Questionnements

Dominique Capo

Moi, toujours moi, rien que moi, tel qu'en moi même...

Je n'ai, pour ma part, comme je l'explique depuis le début de ce texte, eu la chance d'avoir un chemin balisé de manière aussi claire. Contrairement à ma sœur, du fait de mon handicap, de mon orientation professionnelle désastreuse, il m'a fallu longtemps avant de trouver ma vocation. Ces difficultés – ce fardeau, devrai-je dire - m'ont contraintes à me replier sur moi-même. C'était une question de survie. A la différence des membres de ma famille, ou de quelque personne « normalement constituée », je n'ai pu me construire de manière ordinaire, commune.

Et pourtant, j'aurai tellement aimé. La vie m'aurait moins épuisée. Je ne serai pas meurtri, couturé de cicatrices intérieures qui, même si elles ne sont pas visibles, ont été de véritables tortures tout le long de mon existence. Des instants, des faits, des situations, des regards, des jugements, qui m'ont maintes fois brisé, humiliés, mis plus bas que terre. Qui ont fait peser sur moi une solitude, une peur, un sentiment d'abandon et de désespoir, dont je ne suis jamais sorti indemne. Et bien que tout cela est loin maintenant – en tout cas, pour l'essentiel -, les dégâts sont irréparables. Si je suis sujet à de tels manques de confiance en moi, si j'ai des crises d'angoisses répétées, si je n'ose que rarement sortir de mon domicile pour me confronter au monde extérieur à l'heure actuelle, c'est parce que suis en permanence empli de tout cela, et de bien d'autres choses encore.

Ma sœur a été soutenue par ma mère. Ma mère, certes, a toujours été là en ce qui concerne mon handicap ou ma maladie. Elle a été présente pour me motiver à surmonter les épreuves de l'existence auxquelles j'ai été confrontée jusqu'à présent. D'un autre côté, depuis 1991 et que j'ai décidé de demeurer en région parisienne afin de suivre ma propre voie, tandis mes parents déménageaient pour la Sarthe, un vide s'est créé en moi. Certes, il s'agissait de ma décision. Encore une fois, les jeux de rôles, et le fait qu'ils aient pris tant de place dans mon univers, y ont été pour beaucoup, je ne le nie pas. En même temps, je me suis retrouvé seul, livré à moi-même, sans garde-fou.

Mais, à partir de ce moment-là, j'ai eu le profond sentiment que le regard de mes proches avait changé sur moi. Certes, à cette époque, j'ai fait un certain nombre d'erreurs qui se sont gravées au fer rouge dans la mémoire de mes parents. Par exemple, désemparé d'être éternellement célibataire face aux amis et copains divers et variés que j'avais à cette époque, j'ai énormément utilisé le minitel et les sites de rencontres qui y pullulaient. Il faut se souvenir que, lors de cette période, les connexions au minitel – et encore plus aux sites de rencontres qui y existaient – étaient très chères. Je vivais seul dans la maison vide de mes parents. A part ma chambre et mes affaires personnelles, rien n'y subsistait. Je n'avais pas d'emploi à cette époque, qui plus est. Durant environ quatre mois, j'ai donc passé toutes mes journées à arpenter ces sites, à discuter avec des jeunes femmes aux quatre coins de la France, afin de trouver, enfin, l'âme sœur à laquelle j'aspirais tant.

Pour mes 18 ans, mes grands-parents m'avaient fait don d'une somme importante. Mois après mois, année après année, ils avaient mis une certaine somme qui m'était destinée sur un livret A. En euros d'aujourd'hui, je pense que cela représentait environ 10 000 euros. Ils ont eu le même geste envers ma sœur, ainsi que, plus tard, envers mon frère cadet.

La quasi-totalité de cette somme a été engloutie en paiement de factures minitel. Pire encore, le minitel étant branché sur la ligne téléphonique, celle-ci était en permanence occupée. Et lorsque mes parents essayaient de me joindre afin de prendre de mes nouvelles, ils n'y parvenaient jamais. Plus d'une fois, ils m'ont réprimandé en me demandant ce que je faisais avec le téléphone. Evidemment, de peur qu'ils ne découvrent la vérité, je leur ai dissimulé la vérité. Ce qui ne les a pas empêchés de la découvrir lorsque mon Livret A s'est retrouvé pratiquement vide.

