déjà été confronté à beaucoup de choses. Malgré tout, les faits que je vais relater désormais, au terme de l'année 2001 – 2002 à l'Université Paris VIII a encore des incidences sur mon état de santé actuel. Si je suis aussi fragile aujourd'hui, il faut en trouver les racines dans les événements qui se sont succédé aux alentours du mois de Mai 2002.
Je ne sais plus quel jour c'était exactement, mais le contenu de ce jour-là, et de ceux qui lui ont immédiatement succédé, restent gravés en moi. Pour resituer le contexte, rappelons que j'avais accumulé de nombreuses dettes auprès des organismes de crédits auxquels j'avais demandé de l'argent. Et déjà, je commençais à avoir des difficultés à les rembourser. J'avais alors eu l'idée de rassembler tous ces prêts en un seul afin d'en diminuer les mensualités. L'idée était bonne, mais à cette époque-là, les organismes de ce genre étaient rares. Et celui auprès duquel j'ai postulé avait refusé mon dossier. J'étais donc dans une situation de plus en plus délicate. A mon avis, a vue de nez, je devais rembourser dans les 70 000 euros ; le plus gros de cette dette étant due a un projet avorté sur lequel je reviendrais plus longuement dans un chapitre ultérieur. Parallèlement, ce jour-là, cela faisait trois jours que je n'avais plus de nouvelles de ma petite amie. Dès le départ, nous avions pris l'habitude que nous nous téléphonions chaque soir vers vingt heures. Lorsqu'elle ne me rejoignait pas chez moi pour passer quelques jours avec moi, évidemment. Or, du jour au lendemain, sans aucune explication, sans aucune raison, elle avait disparu de la circulation. Et je m'inquiétais. La pression était telle que je tentais de la joindre entre six à sept fois d'affilée, voire davantage, aux alentours de vingt heures. Et ma tension nerveuse, déjà mise à mal par les problèmes financiers qui s'accumulaient et auxquels je n'avais aucune solution, croissait de jour en jour. La fatigue liée à mon emploi, où j'essayais de donner le meilleur de moi-même, s'accumulait. Car je savais que, prochainement, mon supérieur hiérarchique me convoquerait une nouvelle fois en vue de ma titularisation. Et mon esprit était concentré sur ces trois épreuves avec lesquelles je jonglais en permanence.
C'est dans ce contexte que mon chef de département m'a demandé de venir dans son bureau. Il m'a dit de m'asseoir. Il s'est installé dans son fauteuil. Je le revois encore, ce jeune trentenaire aux dents longues qui ne comptait pas ses heures, et qui donnait toute sa vie à son travail. Fier de sa supériorité hiérarchique, de considérer que rien d'autre n'était plus important que l'énergie qu'il donnait à l'Université, laissant sa vie personnelle, sentimentale, familiale, amicale, de côté, pour uniquement contenter la présidence.
Tout le monde le savait, je n'avais pas cette même vision de ce que devait être mon existence. Quand je quittais les lieux, j'étais heureux de retrouver ma vie et mes projets. Surtout depuis que j'avais changé d'appartement et que mon environnement était devenu moins bruyant. Et encore plus que j'avais croisé la route de cette jeune femme qui était ma petite amie. Enfin, malgré les embêtements financiers qui, je l'espérais, n'étaient que temporaires, j'avais le sentiment de voir le bout du tunnel. Ma titularisation arrangerait tout à ce propos. Et je découvrirais la sérénité et le calme d'une vie « normale », comme tout un chacun avait, et à laquelle j'estimais avoir droit au terme de tous les efforts consentis pour y parvenir.
Puis, soudain, l'éclair de la réalité m'a foudroyé. Mon supérieur m'a expliqué qu'il ne me jugeait pas apte à être titularisé. Pour lui, mon handicap était un frein à une carrière dans l'administration de l'Education Nationale ; selon sa vision de ce que devait être celle-ci. Il m'a avoué que, parfois, lorsque je rentrais chez moi, après, certains collègues devaient reprendre les fonctions que j'avais effectuées dans la journée pour les corriger. Que j'étais davantage un poids qu'un atout. Et que, dans ces conditions, il se devait de refuser ma titularisation ; dans mon intérêt autant que dans celui de l'Education Nationale.
