Questionnements
Dominique Capo
Comme je l'ai indiqué à plusieurs reprises depuis le début de ce récit, les jeux de rôles ont été, depuis mon adolescence, l'un des fils conducteur de mon existence. Je les ai fugitivement découverts alors que j'étais au collège. Je ne savais alors pas en quoi ils consistaient. Je n'imaginais pas qu'au cours des années et des décennies suivantes, ils allaient prendre une telle place dans ma vie.
A la même époque, j'étais fan des livres dont vous êtes les héros. Ils ont été déclinés sous de multiples formes. L'une de celles-ci a été un jeu de rôles intitulé « l'œil Noir ». Il y avait des livres rattachés à celui-ci. Il s'agissait des scénarios pour un ou plusieurs joueurs. Puis, il y avait les livres de règles, qui étaient vendus sous forme de coffrets. C'est ainsi que les jeux de rôles se sont fermement immiscés dans mon quotidien.
Il se trouve que l'un de mes camarades de classe avait des cousins qui, eux-mêmes, s'intéressaient à ce genre de divertissement. Il me les a présentés. Parallèlement, mon père travaillant au ministère de l'intérieur, m'avait un jour emmené dans une boutique implantée juste au bas de son bureau. Je crois que, comme lorsqu'il a ramené « le Sorcier de la Montagne de Feu » chez nous, il n'a pas songé sur quel chemin il me conduisait.
C'était une toute petite boutique. C'était aux alentours de 1987 – 1988 il me semble. Lorsque j'écris ces lignes, je me rends compte qu'il y a des années dans mon existence, qui sont beaucoup plus importantes que d'autres pour l'adolescent que j'ai été. La première fois que j'y ai pénétré, c'est comme s'il avait ouvert les portes d'un magasin de jouet à un gamin qui avait l'autorisation de s'y servir à volonté. Il y avait des jeux de rôles, des suppléments, des figurines, des livres de Fantasy, de Science-Fiction, des maquettes, etc., dans tous les coins.
Comme, à ce moment-là, je n'y connaissais encore rien dans ce domaine que je découvrais à peine, j'ai juste acheté une figurine de sorcier. C'était bien avant que la société « Games Workshop » ne s'établisse en France. J'ai aussi acheté un livre dont vous êtes le héros dérivé d'Advanced Donjons et Dragons. Contrairement à ceux que je détenais déjà, il n'était pas décomposé en paragraphes numérotés ; mais chaque page était un petit épisode de l'aventure, qui renvoyait à une autre page. Je dois toujours posséder ce livre, quelque part parmi l'ensemble des collections de livres dont vous êtes le héros que je garde précieusement sur mes étagères.
Quelques temps plus tard, je suis retourné, accompagné de ses nouveaux collègues de jeux de rôles, dans ce magasin. Et j'ai pris le temps de l'examiner plus en détails. J'ai aussi pris le temps d'ausculter en profondeur le choix qui s'y offrait. Car lorsque je m'y étais rendu avec mon père – et le reste de ma famille -, je n'avais pu y demeurer, hélas, qu'une poignée de minutes. Juste un instant de rêve fugitif et éphémère impossible à prolonger dans de telles conditions. Le jour où j'y suis retourné avec ces camarades, j'y ai acheté la première version – sous forme de boite – du jeu de rôles se déroulant dans l'univers de Lovecraft, et s'intitulant « l'Appel de Cthulhu ». Mes camarades me l'ont confiant, comprenant que j'étais le plus passionné de la bande. Une fois revenu chez moi, j'en ai étudié les règles, qui étaient assez simples et facilement assimilables ; comparées aux règles d'autres jeux de rôles que j'ai connus et décortiqué par la suite. Puis, ensemble, nous avons joué plusieurs parties.
Ah, j'oubliais ! C'est dans ce magasin que je me suis acheté mon premier magazine de jeux de rôles : « Casus Belli », auquel je me suis très vite abonné ensuite. Il révélait des articles sur les jeux de rôles édités. Il publiait des scénarios inédits. Il parlait de Fantastique, de Fantasy, et de Science-Fiction, que ce soit en matière de cinéma ou de Littérature. Il a guidé mes premiers pas sur tous ces sujets.