Toutefois, cette expérience malheureuse m'a permis de rencontrer deux jeunes femmes. La première, je m'en rappelle, habitait en Provence. Après avoir correspondu avec elle par minitel, puis, par téléphone, j'ai fait le voyage jusqu'à elle. Je ne l'avais jamais vue. Je l'avais mise en garde sur mon physique désavantageux. Mes complexes sur ce point n'étaient pas encore aussi vifs et destructeurs qu'ils l'ont été par la suite. Mais ils étaient latents. A ma décharge, je dirais que celle qui avait enflammé mes sentiments au lycée était encore présente en moi. D'un autre côté, peu de temps auparavant, j'étais tombé amoureux de la compagne d'un ami de ma sœur. Celle-ci l'avait côtoyé lorsqu'elle se rendait au club hippique situé non loin de notre pavillon de la région parisienne ; Et le hasard a fait que je me sois lié d'amitié avec lui après qu'elle ait suivi mes parents en Sarthe. Et je l'ai revu, sa compagne également forcément. Nous avons même fait quelques parties de jeux de rôles ensemble.   

Sa compagne était mignonne, gentille, douce, affectueuse. Il ne m'a pas fallu longtemps pour que je m'en amourache. Evidemment, je savais pertinemment qu'il s'agissait d'un amour impossible. Cela faisait plusieurs années qu'elle était en couple avec ce jeune homme. Et puis, même si elle avait été célibataire, j'étais parfaitement conscient que jamais elle ne me remarquerait ou serait éventuellement attirée par moi. Comme pour cette jeune femme au lycée, je me considérais comme un monstre, quelqu'un d'insignifiant, de misérable, d'inintéressant, sans charmes et sans attraits. Un jour, malgré tout, j'ai pris sur moi de lui déclarer ma flamme. Je lui ai écrit une longue lettre. Je n'ai pourtant pas osé la lui envoyer par la poste. Je craignais que son compagnon ne soit mis au courant de mon penchant pour elle. J'avais peur que cela ne suscite des dissensions entre eux. D'autant qu'elle vivait toujours chez ses parents. Or, si c'était l'un d'eux qui récupérait ma missive dans leur boite aux lettres, j'étais effrayé qu'ils ne lui posent des questions et qu'ils en informent son petit-ami.

Or, bien qu'ayant des sentiments pour elle, s'il y a une chose que je ne désirais pas, c'est bouleverser sa vie. Mon seul désir – comme quelques années plus tôt avec cette lycéenne qui m'avait tant subjuguée -, c'était simplement lui révéler ce que je ressentais pour elle. Le reste, de toute manière, je n'étais pas maitre de la situation. Et je savais que celle-ci était plus source de souffrance, de crainte, de blessures, de solitude, que d'autre chose. Alors, pourquoi se battre contre des moulins à vents, contre des chimères.

Je détenais son numéro de téléphone. Un jour, n'y tenant plus, je l'ai contactée. Il n'y avait aucune raison particulière, lui ai-je expliqué ; c'était juste pour prendre de ses nouvelles. Puis, sur un coup de tête, sans réfléchir, sentant une tension insurmontable monter en moi au fur et à mesure de la conversation, une souffrance qui me submergeait, je lui ai avoué que je lui avais rédigé une lettre. « Mais, m'a-t-elle répondu, je ne l'ai pas reçue. ». « En effet, lui ai-je rétorqué, je la tiens entre mes mains. Je vais te la lire. ».

Ce que je me suis empressé de faire, la boule au ventre, de la sueur dégoulinant du front, la voix tremblante. Evidemment, il ne lui a pas fallu longtemps pour comprendre de quoi il retournait. Elle m'a dit qu'elle était touchée par ma déclaration, qu'elle était honorée même. Mais que son cœur était pris depuis longtemps, et que je n'avais rien à attendre d'elle, sinon son amitié. C'était la réponse que je supposais qu'elle me ferait. Elle n'aurait pu être différente. Je le savais au fond de mon âme et de mon cœur depuis le début. Je lui ai expliqué que je comprenais, et que cela ne changeait rien concernant notre amitié. J'étais déçu, c'est certain, mais aussi soulagé d'avoir pu vider mon sac. Quand j'y repense aujourd'hui, je me demande si ce n'est pas cet événement qui m'a précipité dans les bras du minitel, et les ennuis financiers momentanés qui en ont découlé.    