Je n'ai rien dit. J'étais trop abasourdi par ce que je venais d'entendre. J'ai eu l'impression que l'on venait de me mettre un coup de poing dans le ventre, et que, maintenant, terrassé, j'étais à terre, KO. Je me suis donc levé, sans un mot. J'ai rejoint mon bureau. Je me suis assis. Et, comme si une apocalypse continuelle ravageait mon corps, mes esprit s'est détaché de la réalité. Les yeux dans le lointain, je me suis replié au plus profond de moi-même. Je me suis réfugié dans l'ultime lieu où personne ne pouvait m'atteindre, me blesser, me tuer moralement ou psychologiquement : dans les murs de mon esprit et de ma conscience.
Au bout de quelques instants, les collègues dans la même pièce que moi se sont rendu compte qu'il y avait quelque chose qui n'allait pas. Je ne réagissais pas. Je ne parlais pas. Je ne bougeais pas. Je n'étais pas concentré sur mon clavier ou les différentes tâches que j'effectuais habituellement. Mon visage était fermé, mon regard lointain. Entre parenthèses, à partir de maintenant et pour quelques lignes, je vais retranscrire les faits tels que l'on me les a rapporté par la suite. Un de mes collègues s'est approché de moi et a essayé de me dire des mots et des phrases. Je ne les ai pas perçues, je n'étais plus là. Mon corps était présent, mais moi, je ne l'étais pas. Il a insisté, il a prévenu les gens qui se trouvaient là. Certains ont tenté de me faire réagir. Une femme qui avait des notions de psychologie est arrivée. Elle a pris le relais. Le chef du département a été prévenu, et est arrivé toutes affaires cessantes. Il s'est enquis de ce qui m'arrivait, et mon supérieur direct lui a expliqué de ce qu'il m'avait appris. Ce n'est qu'au bout d'un certain temps, une demi-heure, une heure, je ne sais plus, que j'ai émergé. Comme si je me réveillais peu à peu, lentement, d'un long sommeil cauchemardesque.
On m'a expliqué par la suite que j'avais eu une crise « d'aphasie ». C'est la seule fois de mon existence que j'ai été la victime de ce genre de crise. Mais, c'est à partir de cet instant précis que j'ai changé. Après cet instant, je n'ai plus jamais été le même qu'avant. Le Dominique qui parvenait jusqu'alors à encaisser les coups, solide, fragile et sensible certes, mais qui n'était pas « cassé », « brisé », avait, du jour ou lendemain, disparu. Après cela, je n'ai plus jamais été le même. A tel point que les jours suivants, j'ai été vidé de toute énergie, de toute envie, de tout espoir, de tout horizon. Je me rendais à mon travail comme un zombi. J'ai fait plusieurs crises de convulsions. Mon état de stress a grimpé subitement. Mon angoisse, ma peur du lendemain que je pensais avoir définitivement laissée derrière moi, s'est de nouveau manifestée, et avec encore plus de virulence qu'auparavant.
