Questionnements

Dominique Capo

Suite et rectification des derniers paragraphes rédigés hier...

Ce que j'ai oublié de relater hier, au terme de la dizaine de pages que j'ai rédigées, c'est qu'en juin 1989, aux derniers jours de ma scolarité -, j'ai tenté une dernière approche concernant cette jeune femme. Enfin, pas exactement. Je me suis autorisé un ultime rêve :

Tout d'abord, je me suis débrouillé auprès du contact qui lui avait remis mes missives, pour récupérer son numéro de téléphone. Je l'ai précieusement gardé comme une relique, au cours de ces semaines suivantes. Souvent, je l'admirais, je me demandais ce qu'elle faisait au même instant, avec qui elle était, si elle était heureuse ou pas.

Jamais je n'ai osé la contacter par téléphone. L'idée m'a évidemment traversé l'esprit à maintes reprises. Comment et pourquoi le nierai-je ? Mais qu'étais-je pour elle ? Rien, un insecte, une personne insignifiante qui avait traversé son existence à la vitesse de l'éclair, et qui en était ressorti aussitôt. Elle avait sa cour, ses ami(e)s, ses proches, ses préoccupations, etc. Pourquoi m'acharner.

Il n'y a que le dernier jour où j'ai espéré la croiser une fois encore ; une fois de plus avant que cette page de ma vie ne se referme définitivement. C'était un samedi matin si je me souviens bien. Il faisait beau et chaud. Il ne restait presque plus aucun élève dans l'enceinte du lycée. L'heure de midi approchait, et j'étais sur le point de prendre le car qui me ramènerait chez moi. Je suis sorti de l'établissement. Je me suis installé à proximité de son portail ; un œil fixé sur le lieu de passage qui ne tarderait pas à arriver. Puis, j'ai patienté. J'ai espéré la voir sortir du lycée, seule ou accompagnée, peu importait. De toute manière, si elle avait été seule, jamais je n'aurais osé l'aborder.

Hélas, elle n'a jamais franchi le portail. Et c'est triste, dépité, que je suis rentré à mon domicile. Et aujourd'hui encore, malgré les décennies qui se sont écoulées, je ne l'ai jamais oubliée. Elle reste gravée dans ma mémoire comme un rayon de Soleil, une illumination éphémère qui a enflammé mon adolescence. A un moment où celle-ci était profondément tourmentée, elle a parfois été le seul rocher auquel je me suis accroché au cours de ces années lycéennes.

D'autant qu'une autre épreuve s'est immédiatement substituée dans les semaines qui ont suivi. C'est à cette époque que j'ai accepté qu'un chirurgien plastique et esthétique m'ôte ma tâche de naissance. Quelques semaines plus tôt, j'avais eu un entretien, en compagnie de ma mère, avec l'un des plus réputés de la place de Paris. Celui-ci m'avait affirmé qu'à l'issue de mes opérations, 90 % de ma tâche aurait complétement disparue. Pour me le prouver, il m'avait enduit l'endroit où elle se situait d'une crème – une sorte de maquillage – couleur peau. Il souhaitait que je voie à quoi je ressemblerais au final.

Je dois déclarer que je ne me suis pas reconnu. Pour la première et la dernière fois de mon existence, j'ai eu le sentiment, enfin, d'être un adolescent comme les autres. Sans tare, sans difformité, sans objet de moquerie ou de rejet. Je me suis senti un homme neuf, comme si, après des années passées dans l'obscurité, au sein d'une prison dans laquelle on m'avait enfermé depuis ma naissance, je voyais la lumière du jour. Cela peut paraitre ridicule aux lecteurs et aux lectrices qui suivent ces lignes. Cependant, c'est ce que j'ai éprouvé au plus profond de mon cœur, de mon âme, et de mon corps.