Un tournant supplémentaire a été lorsque j'ai lu deux petites annonces publiées dans ces pages à quelques mois d'intervalle. La première émanait d'un jeune homme d'à peu près mon âge vivant dans la même ville de banlieue parisienne que moi. Après quelques tergiversations dues à ma grande timidité et à mes complexes physiques, je l'ai contacté. Nous nous sommes rencontrés, et nous avons immédiatement sympathisé. Je me souviens que notre lieu de rendez-vous a été l'une des salles municipales réservées aux associations. Nous y avons joué à Warhammer, à l'aide de figurines de plastiques sur la seconde guerre mondiale – ce qui n'avait rien à voir avec le jeu Warhammer. Il m'a dit que, lui, était davantage attiré par les wargames que par les jeux de rôles. Il avait commencé à constituer une armée de nains qu'il peignait minutieusement, et que j'ai trouvée magnifique lorsqu'il me l'a montrée, un jour où je me suis rendu à son domicile. Mais, finalement, nous avons, ensemble, joué à Advanced Donjons et Dragons, dont je me suis rapidement acheté le « livre du joueur » et le « livre du maitre ». La première édition de ceux-ci avait été tout récemment traduite en français. Et je me suis immédiatement imposé en tant que « maitre du jeu », et lui, en tant qu'aventurier.
Comme, pour l'instant, nous ne connaissions personne d'autre intéressé par ce genre de loisir, nous avons œuvré ainsi deux ou trois mois. Jusqu'à ce que d'autres joueurs habitant la banlieue parisienne proche où nous étions, nous contactent. Car j'avais, à mon tour, passé une petite annonce dans le magazine « Casus Belli » à cet effet. Et que notre groupe s'agrandisse de deux à une demi-douzaine.
Deux ou trois de ces jeunes ont formé le noyau des joueurs avec lesquels je me suis investi immodérément dans cette activité entre 1992 et 1995 ; au cours de ma période « Bibliothèque Nationale ».
Je n'ai pas, pour autant, laissé de côté, mon premier groupe de joueurs né de ma rencontre avec mon camarade de lycée. Lui également s'est enrichi de nouveaux participants. Ceux avec lesquels j'avais acheté le jeu de rôles « l'Appel de Cthulhu », m'ont présentés des cousins à eux vaguement passionnés par cette sorte de rassemblement ludique. Ce sont avec ces derniers, d'ailleurs, que je m'y suis adonné plus tard dans le studio attenant au domicile de mes parents.
Ces jeunes adultes étaient des cas particuliers, comparés à ceux avec lesquels j'avais pris contact grâce au magazine Casus Belli. Ils étaient, ce qu'on appelait à l'époque parce que cette musique était très en vogue dans certains milieux, des « Hardos ». Ils s'habillaient exclusivement en noir. L'un d'eux avait les cheveux longs dressés sur la tête ; un autre était toujours vêtu de blouson de cuir avec des chaines, et ses poignets étaient serrés de bracelets cloutés. Ils étaient sympas, mais ce n'étaient pas le genre de personnes que je fréquentais habituellement. Et ma mère a été un peu inquiète de voir apparaitre de tels énergumènes au début parmi mes relations. Cette inquiétude s'est avérée très vite injustifiée, puisqu'ils m'ont accepté parmi eux tels que j'étais ; malgré mon handicap ou ma tâche de naissance ; malgré mes complexes et ma timidité. Tout comme les autres que j'avais connu par le biais de la petite annonce de Casus Belli d'ailleurs.
Très vite, nos parties de jeux de rôles se sont centrées chez l'un de ces nouveaux compagnons. Le Dimanche après-midi généralement ; comme ce sera le cas chez celui qui, depuis, est devenu mon meilleur ami et qui m'a fait découvrir le jeu de rôles « Vampire, la Mascarade ». Mais contrairement à ce dernier, issu d'une famille dans les « normes », ce précédent était totalement différent. J'arrivais chez lui aux alentours de 14h environs. Lui et ses copains venaient me chercher à la gare la plus proche de chez lui. Comme je le faisais lorsque lui et ses comparses venaient me rendre visite chez moi. Généralement, il n'avait pas encore mangé. Donc, nous profitions de cet interlude pour discuter, écouter un peu de musique « hard rock ». Puis, nous sortions un moment en ville. Et ce n'est qu'au retour, vers 16h, que nous jouions deux à trois heures. Alors que lorsqu'ils venaient au domicile de mes parents, ainsi que je l'ai indiqué précédemment, nos soirées duraient toute la nuit, jusqu'à l'aube. Ou, quand je rencontrais les membres du groupe issu des pages de Casus Belli, nous nous réunissions le samedi après-midi généralement.
Malgré tout, le groupe qui m'a le plus marqué au cours de ces années de fin de lycée ; avant le summum de l'époque « Bibliothèque Nationale » - s'est dévoilé à moi un peu plus tard. C'est une fois encore grâce à Casus Belli que je l'ai connu.