Car, dans la foulée, elle m'a invité, avec d'autres amis à elle, à son anniversaire chez elle. Il y aurait son compagnon, évidemment. Le premier ami de jeux de rôles que j'ai connu par l'intermédiaire du magazine Casus Belli aussi. Puisque c'est lui que je fréquentais le plus régulièrement à l'époque. Nous effectuions des séances en solitaire – lui en tant que joueur unique, et moi en tant que maitre du jeu -, plusieurs fois par semaine. Il s'était joint à mon groupe de « hardos » avec cette jeune femme et son petit ami, pour une ou deux séances de jeux de rôles, dans le pavillon vide de mes parents. Il m'avait accompagné au club de jeux de rôles installé dans la maison des associations de la ville adjacente, une fois. Il m'avait initié aux wargames « Warhammer ». Bref, nous nous voyions souvent.

Cette soirée d'anniversaire a été l'une des pires de ma vie. Et pourtant, j'ai connu quelques soirées d'anniversaires mornes ou désastreuses. Il faut savoir que, depuis que je suis jeune, je n'ai jamais bu une goutte d'alcool. Un : parce que ce n'est pas dans mes habitudes. Mon père ayant été un peu porté sur la bouteille, même si ce n'était pas un alcoolique avéré, loin de là, c'est un aspect qui, dès ma plus tendre enfance, a fait effet de répulsif. Malgré tout, une bouteille de whisky pouvait lui faire entre deux ou trois jours, à force d'apéritifs répétés. Et il était d'autant plus colérique, énervé, lorsqu'il avait vidé ses verres. Comme je l'ai déjà expliqué, durant mon enfance, ces colères m'ont toujours particulièrement impressionné et tétanisé. Ils sont restés gravés dans ma mémoire jusqu'en 2004, et je me sentais démuni, impuissant, incapable de m'exprimer, face à elles.

Je n'ai jamais fumé, ni cigarettes ni autre chose, pour la même raison. En effet, mon père était également un grand fumeur : entre un paquet et demi et deux paquets par jour. D'ailleurs, il y a deux ans, c'est ce qui a fini par le tuer. Cela m'a dissuadé de suivre un chemin semblable, malgré que nombreux de mes amis ou connaissances fumaient. Un jour, je me rappelle aussi, alors que j'avais une douzaine d'années, mon père a tenté de m'initier à son addiction aux cigarettes. J'ai trouvé cela infect. Et jamais je n'ai été tenté de renouveler l'expérience. Pareil en ce qui concerne l'alcool. Si il y a un point où je j'ai déçu, parmi tant d'autres, c'est le fait que je ne boive jamais d'apéritif au cours de nos réunions de famille, ou de vin à table. Pour les raisons que j'ai évoquées quelques lignes plus haut. Mais également, et surtout, parce que je détestais le gout de l'alcool – et quelle que soit la boisson concernée – dans ma bouche. Ni vin, ni bière, ni cocktails, ni champagne. Au grand désespoir de mon père, j'y étais indéfectiblement réfractaire.    

Or, et c'est là où je veux en venir, le soir de cet anniversaire, c'est l'unique fois où je me suis saoulé de ma vie. J'ai ingurgité autant d'alcool que je le pouvais, perdu et malheureux que j'étais. A chaque fois que je voyais cette jeune femme, c'était comme si des lames de rasoir me déchiraient le cœur et l'âme. Je la trouvais si attirante, si mignonne, si gentille. Et moi, je souffrais en silence, je pleurais intérieurement toutes les larmes de mon corps. Si j'avais pu, je me serais défoncé la tête contre un mur afin de l'en en faire sortir. Afin que la faire disparaitre de ma conscience. C'était insupportable. J'étais maudit, quelqu'un de haïssable en ce qui concernait les sentiments amoureux qu'il pouvait avoir à l'égard d'une jeune femme qui lui plaisait. Mon calvaire se renouvelait, encore et encore, à l'infini.