A telle enseigne, que dès le lendemain, j'ai décidé de changer de tenue pour me rendre au lycée. D'habitude, j'en portais une relativement décontractée, comme n'importe quel jeune homme de mon âge. A la grande surprise de ma mère, j'ai demandé à porter des vêtements légèrement plus chics : un pantalon noir, une chemise blanche, ainsi qu'un blouson de cuir que mes grands-parents m'avaient offerts peu de temps auparavant. Lorsque je suis arrivé dans la cour du lycée, que j'ai rejoint mes camarades de classe avec lesquels je n'avais pas trop de problèmes de communication, ceux-ci n'ont, d'abord, rien remarqué de particulier. Ils ont uniquement été légèrement surpris de mon changement d'aspect vestimentaire. Puis, au bout de quelques secondes, une jeune femme appartenant à ce groupe, m'a auscultée bizarrement. Comme si tout à coup, devant elle se tenait quelqu'un de différent de la personne qu'elle côtoyait tous les jours. « Regardez. », a-t-elle murmurée, abasourdie. C'est à cet instant précis que mes autres camarades m'ont contemplé étrangement. Oh, ils n'étaient ni hostiles, ni moqueurs, ou autre. Non, c'était juste comme si ils découvraient un autre individu à la place de celui qu'ils fréquentaient. Cette jeune femme a d'ailleurs affirmé, dans la foulée, qu'elle me trouvait plutôt séduisant.

C'était bien la première fois que l'on me faisait ce genre de réflexion. J'en ai été gêné. Je n'avais pas l'habitude. Et encore moins quelques jours plus tard, lorsque le samedi après-midi suivant, je suis allé chez l'un de mes rares amis de lycée. Il avait été prévu que je l'attende devant la gare la plus proche de son domicile. Je suis quelqu'un qui a toujours été très ponctuel. C'est toujours le cas. Je suis donc venu en avance. J'ai patienté une quinzaine de minutes devant la gare. Eh bien, c'est la seule et unique fois de ma vie qu'une jeune femme ayant à peu près mon âge, m'a abordé. Apparemment, elle attendait son train. Elle patientait à moins d'une dizaine de mètres de moi. De mon côté, j'étais surtout préoccupé par l'arrivée de mon ami. Elle a commencé à me parler, de tout et de rien. Juste histoire de discuter un peu. Puis, vers la fin, peu de temps avant que mon ami me rejoigne, elle m'a demandé si je souhaitais aller prendre un café dans un bar. J'étais décontenancé, honoré, je n'en disconviens pas. Alors qu'à l'accoutumée, les jeunes femmes me fuyaient comme la peste, se moquaient de moi, me dédaignaient pour mes collègues de classe, exceptionnellement, l'une d'entre elle me découvrait assez attirant pour vouloir de ma présence à ses côtés.

 J'ai décliné son invitation, car cet ami arrivait justement. Je l'en ai remercié, et cette initiative m'a réchauffée le cœur.

Hélas, cet état de grâce n'a duré, au mieux, que deux à trois semaines en tout. En effet, très vite après la fin de l'année scolaire, je suis entré en clinique pour me faire opérer. L'opération devait se dérouler en deux temps. Dans un premier temps, on devait me poser des sortes de ballons destinés à être progressivement gonflés. C'est ainsi que de la peau de mon visage supplémentaire devait être créée. Et c'est elle qui, dans un deuxième temps, une fois qu'il y en aurait assez, serait manipulée, étalée, afin de recouvrir les parties rougeâtres de mon visage. 

La première opération, en elle-même, n'a pas été douloureuse. Elle n'a duré que quelques heures, et je n'ai été hospitalisé que trois ou quatre jours. Ce dont je me souviens davantage, c'est la chaleur. Dieu qu'il a fait chaud durant cette période. Ce dont je me souviens aussi, c'est que c'est lors de cette hospitalisation que j'ai entamé la lecture des Chroniques d'Alvin le Faiseur.