Quelques jours plus tard, je suis allé à un rendez-vous chez le neurologue qui me suivait pour ma maladie depuis que j'étais revenu à Paris. La tension s'était accumulée, le stress, la fatigue nerveuse, psychologique, physique également. Car entretemps, mes problèmes d'emprunts auprès des différents organismes de crédit auxquels j'avais souscrit s'étaient aggravés. Désormais, je ne cessais de jongler entre les cinq ou six qui m'enchainaient étaient devenus non maitrisables. Ils grevaient de façon irrémédiable mon compte en banque. Et je dépensais beaucoup plus que je ne gagnais afin de les rembourser. Même en me restreignant au maximum, la machine infernale que j'avais mis en branle depuis deux ans en tentant de la contrôler, était devenue folle. J'en étais à songer de déposer un dossier de surendettement à la Banque de France. Et j'avais conscience quelles conséquences cette initiative pourrait avoir sur mon avenir à plus ou moins longue échéance. Mais avais-je le choix. Je ne le croyais pas. Et d'un autre côté, j'avais enfin eu des nouvelles de ma petite amie. Après bien des tentatives à essayer de la contacter par téléphone les soirées précédentes, à appeler et rappeler des dizaines de fois sue son téléphone portable au point d'en faire des crises de nerfs, au point de pleurer de rage et de désespoir, je lui avais parlé. Et elle m'avait dit qu'elle me quittait. « En effet, m'avait-elle avoué, je n'ai pas envie de m'engager. Je veux profiter de ma jeunesse. Je veux avoir d'autres expériences amoureuses et sexuelles avant de me fixer. Et puis, il est vrai que je ne me vois pas me promener dans la rue avec toi. Ta tache de vin, ton handicap, je ne me sens pas à l'aise. J'aurai peur qu'on nous regarde. Je ne pourrais pas assumer, je suis désolé. ».
Combien de fois au cours de ma vie, m'a-t-on répété ces mêmes mots à peu de choses près ; avant et après cet épisode particulier. Ils ont contribué à ma souffrance toute ma vie. Ils ont contribué au fait que je n'osais jamais aller vers les jeunes femmes qui me plaisent, comme je l'ai déjà expliqué. Ce qui était assez différent cette fois-ci, c'est que ses paroles venaient alourdir une situation inexcitable dans laquelle je m'engluais de plus en plus. J'avais peur au point d'en faire des cauchemars toutes les nuits quand je parvenais à m'endormir. Or, je dormais peu, tellement mon esprit était accaparé par ces épreuves.
J'étais donc dans un état de nerfs à la limite de l'explosion lorsque je me suis rendu chez mon neurologue. Et, lorsque je me suis retrouvé devant lui, finalement, j'ai craqué. Secoué de soubresauts convulsifs, de larmes de désespoir, j'étais prêt à me taper la tête contre les murs devant lui. Je me griffais les bras, hurlais presque. Inquiet, mon médecin s'est aperçu que j'étais à bout ; que ce serait dangereux de me laisser repartir dans ces circonstances. Il m'a fait hospitaliser d'office pour une cure de repos.
J'y suis resté deux à trois semaines il me semble. Quand je suis rentré à l'hôpital, je possédais le minimum sur moi. Heureusement, j'avais tous mes papiers – carte d'identité, sécurité sociale, etc. Mais je n'avais que les vêtements que je portais. J'ai tout de même eu l'autorisation de téléphoner à mes parents, qui se trouvaient alors dans leur maison de la Sarthe. Mon père est tout de suite monté à Paris. Il m'a apporté à l'hôpital le minimum pour que je puisse y résider correctement. Il est reparti pour la Sarthe, mais a fait plusieurs allers retours afin de prendre de mes nouvelles. Et au terme de mon hospitalisation, après deux ou trois jours passés à mon appartement, il a pensé que la meilleure solution pour moi, serait qu'il me conduise jusqu'en Sarthe pour que je m'y repose le plus longtemps possible. Mon neurologue m'a accordé un congé de longue maladie. Durant mon séjour à l'hôpital, évidemment, on m'a ausculté minutieusement. J'ai eu droit à nombre de scanners, d'IRM, etc., pour être certain qu'il n'y avait pas autre chose qui se cachait derrière tous ces symptômes. Mais non, son diagnostic a été sans appel : il s'agissait d'un épuisement généralisé, accompagné d'une forte dépression nerveuse.