On m'a ensuite rapporté que j'avais vomi devant la porte de chez ses parents, avant que quelqu'un ne me raccompagne chez moi. Il est évident, et je le comprends, que j'avais fait mauvaise impression durant toute la soirée. Je me suis couché, chez moi, et me suis réveillé l'après-midi suivant, avec une gueule de bois carabinée. Evidemment, cette jeune femme n'a plus jamais voulu me revoir par la suite. Ce qui est naturel, il faut l'admettre. Mais le pire, je crois, c'est que mon compagnon de jeux de rôles principal, m'a, plusieurs semaines après, dévoilé des faits qui n'ont fait qu'attiser mon désespoir et ma souffrance.

Il avait sympathisé, à son tour, avec ce couple. Et ils étaient, depuis, sortis en plusieurs occasions en boite de nuit. Je n'étais pas au courant. Tout ceci se déroulais sans que je n'en soit informé. Ou invité. A l'époque, j'ai considéré cela comme un autre coup de poignard de la part des gens qui m'étaient les plus proches. Je réalise, aujourd'hui, que, vu mon comportement au cours de cette soirée, ils ne souhaitaient certainement pas ma compagnie. Mais, sur l'instant, aveuglé par ma peine, ma déception, mes blessures non cicatrisées, je ne le voyais pas ainsi. J'étais profondément affecté, seul, désespéré, comme je le serai encore souvent et longtemps au cours des années suivantes ; même si les circonstances seraient différentes.

Or, ne voilà-t-il pas qu'il m'explique qu'en fait, cette jeune femme est une allumeuse. En fait, celle-ci n'hésite pas à tromper allégrement son compagnon dès qu'il a le dos tourné. Qu'elle s'est ri de mes sentiments pour elle devant lui, en déclarant qu'elle ne voudrait jamais d'un handicapé comme moi. Qu'elle trouvait ma manière de lui avouer ce que je ressentais pour elle, ridicule. Il m'a aussi déclaré qu'il avait eu une aventure avec elle, et qu'elle était « très chaude », pour reprendre ses termes exacts.

Cet aveu a encore accentué mon désespoir, ma tristesse et ma souffrance. Quiconque n'en avait cure. J'étais seul, sans emploi, perdu, humilié, abandonné, avec aucun repaire auquel me raccrocher. Mes parents étaient loin. De fait, pendant les quatre mois suivants, je ne me suis lavé qu'épisodiquement, je ne me suis rasé qu'une fois par semaine environ. J'ai passé la plupart de mon temps en pyjama, ne me levant que pour me précipiter sur le minitel. Je ne m'endormais que vers deux ou trois heures du matin, exténué d'avoir été devant son écran durant près de quatorze heures. Assommé de douleur, condamné au célibat à cause de mon physique, de ma fragilité, de mon incapacité chronique à trouver le moyen de montrer que je valais quelque chose, j'ai commencé à m'enfoncer. Cet enfer qui avait débuté au lycée, n'a fait que s'accentuer jusqu'à prendre des proportions démesurées, cataclysmiques, au fil des années suivantes.

Dans mon malheur, donc, au prix de sommes folles dépensées en minitel et en téléphone, j'ai été amené à croiser deux jeunes femmes par cet intermédiaire. La première donc, habitait en Provence. Un jour, j'ai pris le train pour aller la rencontrer dans sa région. Pour l'occasion, j'ai fait en sorte de reprendre forme humaine. Lavé, rasé, habillé élégamment pour l'occasion, je suis descendu du train. Au début, je ne l'ai pas vu, et j'ai cru que l'on m'avait posé un lapin. J'ai aussi cru qu'en me voyant, avec mes restes de tache de vin, avec mes cicatrices, avec mon handicap, elle ne s'était pas manifesté et avait fui. Non, finalement, au bout d'une ou deux minutes d'angoisse, je l'ai distinguée à travers la foule. Et là, quelle n'a pas été ma surprise. La vingtaine, grande, élancée, blonde, des formes épanouies. Belle, désirable, sensuelle, pleine de charme, je me suis demandé « Mais comment une jeune femme d'une telle beauté peux avoir besoin du minitel pour se trouver un petit ami ? » Et aussitôt ensuite : « Je n'ai aucune chance, je ne vais pas lui plaire. »