Ce que je me souviens surtout, c'est de l'après. Car une fois par semaine, je devais me rendre à l'hôpital en séance externe. Un médecin devait gonfler, à l'aide d'une seringue contenant un sérum physiologique, les ballons que j'avais sous la peau. J'ai été la proie de multiples douleurs physiques au cours de mon existence. Je peux affirmer que je l'endure sans rechigner jusqu'à un niveau assez élevé. Malgré tout, ces séances, je les ai vécues comme de terribles et cauchemardesques tortures physiques. Rares ont été les fois où j'ai atteint ce degré de douleur. A chaque fois que ma peau se décollait et que le sérum physiologique grossissait ces ballons, c'est comme si on m'enfonçait une aiguille chauffée à blanc à l'intérieur du crâne. Une aiguille qui me le transperçait de part en part. Ma mère était à mes côtés. Heureusement, car je m'accrochais à elle, je bloquais ma respiration afin de ne pas me mettre à hurler. J'en avais les larmes qui me montaient aux yeux. Ces séances m'ont secoué comme jamais je ne l'avais été jusque-là.

Celles-ci ont duré tout l'été. Au début, j'ai pu sortir un peu en dehors de chez moi. Je suis allé voir des copains de lycée, ou des copains de copains de lycée. Mais, très vite, les ballons ont gonflé de telle manière que mon visage est devenu difforme. J'ai peu à peu eu l'impression de posséder la face « d'Eléphant-Man », pour ceux et celles qui ont visionné ce film de David Lynch. D'ailleurs, par la suite, j'ai mis très longtemps avant de pouvoir regarder ce film. J'ai essayé plusieurs fois. Quand il était diffusé à la télévision, je me disais : « Allez, ce n'est qu'une œuvre de fiction ; ce n'est que du cinéma. ». Pourtant non, au bout d'une vingtaine de minutes, je n'arrivais pas à en supporter davantage. Je me voyais à la place de l'homme monstrueux, de la bête de foire qu'il était. Et il me renvoyait à l'imager que j'avais de moi, à cette image que j'ai trainée durant toute mon enfance et toute mon adolescence. Ce n'est qu'il y a une dizaine d'années, qu'enfin, j'ai réussis à surmonter mes appréhensions, et que j'ai pu aller jusqu'au bout. Il m'a malgré tout secoué jusque dans mes fondements les plus intimes et les plus profondément blessés.

J'ai profité de cette période d'enfermement relatif chez mes parents, pour m'adonner à ma principale passion d'alors : le dessin. Comme je l'ai déjà expliqué, ma passion pour l'écriture, ma vocation, s'est décelée au moment où je suis entré à la Bibliothèque Nationale. Avant, mes penchants étaient plus portés vers cet autre art. J'ai donc passé tout l'été 1989 penché sur la table de la salle à manger. Armé de feuilles de papier canson, de crayons, de stylos feutres à pointes extrêmement fine, j'ai imaginé les contours d'un continent imaginaire. Un continent issu de mon imaginaire médiéval-fantastique qui commençait à se développer énormément. Il était constellé de déserts, de forêts, de fleuves, de montagnes, etc. Il était peuplé de villes, de mégalopoles, de villages, de nations et d'empires. J'ai inventé des noms de lieux, de provinces, de territoires. J'ai utilisé la quasi-totalité de feuilles cansons que j'avais à ma disposition. Et, à la fin de l'Eté, le périmètre de cette carte de contrées fantasmagorique a été de deux mètres sur deux.