C'est ainsi que j'ai définitivement laissé la capitale derrière moi, et que je n'y suis jamais revenu. A quoi bon, ma carrière à l'Education Nationale était terminée. J'étais dans un état physique et psychologique lamentable. Mon père s'est donc occupé de résilier le bail de mon appartement et toute la paperasserie inhérente à ma non-titularisation. Il s'est aussi occupé de mon déménagement, et toutes mes affaires se sont retrouvées au bout de quelques temps dans des cartons. Lesquels se sont accumulés dans le garage de la demeure de ma famille. Ils y sont restés tout le temps où je suis resté en convalescence chez eux. Qui a duré environ deux ans ; avec un retour de quelques semaines de repos forcé à l'hôpital de Laval.
Ma mère, de son coté, a repris mes comptes bancaires en main afin de les assainir. J'ai échappé de peu au dossier de surendettement à la Banque de France. Par contre, pendant deux ans, je n'ai plus dépensé un centime. Et, à force de volonté, de conseils avisés de ma mère, de contrôles de mes rentrées et de mes sorties d'argent, j'ai progressivement pu rembourser un, deux, trois, etc. organismes de crédits. Mes finances se sont allégées. J'ai pu, de nouveau, avoir accès à une carte bancaire de retrait limité. Et durant une année supplémentaire, je me suis contenté de celle-ci sous l'œil vigilant de ma mère.
Ce n'est qu'au bout de ce laps de temps que j'ai trouvé un appartement dans la ville la plus proche du village ou habitaient mes parents. Son loyer n'était pas très élevé. Il était assez petit puisque le cagibi qui jouxtait celui-ci s'est transformé en bibliothèque. C'est là où j'ai rangé sur des étagères la majorité des livres que je possédais. J'ai été suivi par une psychologue. J'y allais une fois par semaine, et j'en étais heureux, parce que lui parler m'a permis d'y voir plus clair dans ma tête. Malgré tout, j'étais toujours aussi fragile nerveusement. Et depuis, je n'ai plus jamais eu d'emploi. J'ai compris que si je recommençais dans cette voie, j'y laisserais ma santé, et peut-être ma vie. J'ai réalisé que toutes les expériences que j'avais accumulées, que ce soit à la Bibliothèque Nationale ou à l'Education Nationale, me conduisaient sur un seul chemin. Celui-ci s'imposait de plus en plus à moi au fil des années et des épreuves désastreuses auxquelles j'étais confronté. Celui d'écrire, et de vivre pour, par, cette vocation.
Au début, cela a été un motif de conflit entre mes parents et moi. Au terme de ma convalescence, ils ont commencé à me demander comment je voyais mon avenir. J'y avais réfléchi, bien entendu. Et la psychologue qui m'aidait, m'a permis d'éclaircir ce qui m'a semblé nébuleux et improbable pendant longtemps. Car mes parents m'ont toujours affirmé qu'être écrivain n'était pas un métier, juste une passion. Ils étaient persuadés que ce n'était pas une bonne voie pour moi, qu'elle ne me mènerait à rien. Evidemment, malgré mon âge, je ne voulais pas les décevoir. Surtout après ces trois années désastreuses qui venaient de s'écouler. Et cela tout d'abord longtemps été un combat intérieur d'accepter que j'étais le seul à pouvoir décider de ce que je voulais faire de ma vie. Peu à peu, pourtant, ce que je savais déjà depuis l'époque de la Bibliothèque Nationale et ma « Révélation », s'est imposé à moi. Je ne pouvais reculer indéfiniment, au risque de me perdre de nouveau ; et cette fois définitivement. C'était ce que je portais en moi depuis toujours, et dont les événements, les personnes, m'avaient détourné parce que ce n'était pas dans les normes. Et pourtant, c'était le pilier central de mon existence, je ne pouvais m'y soustraire. Je n'avais qu'un seul chemin possible, que cette psychologue m'a permis d'accepter. Elle m'a appris à me détacher, au prix de cris, de désaccords, de mésententes qui ont duré plusieurs mois. Ecrire, encore écrire, toujours écrire, elle était ma vocation ; tel était mon destin.