En fait, ce n'est pas trop à elle que je n'ai pas plu. Si elle avait été seule, je pense qu'elle m'aurait peut-être donné ma chance. Je dis bien : peut-être. Elle m'a conduit jusque chez elle. Jusque chez ses parents, plutôt, puisqu'elle logeait toujours chez eux. Elle était encore étudiante, cela ne pouvait que se comprendre. Des jeunes femmes comme celles-ci, j'en ai croisé quelques-unes au cours de mon existence. Exceptionnellement, c'est vrai, mais c'est arrivé. C'est ce genre de jeune femme que l'on ne rencontre que dans les magazines, qui sont – en tout cas à mes yeux – destinées à devenir des tops model, des starlettes. Des divinités faites femmes sur lesquelles les hommes fantasment, et qui, pour les plus chanceux et les plus fortunés d'entre eux, parviennent à les mettre dans leur lit en les comblant de présents ou de promesse de bonheur. Et qui, parce qu'ils savent qu'ils sont avantagés, les jettent après avoir profité de leurs charmes, avant de répéter leur numéro avec une autre.

Bref, en tout cas, j'ai logé chez elle et ses parents la nuit suivante. J'ai mangé en compagnie de cette petite famille. J'ai été gentil, poli, consciencieux. Je n'ai eu que peu de moments de libre avec elle. Apparemment, c'était le père qui avait suggéré à sa fille de s'inscrire sur un site de rencontre par minitel, afin qu'elle y croise son futur mari. J'ai été informé que celui-ci était sicilien, et que c'était en vue de la marier, que cette démarche avait été effectuée. J'ai tenté de lui faire comprendre que je ferai tout ce que je pourrai afin de rendre sa fille heureuse. Evidemment, il m'a posé de nombreuses questions sur ma profession – j'ai un peu menti à ce sujet -, sur ma famille, sur ma respectabilité, etc. Et, au final, le lendemain matin, après avoir dormi dans le lit de cette jeune femme alors que cette dernière avait couché sur le canapé du salon, elle m'a expliqué que je n'entrais pas dans les critères recherchés.

Peiné, blessé, humilié, je suis rentré à Paris dans la journée. Et aussitôt après avoir rejoint le pavillon vide de mes parents, j'ai bondi sur le minitel. Et je me suis remis en quête de l'amour.

La seconde jeune fille que j'ai rencontrée par cette méthode est un cas un peu différent. Grace au même procédé, nous sommes entrés en contact. Nous nous sommes téléphonés deux à trois jours, avant que je ne fasse le déplacement jusqu'à elle en Normandie. Lorsque je suis descendu du train, celle-ci s'est jeté à mon cou, et a posé ses lèvres sur les miennes, tandis que je me demandais ce qu'il se passait. Je lui avais fait part, à elle aussi, de mon handicap, de ma tâche de naissance et de mes cicatrices. Mais, visiblement, ces inconvénients ne la rebutaient pas. Nous nous sommes rendus dans la petite ville où j'avais débarqué, main dans la main. Toute heureuse, et le courant passant parfaitement entre elle et moi, nous avons discuté autour d'un café. Jusqu'à l'instant où elle m'a expliqué qu'elle devait aller aux toilettes et qu'elle a disparu sans laisser de traces. Je me suis retrouvé seul, avec mon bagage, perdu dans une ville inconnue, ne sachant que faire, et ne comprenant pas sa réaction.

A l'époque, les téléphones portables n'existaient pas. J'ai demandé au cafetier l'autorisation de téléphoner ; Heureusement, j'avais son numéro sur moi. J'ai appelé chez elle, une fois, deux. Jusqu'à une dizaine de fois en moins d'une heure, avant qu'elle ne finisse par me répondre, en larmes. Je l'ai questionné. Elle m'a dit que ce n'était pas de ma faute, mais qu'elle me rejoignait très vite.