J'ai scotché entre eux les nombreux pans de cette carte. Je l'ai accrochée au mur du studio attenant au pavillon de mes parents. Il était vide puisqu'à l'origine, il était destiné à accueillir mes grands-parents paternels. Ils ne l'ont utilisé qu'en deux ou trois occasions juste après la fin de sa construction. Puis, eux qui vivaient à Marseille – ville où je suis né et que j'ai définitivement quittée en 1975 lorsque mon père et ma mère ont déménagé pour la capitale - ils ne sont plus jamais monté nous voir. Ce studio a donc finalement été laissé en l'état. En 1987, au cours de la période qui a déchiré ma famille en profondeur, c'est là que mon père a logé plusieurs mois. Jusqu'à cette fameuse nuit apocalyptique sur laquelle je reviendrais peut-être plus tard. Ensuite, y a été installé le plateau de jeux de figurines que mon père avait fabriqué pour moi. Il l'a conçu à partir d'une esquisse apparaissant sur la dernière page du livre de règles de la première version du wargame « Warhammer ». C'était l'époque où je m'intéressais en parallèle à ce genre d'activité. Cet intérêt s'est poursuivi jusque vers 1995 environs. J'ai possédé une immense armée d'elfes noirs, accompagnée de hordes de gobelins et d'orcs. J'ai investi un bon paquet d'argent dans cette armée. De fait, pour une fois, mon père qui était un excellent bricoleur, a voulu me faire plaisir. Pendant plusieurs jours, il m'a construit ce décor. Et il l'a installé dans ce studio, où je me réunissais parfois avec mes premiers joueurs de jeux de rôles. Cela s'est produit épisodiquement. Nous nous y réunissions épisodiquement à partir de vingt heures le samedi soir. Et nous y terminions nos parties de jeux de rôles, ou de wargames, vers cinq heures du matin. Je me souviens en particulier d'une partie d'Advanced Donjons et Dragons », une campagne de mon cru tirée d'un scénario officiel intitulée « le Temple du Mal élémentaire », qui a débutée à vingt heures le samedi soir, et qui s'est conclue le lendemain, à midi. C'est certainement la plus longue partie de jeux de rôles que j'ai présidée.

En tout état de cause, en Septembre 1989, j'ai de nouveau été hospitalisé. Mon chirurgien plasticien m'a juré que les deux ballons seraient retirés lors de cette opération. Et qu'ensuite, ma peau retrouverait l'éclat de celle que j'avais brièvement connue juste avant la fin de l'année scolaire. J'étais heureux que ce calvaire se termine, et que je puisse recouvrer un visage normal ; être comme tout le monde. C'est confiant que je suis allé en clinique.

Malheureusement, lorsque j'ai rouvert les yeux, mon chirurgien m'a expliqué que l'opération avait été plus longue et plus compliquée que prévue : une douzaine d'heures il me semble. Il m'a dit qu'il n'avait pu retirer qu'un des deux ballons. Qu'il n'avait pu déployer la peau supplémentaire qu'en un seul lieu : sur mon front. Et qu'il faudrait que je me fasse réopérer deux mois plus tard, le temps que la peau de mon visage se repose un peu des meurtrissures qu'il venait de lui infliger.

J'ai été déçu, cela va sans dire. De plus, j'avais la tête enturbannée. Tel un œuf de paques, elle était enveloppée dans des rubans. Un de mes yeux était dissimulé sous un épais coton destiné à le protéger. Puisque lui aussi avait été opéré. J'ai dû garder ces pansements durant deux mois, jusqu'à mon second passage sur le billard. Et hélas pour moi, l'Eté s'étant éternisé, la chaleur était encore lourde, ce qui n'arrangeait pas les choses.

Enfin, deux mois plus tard, la seconde opération s'est bien déroulée. J'étais certain que, cette fois, j'en avais fini avec la chirurgie plastique et esthétique. J'étais convaincu que mon visage allait retrouver l'aspect qu'on m'avait promis. Or, à l'issue de celle-ci, quand je suis retourné voir ce professionnel, qu'il m'a retiré mes derniers bandages, mes ultimes points de suture, il m'a expliqué qu'il y aurait encore des améliorations à effectuer. Que ce qu'il m'avait déclaré n'avait pas tenu ses promesses, et qu'il faudrait que je me fasse réopérer plusieurs fois. Combien ? Il ne le savait pas exactement. Tout cela afin de poursuivre ma reconstruction faciale.