En fait, il s'agissait d'une association de joueurs de jeux de rôles qui tenait une assemblée hebdomadaire dans la maison des associations de la ville la plus proche de la mienne. Encore une fois, j'ai un peu hésité avant de la contacter. Ma timidité, mon handicap, le regard que je posais sur moi-même, m'a freiné. Puis, finalement, je me suis lancé : je me suis rendu à l'adresse de cette maison des associations. Les membres de cette association s'y réunissaient tous les vendredis soirs à partir de 21h. C'est ma mère qui m'y a conduit la première fois. Elle tenait à se renseigner sur le déroulement de ces réunions. Leur président nous a expliqué qu'elles duraient toute la nuit, jusque vers 5h du matin environs. Elle s'est assurée que quelqu'un puisse me ramener chez moi en voiture ; car il y avait tout de même deux à trois kilomètres de marche – voire davantage – pour rejoindre le pavillon où nous habitions alors. Et entre les deux lieux, c'était un dédale d'avenues, de ruelles, de places. La nuit, rentrer à pied, n'était pas très rassurant, bien qu'à l'époque, il y avait moins de danger dans les rues de la région parisienne qu'aujourd'hui. En outre, par la suite, il m'est arrivé plusieurs fois de rentrer chez mes parents à pied en les empruntant. J'avais fini par connaitre le chemin par cœur. Et si leur topographie n'a pas changé – je ne sais pas, je n'y suis jamais retourné -, je crois que je pourrais refaire le trajet les yeux fermés.
En tout état de cause, pour cette première occasion, j'ai été extrêmement intimidé. La plupart des jeunes gens de cette association étaient plus âgés que moi. Certains avaient bien que la vingtaine, alors que je ne devais avoir qu'aux alentours de seize ans. Je me rappelle que cette fois-là, ils ont joué à un jeu que je ne connaissais pas, et qui s'appelait « Civilization ». La partie s'est terminée vers 7 heures du matin, et c'est le président de cette association qui m'a raccompagné chez moi.
Je me suis aussitôt couché et ai dormi jusque vers midi. Ce n'était pas dans mes habitudes. Je découchais rarement. Je ne rentrais jamais à des heures aussi tardives. C'est mon père qui m'a réveillé vers midi. Il a estimé qu'il était tard, assez tard pour que je me décide enfin à sortir de mon lit. Tout d'abord, il a essayé de me secouer. Gentiment, puis, un peu plus brusquement. J'ai râlé, je n'ai pas voulu bougé. J'étais groggy de sommeil, de fatigue. En désespoir de cause, il s'est emparé du verre d'eau qui reposait sur ma table de chevet, et m'a déversé son contenu sur la figure.
Evidemment, j'ai immédiatement bondi hors de mon lit. J'ai été réveillé d'un seul coup. Et j'ai rejoint ma famille pour prendre part au déjeuner du midi.
A partir de ce jour-là, j'y suis retourné tous les vendredis soirs pendant environs deux ans. Vers la fin, j'ai proposé au premier compagnon de jeux de rôles que j'ai croisé grâce à Casus Belli, de m'accompagner. J'ai cependant eu, le plus souvent, pour principe, de ne pas mélanger entre eux les groupes que je fréquentais. A l'époque de la Bibliothèque Nationale, bien que j'aie participé à beaucoup plus de groupes de jeux de rôles qu'à ce moment-là, c'est une règle à laquelle j'ai rarement dérogée. Il y a eu quelques exceptions, bien entendu. Notamment lorsqu'après le départ de mes parents de la région parisienne, et que j'ai été seul dans leur grande maison vide en attendant qu'ils lui trouvent un acquéreur. Cette situation a durée presque deux ans, entre 1991 et 1992. C'est après cette période que mon père m'a fait emménager dans l'appartement du 19ème arrondissement. Une fois, j'y ai donc réuni toutes les personnes que je connaissais, et issues des différents milieux rolistiques auxquels j'étais affilié. C'était à l'occasion de mon anniversaire. La maison n'en n'est pas ressortie indemne, vu l'état de saleté qui en a résulté. J'étais jeune alors, insouciant et inconscient. Ce n'est pas la seule bêtise que j'ai faite lors de cette période, je dois bien l'avouer. J'y reviendrais peut-être une autre fois.
Les soirées du vendredi soir sont devenues, pour moi, un rendez-vous habituel. Je n'y étais pas très à l'aise ; d'une timidité excessive, presque maladive. Je n'osais pas converser avec les jeunes gens que je côtoyais. Ils m'impressionnaient, ils avaient davantage d'expérience que moi dans bien des domaines, y compris celui du jeu de rôles. Et puis, comme cela a été souvent le cas au cours de ma vie, j'étais en permanence tétanisé à l'idée qu'ils me jugent, qu'ils se moquent de moi, qu'ils me repoussent. Les effets de ma scolarité désastreuse au collège et au lycée me collaient encore profondément à la peau.