Je l'ai attendu une bonne demi-heure. Elle a fini par apparaitre. Elle était accompagnée de sa mère. Nous avons fait le tour du marché de cette petite ville. Elle s'est excusée, en larmes. « Mais, m'a-t-elle avouée, elle a eu peur. En effet, elle n'avait pas tenu informé son père de mon arrivée. Elle avait été terrorisée par sa réaction si elle lui avait dit qu'elle avait rencontré quelqu'un par minitel. De plus, contrairement à ce qu'elle m'avait expliqué au cours de nos conversations téléphoniques, elle n'avait pas 18 ans, mais à peine 15 ans. ». Elle m'a aussi relaté que les choses s'étaient arrangées, et qu'elle avait informé son père de ma venue, et qu'il avait accepté ma présence.

Que dire des deux weekends qui ont suivi ? Malgré notre différence d'age – je devais avoir 21 ans il me semble -, l'osmose entre elle et moi a été parfaite. Pour la première fois de ma vie, une jeune femme qui m'attirait, qui me plaisait, à laquelle j'ouvrais mon cœur, en avait fait de même à mon égard. Un soir, au retour d'une soirée non loin de chez elle, nous avons même failli faire l'amour. Mais elle a refusé, non pas parce qu'elle ne le désirait pas. Mais uniquement parce que la chambre de ses parents était à proximité, et qu'elle avait peur de se faire surprendre. Mais il s'en est fallu de peu. Nous avons aussi commencé à faire des projets. J'étais prête à l'accueillir chez moi à Paris prochainement, si notre amour naissant devenait de plus en plus fort au fil des semaines suivantes.

Le seul hic, une fois encore, s'est avéré être son père. A la différence de la précédente, il m'est vite apparu que tous les membres de sa famille, y compris elle, avaient peur de lui. Ils me l'ont décrit comme quelqu'un d'autoritaire, de violent, d'alcoolique. Celui-ci ne voyait pas d'un bon œil ma relation naissante avec sa fille. Mon handicap, pour lui, était quelque chose dont il ne voulait pas, de plus. Bien que sa fille semblât amoureuse de moi, et moi d'elle, avec de plus en plus de passion d'ailleurs au fil des jours, il a exigé d'elle qu'elle mette un terme à notre relation. C'est donc contraint et forcée, en larmes, qu'à la fin de mon deuxième séjour chez elle, tout s'est brisé. Elle m'en a expliqué les raisons. J'ai essayé de la rassurer en lui disant que je pouvais aller voir son père. Que je pouvais lui expliquer que j'étais un jeune homme sérieux, que mes intentions étaient honorables, que mes sentiments pour elle étaient sincères. Elle n'a pas voulu que j'entreprenne cette démarche. Elle a même été terrorisée parce que, m'a-t-elle avoué « sitôt que j'aurai le dos tourné, il s'en prendrait à elle, il la « tabasserait ». Ainsi que sa propre mère et son petit frère, auxquels je m'étais attaché, et qui s'étaient attachés à moi. ».

Sur le quai de la gare, c'est le cœur gros de tristesse, de rêve brisé, que je suis retourné à ma solitude. Elle m'a promis que lorsqu'elle aurait 18 ans et qu'elle serait majeure, nous pourrions nous revoir et reprendre notre relation là où nous l'avions laissé. Bien sûr, c'était une chimère, puisque quelques mois plus tard, elle a rencontré un autre jeune homme davantage de son âge, et apparemment plus en phase avec les attentes de son père. Malgré tout, au cours des années suivantes, de temps en temps, nous avons continué à prendre des nouvelles l'un de l'autre. Elle me téléphonait une fois tous les six mois environs. Elle me demandait comment j'allais, elle me racontait comment sa vie se déroulait, et notamment amoureusement. La dernière fois qu'elle m'a téléphoné, elle était enceinte de son petit ami du moment, et moi, je rentrais une fois de plus en clinique, afin d'y subir une nouvelle opération de chirurgie esthétique.

 

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