Les années suivantes ont été essentiellement consacrées à diverses opérations censées améliorer les choses. J'ai eu des séances de lasers, mais qui n'ont pas eu l'effet escompté. La technique était alors loin d'être au point. On m'a greffé de la peau du bras ou de derrière l'oreille sur la paupière ou le rouge apparaissait encore. Ce, parce que la peau qu'on y avait déployé était trop lourde et qu'elle était épaisse. Ma paupière se refermait, de fait légèrement plus que l'autre, et accentuait l'asymétrie de ma face. On m'a réopéré l'arête du nez afin de tenter d'en diminuer l'asymétrie également. Ces opérations se sont multipliées jusqu'aux alentours de 1996 ou de 1997, puisque la dernière s'est déroulée à Angers. A l'époque, j'habitais à Laval, et c'était à Angers que se situait le CHU le plus proche de chez moi habilité à cette sorte de pratique opératoire. Mais, entre ces deux périodes, les améliorations n'ont été que minimes. Et, déçu, sachant au fond de moi, que rien n'améliorerait plus mon physique désavantagé, que je n'acquerrais jamais un visage normal malgré tous les efforts déployés en ce sens, j'ai jeté l'éponge.

J'ai réalisé à ce moment-là, que mon avenir sentimental était condamné, que j'avais ma crois à porter pour le restant de mes jours. J'étais persuadé que j'aurai beau faire tout mon possible pour améliorer ma situation, je resterai toujours le vilain petit canard. L'éternel solitaire, célibataire, qui ne serait jamais attirant pour une jeune femme que son cœur avait choisi. C'est d'ailleurs à ce moment-là que le paroxysme de ma souffrance et de ma détresse morale, sentimentale, intime, s'est déclaré. C'est au cours de cette période que ma sensibilité s'est exacerbée à son maximum, que je me suis scarifié les bras à de nombreuses reprises. Je songeais que la souffrance physique était un moindre mal, comparée à la douleur psychique dont j'étais quotidiennement le prisonnier. C'est lors de cette période où j'ai plusieurs fois pensé mettre un terme définitif à mon existence. C'est aussi au cours de cette période que j'ai mis mon appartement sens dessus dessous. J'étais fou de détresse parce que les jeunes hommes et les jeunes femmes que je fréquentais, étaient en pleine possession de leurs moyens. Ils étaient heureux de leur jeunesse, de leur beauté, de leur joie de pouvoir partager ces plaisirs si simple, si naturels, que sont l'amour, l'attirance physique, le sexe, etc. Alors qu'ils  m'étaient interdits, que dès que j'osais, timidement, maladroitement, approcher une jeune femme qui me plaisait, je chutais. J'étais éconduit plus ou moins gentiment. Tandis qu'elles se précipitaient aussitôt dans les bras de ceux qui m'entouraient.                                     


Je reparlerai plus tard – peut-être – d'autres aspects qui m'ont profondément marqué, heurté, blessé. Ce que je voulais surtout spécifier, c'est que, de tout ce que je viens de décrire ci-dessus, mes parents n'en n'ont jamais été conscients. Mes premiers pas en tant qu'écrivain, mes souffrances vis-à-vis de mes camarades de classe, dont j'étais perpétuellement la cible. Mes premiers émois. Mes états d'âme, qu'ils jugeaient, au mieux sans objet, au pire, qui les irritaient. Les conséquences désastreuses pour ma santé mentale de mes opérations de chirurgie esthétique. Mes recherches à la Bibliothèque Nationale. Mon avidité intellectuelle qui en a résulté, ils n'y ont jamais montré le moindre intérêt.