En fait, j'ai beaucoup observé. J'ai beaucoup appris. J'ai expérimenté beaucoup de jeux de rôles, de wargames, de jeux de plateau, etc. Il faut bien se rendre compte, qu'à ce moment-là, les jeux de rôles étaient en pleine expansion. Grace aux livres dont vous êtes le héros qui les avaient précédés d'un ou deux ans, ils étaient les nouveaux hobbies à la mode parmi les jeunes. Des jeux de rôles étaient édités à profusion, et touchaient à tous les univers possibles et imaginables. Toutes sortes de règles étaient expérimentées. Et très peu ont survécu à cette époque incroyable.
Quelques fois, malgré tout, j'ai demandé à être maitre du jeu. Ce qui m'a été accordé. Mais ces séances n'ont été éphémères, du fait de ma timidité. Je me sentais plus à l'aise avec les autres groupes de joueurs que je côtoyais. Même, si, parmi eux, j'étais plutôt introverti, que ne m'exprimais que peu, et que je ne participais que rarement aux autres activités qu'ils partageaient, j'étais un peu plus détendu parmi eux. Mais je ne me mettais jamais en avant. Cela n'a jamais été dans ma nature ; aujourd'hui encore, ça ne l'est pas. Toutefois, c'est moi qui, avec eux, présidait les séances de jeux de rôles. J'étais toujours le maitre du jeu. Ce qui m'a été utile pour apprendre les rouages des jeux de rôles. Ce qui m'a servi, plus tard, au cours de mes années « Bibliothèque Nationale », pour les séances que je présidais à l'appartement du 19ème arrondissement de Paris.
Un dernier aspect concernant les jeux de rôles, mais qui est en lien avec l'un des propos principaux de ce long texte de réflexions personnelles, c'est qu'ils ont stimulé mon imagination. Lecteur vorace, je me suis nourris de l'ensemble des récits, des romans, des biographies, etc., que j'ai lues. Evidemment, les biographies historiques, mes recherches à la Bibliothèque Nationale, mes études dans tous les domaines que j'ai décrits dans un chapitre précédent, ont accéléré et intensifié le processus. Mais l'essentiel avait déjà germé en moi depuis longtemps. Mes lectures d'enfant et d'adolescent ont grandement contribué à développer mon imagination. A tel point que nombre des scénarios que j'ai présidés ont été de totales improvisations. Ils ont, pour quelques-uns, forgé les bases de l'univers gothique, fantastique, de Fantasy, que j'ai élaboré par la suite. Aucun joueur ne s'en rendait compte, car je réussissais toujours à ce que ceux-ci soient cohérents, originaux, mouvementés, différents, complexes ; mais possédant un fil conducteur général qui parvenait à rassembler le tout. Je suis devenu assez doué en la matière. Et plus je m'y exerçais, plus cela me semblait facile, aisé.
Pourtant, les meilleures campagnes que j'ai écrites, c'est à la suite de mes recherches historiques, mythologiques, sur l'évolution des sociétés et des civilisations. En fait, au départ, c'est parce que je faisais des recherches pour une campagne de l'Appel de Cthulhu que je me suis lancé dans ce genre d'investigations. J'avais besoin de renseignements spécifiques sur la Mythologie Egyptienne, sur le Moyen-Age, etc., que j'ai commencé à creuser ces thèmes. J'ai construit ma campagne à partir de ces éléments. Pourtant, plus j'en découvrais, plus je lisais d'ouvrages, de revues, de textes, de récits, plus ils m'intéressaient. Plus ils m'ouvraient de nouvelles pistes, de nouveaux champs de possibilités. Plus j'étais avide de découvrir, d'apprendre. Plus de nouvelles idées, de nouvelles histoires, de nouveaux concepts, de nouveaux univers, se sont imposés à mon esprit. Et ceci ne s'est pas arrêté depuis. Une fois que ce mouvement intellectuel qui s'est accaparé mon âme, s'est mis en branle, il ne s'est jamais plus stoppé. Il a été le moteur de ma vie à partir de ce moment-là. Je n'en n'étais jamais rassasié. C'est pour cette raison que, comme je l'ai expliqué dans un autre chapitre, il m'est arrivé de lire jusqu'à trois ou quatre livres en même temps, en fonction des lieux où je me trouvais.