Mais revenons un instant un peu en arrière. A la fin du collège, on est obligé de rencontrer un conseiller d'orientation. Et comme je l'ai expliqué tout à l'heure, j'étais alors en pleine période où je dessinais énormément. Mon rêve était alors d'intégrer une école des Beaux-Arts, pour ensuite me diriger vers la Bande Dessinée. Mes parents, à cause de mon handicap, n'y étaient pas favorables, et le conseiller d'orientation est allé dans leur sens. Il a jugé que la seule voie où j'aurais, plus tard, la possibilité d'accéder à un emploi, était la comptabilité. Moi qui n'aimais pas les mathématiques, j'ai aussitôt eu l'impression qu'on m'envoyait en prison.

Evidemment, j'ai raté mes études ; d'autant que, durant la même période, ma famille, au sens large du terme, a été la proie de déchirements, de turbulences, intenses, destructrices, enfiévrées. Elles n'étaient pourtant que le prélude de ce qui se manifesterait en 2004, et où de lourds secrets, aussi incroyables que dévastateurs, seraient révélés. Déjà toutefois, entre 1987 et 1989, les pièces de ce qui allait advenir moins d'une vingtaine d'années plus tard, se sont mises en place. Et nous ne savions pas qu'en fait, elle existait depuis le mariage entre mon père et ma mère.  

En ce qui me concernait, malgré tout, cette période lycéenne a été un véritable désastre. En 1989, j'ai abandonné définitivement mes études, et je n'ai plus su quel avenir se présenterait à moi. J'ai erré trois ans de petits boulots en opérations de chirurgie esthétique

Le plus souvent, j'étais seul et j'en souffrais. Un jour, voyant que je ne fréquentais aucune jeune femme de mon âge, mon père m'a demandé si je n'étais pas homosexuel. Le summum, je crois, a été atteint lorsque les copains de jeux de rôles que je fréquentais à l'époque « Bibliothèque Nationale », avaient tous plus ou moins régulièrement des petites amies. J'étais le seul de la bande qui était éternellement seul. Je ne disais rien lorsque certains se vantaient devant moi de leurs aventures d'un soir, de leurs rencontres amoureuses, qu'ils avaient enfin rencontré le grand amour pour quelques-uns. Plusieurs, je m'en souviens, étaient en couple ; ce qui ne les empêchaient pas d'aller voir ailleurs. Je savais que, parfois, ils sortaient en couple en boite de nuit, qu'ils se présentaient les uns aux autres de jeunes femmes de leurs relations. Que certains charmaient ces dernières, etc. Ces rumeurs arrivaient d'une manière ou d'une autre jusqu'à mes oreilles. Mais évidemment, je n'étais jamais convié à ce genre d'événement. Aucun d'eux, sachant à quel point je souffrais de mon célibat imposé, ne m'a aidé pour que je puisse me sentir comme eux. Pour profiter pleinement de cette jeunesse qui me glissait entre les doigts.

Car j'étais parfaitement conscient du fait que ces années étaient éphémères et ne reviendraient jamais. Je savais que la jeunesse, la beauté, l'amour, l'insouciance, passeraient très vite. Or, elles ne m'ont vu que pleurer, qu'être désespérées, triste, solitaire. Un jour, cette souffrance a été telle, ma a ce point aveuglée, que j'ai fini par me fâcher avec mon meilleur ami de l'époque – et encore aujourd'hui. A cause d'une fille sur laquelle chacun d'entre nous avait des vues. Je m'étais rendu compte de l'attirance réciproque qu'ils avaient l'un pour l'autre. Mais cette jeune femme m'attirait également. Et j'ai, un temps, essayé d'empêcher leur rapprochement, et leur amour de s'épanouir.

Cela n'a servi à rien, bien entendu. Ils ont fini par s'aimer. Et cet ami de jeux de rôles, s'est un temps éloigné de moi. Nous ne nous sommes retrouvés que quelques années plus tard, comme si nous nous étions quittés le jour précédent. Nous avions tourné la page de cette malheureuse histoire. Du reste, pendant cette ère apocalyptique sentimentalement pour moi, c'est l'un des seuls qui a toujours été présent. 

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